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« Le Chili s’est réveillé »

Propos recueillis par Arthur Jeanne
10 minutes
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Alors que le Chili est secoué depuis plus d'une semaine par une importante contestation sociale, les footballeurs ne restent pas en marge de la crise. L'international chilien Braulio Leal, qui évolue au Deportivo Magallanes, et Nico Maturana, l'ancien meneur de jeu de Colo-Colo qui joue désormais à la U de Concepcion, sont même descendus dans la rue pour participer aux manifestations. Ils expliquent pourquoi.

Comment s’est déclenchée cette crise, qui a commencé le 18 octobre dernier ?Braulio Leal : C’est une explosion sociale, le résultat d’un mécontentement accumulé depuis des années. La raison ponctuelle est la hausse des tarifs du transport public et la réaction stupide d’un ministre aux premières protestations. Le ministre de l’Économie, Fontaine, a appelé les gens à se lever plus tôt pour prendre le métro, et ainsi payer moins cher (à Santiago, le métro est plus cher en heure de pointe qu’aux autres horaires, N.D.L.R.). Mais, plus globalement, l’inégalité de notre société a engendré cette explosion, les richesses sont très mal réparties, les gens en ont marre de l’inégalité brutale qui existe dans ce pays.

Vivre au Chili est compliqué, le métro de Santiago est quatre fois plus cher que celui de Buenos Aires, il est à peine moins cher que celui de New York… Mais comment tu peux comparer New York et Santiago économiquement ? L’augmentation du prix des transports en commun a tout fait péter.

Ils ont été protester, montrer leur malaise aux autorités. Ce sont des années d’injustice envers le peuple qui resurgissent.
Nico Maturana : Vivre au Chili est compliqué, le métro de Santiago est quatre fois plus cher que celui de Buenos Aires, il est à peine moins cher que celui de New York… Mais comment tu peux comparer New York et Santiago économiquement ? L’augmentation du prix des transports en commun a tout fait péter. Le président du Sénat gagne 30 millions de pesos (40000 euros environ, N.D.L.R.) pour bosser deux heures par jour, c’est une honte. Alors que le Chilien normal, un prof, un ouvrier, gagne à peine 450 euros par mois. Avec un tel revenu, ici, tu ne vis pas. Tout coûte cher et tout est privatisé : l’eau, la lumière, les autoroutes, l’éducation, la santé…
B.L. : C’était une question de temps, et c’est super que les gens manifestent, que le Chili se soit réveillé. Je ne soutiens évidemment pas la violence des anarchistes ou des vandales qui ont profité du mouvement pour piller. Il y a eu des supermarchés pillés, brûlés… Ça, c’est inacceptable.

Après la première nuit de manifestations (et de violence), le président Pinera a déclaré : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant. » Vous en pensez quoi ?
N.M. : Le président dit des choses incohérentes et est très mal conseillé. Nous ne sommes pas en guerre ! Les gens en ont eu marre des abus et je crois que c’est positif, pour obtenir un système qui soit bénéfique au peuple et pas uniquement aux plus riches. B.L. : Dire que le pays est en guerre est une folie. Le gouvernement n’a pas été à la hauteur de ce qu’il se passe. En réalité, il n’y a pas eu de gouvernement pendant 36 heures. Il n’y a pas eu de réponse durant les 36 premières heures de la crise, puis ils ont décrété le couvre-feu et l’état d’urgence (dont la fin a été décrétée hier). L’élite politique est totalement déconnectée du reste de la population.

À quoi ressemble la vie quotidienne en ce moment ?N.M. : On est ici, on se bat. J’ai vu beaucoup d’abus de la part des militaires et policiers. Nous, nous sortons juste dans la rue avec nos casseroles pour protester pacifiquement. Tous les gens se soutiennent pour obtenir des améliorations au sujet de la santé, de l’éducation, des retraites décentes pour les gens les plus vulnérables. Toutes ces choses que nous allons obtenir, j’en suis sûr. B.L. : La situation est compliquée, il y a beaucoup d’incertitudes, les militaires dans les rues… Après le couvre feu, je ne sortais pas pour manifester, car c’était très dangereux ! La répression policière et militaire a été violente. Il y a des arrestations illégales, même des cas de torture, alors que l’immense majorité du pays manifeste pacifiquement et que d’ailleurs, la majorité du pays est dans la rue. C’est un mouvement transversal, où même les privilégiés protestent contre les injustices.

Braulio, pour toi qui as connu la dictature (il est né en 1981), ça doit raviver des souvenirs difficiles ? B.L. : J’ai vécu enfant la dernière partie de la dictature, et j’ai des souvenirs très marquants de cette époque. J’ai grandi en ayant peur des militaires, très peur. Donc aujourd’hui, ce qui se passe ravive des craintes, cela fait renaître des images de quand j’avais six ou sept ans, oui.

Que demandez-vous ? Et pourquoi avoir rejoint le mouvement ? B.L. : Dans mon cas aussi, je suis un privilégié, cela fait quasiment 20 ans que je suis footballeur professionnel et, grâce à cela, je suis préservé ou à la marge des abus. Mais j’ai des amis, de la famille, qui souffrent dans leur vie quotidienne, qui survivent et ne vivent pas. Il faut avoir de l’empathie envers ces gens. Et je pense que c’est la responsabilité de tous les Chiliens qui vivent une situation économique plus favorable de s’en soucier et de les défendre. N.M. : Nous sommes un pays riche en matière de ressources naturelles, avec le cuivre notamment.

Je suis très content que mes collègues et potes footballeurs se soient joints au mouvement, se soient mouillés. Plein de footballeurs de première division ont été dans la rue. Si un footballeur de première division gagne correctement sa vie, il a forcément dans son entourage des gens qui galèrent, qui ne peuvent pas supporter les augmentations du prix de l’électricité, de l’eau…

Comment ça se fait qu’en Argentine ou en Uruguay, des gens qui n’ont pas plus de ressources que nous possèdent un système d’éducation gratuit ? Pour moi, c’est une honte. C’est pour ça que je proteste. Parce que les gens vont travailler pour survivre et payer leurs dettes à la fin du mois. Et il ne leur reste absolument rien. Ce que nous réclamons, c’est le droit à la dignité. Nous ne voulons pas être millionnaires, nous ne demandons pas la lune.

On dit souvent que les footballeurs vivent dans une bulle, pourtant Gary Medel a beaucoup soutenu les manifestants, Claudio Bravo aussi, quant à Jean Beausejour, il s’est beaucoup exprimé contre le modèle en vigueur… Comment l’expliquer ? N.M. : Je suis très content que mes collègues et potes footballeurs se soient joints au mouvement, se soient mