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Le cuju, ou quand le foot s’invente des origines chinoises

Par Eric Carpentier
Le cuju, ou quand le foot s’invente des origines chinoises

La FIFA a officiellement reconnu le cuju comme le premier ancêtre du football. De son côté, la Chine ouvre des musées sur le sujet et se glorifie de son passé de terre de foot. Une certaine lecture historique qui cache des intérêts bien actuels.

« Une étude au fil des siècles révèle l’existence d’un minimum de six jeux différents, avec divers degrés de variations, qui permettent de retracer le développement historique du football. Dans certains cas, le lien peut être discutable. Toujours est-il que cela fait des milliers d’années que les gens apprécient de taper du pied dans un ballon. » Le degré d’exigence scientifique du très officiel FIFA.com peut prêter à discussion. Il n’empêche, l’institution internationale affirme, quelques lignes plus loin et sans hésitation, que « la forme la plus primitive du jeu dont l’existence a pu être prouvée scientifiquement est un exercice décrit dans un manuel militaire chinois datant du deuxième ou troisième siècle av. J.-C. Cet ancêtre du football contemporain date de la dynastie des Han et a pour nom le Tsu’ Chu. »

Le portail de la maison-mère prend ainsi la suite de son ex-patron, Sepp Blatter, déclarant un soir de juillet 2006 que « le football est originaire de Chine.(…)Le football est non seulement votre orgueil, la fierté du peuple chinois, mais aussi la fierté du monde, des fans du football et de la Coupe du monde. » Amen, la paternité du football est révélée : il s’agit du cuju chinois. Et pourtant, aujourd’hui, moins de 0,01 % de la population chinoise est licenciée, aucun vrai bon joueur n’a jamais été produit par le pays, qui se retrouve obligé de dépenser des sommes folles pour tenter de développer son football. Alors, un ballon aux yeux bridés, vérité historique ou assertion purement commerciale ?

Taper dans le ballon avec les pieds

Cuju – prononcer tsudju – signifie littéralement « taper dans le ballon avec les pieds » : Cu pour « coup de pied » , Ju pour la « balle de cuir fourrée de plumes » . Le jeu consistait à envoyer, avec les pieds donc, la balle dans des buts, en fait des ouvertures d’une trentaine de centimètres situées quelques mètres au-dessus du sol et fixées à de longues tiges de bambou. Il pouvait se jouer seul, en équipes s’affrontant chacune d’un côté des « buts » , voire, plus rarement, les deux équipes sur un même terrain se disputant l’accès à l’unique cible. Les scores se faisaient soit en points marqués, soit en points déduits lorsqu’un joueur commettait une erreur, par exemple faire tomber la balle au sol. Voilà pour une trame qui rappelle, un peu, le football que l’on connaît.

Si les origines du cuju, au sein de l’empire chinois, sont vagues, il est admis qu’il était d’abord un exercice d’entretien physique pratiqué par l’armée. Né quelque part pendant la période des Printemps et des Automnes et celle des Royaumes combattants, le cuju est joué à la cour impériale sous la dynastie Han, et connaît son apogée avec les dynasties Tang, puis Song. Mis bout à bout, cela représente une période allant du VIIIe siècle avant J.C. au XIIIe siècle après J.C. Pas une mode éphémère, donc. Pour autant, au mitan du XXe siècle, le jeu disparaît complètement. Il n’est plus aujourd’hui que le sujet de colloques d’historiens locaux, ainsi le Forum des origines du football, à Zibo en juin 2004. À cette occasion, les mémoires se sont accordé pour situer l’origine du cuju à Linzi, alors capitale de l’État de Qi. Là où le Musée national du football a opportunément ouvert ses portes.

« C’est une ânerie, permettez-moi l’expression ! »

Le musée de Linzi, Paul Dietschy l’a visité. Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté, auteur du livre Histoire du football et référence française en la matière, Paul Dietschy est sceptique quant à la question de savoir si le cuju peut être considéré comme l’ancêtre du football : « Ce n’est pas un jeu de contact. Les joueurs sont séparés par des panneaux par lesquels ils doivent faire passer la balle, c’est plus un jeu d’adresse qui ressemblerait un peu au volleyball, à la limite. Le cuju présente une forme plus proche du tlachtli, le jeu des Aztèques, que du football. » Le cuju chinois, le tlachtli des Aztèques ou encore le pok-ta-pok maya, autant de jeux de balle qui n’ont pas forcément à voir avec le foot. « Ça me semble particulièrement spécieux de dire que le cuju est à l’origine du football, embraye l’historien. La question du contact, de la violence physique est au cœur du football. Le football est né de jeux brutaux qu’on essaie de policer pour réduire la violence. Alors oui, il y a des éléments techniques qu’on retrouve dans le football, mais ce sont des éléments séparés, qui ne rendent pas compte de la logique générale du jeu. En fait, la filiation me semble assez fantaisiste ! »

La thèse selon laquelle l’observation du jeu par des colons britanniques ou par des marchands, lors d’expéditions sur la route de la soie, a conduit à l’introduction du jeu de balle en Grande-Bretagne est pourtant avancée. Tient-elle la route ? Non, répond Paul Dietschy,qui la balaye d’un revers de la main : « Pour moi, c’est une ânerie, permettez-moi l’expression ! À vrai dire, c’est une chose qu’on retrouve souvent. Il y a un article dans l’encyclopédie Treccani, la grande encyclopédie italienne, consacré au calcio florentino qui serait à l’origine du football. On nous dit que, quand il s’est éteint au XVIIe siècle, les dernières parties ont été vues par des touristes anglais, qui auraient rapporté le jeu en Angleterre. Il y a toujours cette idée que les Anglais auraient volé le jeu aux autres. Non. Les premières formes de football, on en trouve des mentions dès le XIIIe, XIVe siècle en Angleterre. Et puis, des jeux de balle, on en trouve un peu partout. Donc à ce moment-là, on pourrait dire que Cortès et les Espagnols qui ont envahi le Mexique ont participé à des parties de tlachtli, et que le goût des Espagnols pour le football serait lié à ça ! » Alors, à moins de considérer que l’Europe n’a fait que se retrouver prise entre les feux de jeux venus d’Asie et d’Amérique, une question se pose : mais pourquoi la Chine tient-elle absolument à se voir reconnaître la paternité du football ?

Superpuissance du foot et réinterprétation historique

Il faut regarder du côté de l’orientation impulsée par les gouvernants chinois pour trouver un début de réponse. En avril 2016, le président Xi Jinping a dévoilé un plan en 50 points pour faire de la Chine une puissance de football capable d’emporter la Coupe du monde à l’horizon 2050. Il y est question d’investissements massifs dans le foot professionnel, de transferts de compétences depuis l’Europe, et de construction à grande échelle de centres de formation. Mais, pour légitimer cette stratégie, il faut lui trouver des bases historiques. « Ce qui me semble intéressant, c’est tout le discours de réinvention de la tradition, la volonté de faire de la Chine un berceau du football, analyse Paul Dietschy. Ça va de pair évidemment avec deux choses : d’une part une folie de la construction de musées pour reconstituer une tradition, dans ce qu’on appelle le néo-confucianisme du régime, d’autre part le plan du président Xi Jinping. » Une réinvention qui peut passer par un appel à la FIFA, jamais la dernière lorsqu’il s’agit de rendre service. Surtout si cela va dans le sens de ses intérêts.

Quand un officiel chinois déclare que la FIFA recevra un jour « une offre qu’elle ne pourra pas refuser » pour organiser la Coupe du monde, les oreilles se tendent du côté de Zurich. Sepp Blatter se fend d’un petit voyage à Linzi, l’organisation décerne un diplôme officiel de « berceau de la forme la plus ancienne de football » , et tout le monde y trouve son compte. Au Musée national du football, un portrait de Blatter accueille les visiteurs, avec sa tirade selon laquelle « le football est originaire de Chine » . Quelque chose qui fait sourire Paul Dietschy : « Le musée est très intéressant, mais parfois un peu approximatif. Alors des cautions sont mobilisées, l’une d’elles étant évidemment Sepp Blatter. » Et l’historien de conclure : « Bon, ce n’est pas la meilleure caution scientifique, ni la meilleure caution morale ! » Ce qui pose l’ultime question : que pèsent la morale et la vérité historique face à des valises de yuans ? Vous avez trois heures.

Par Eric Carpentier

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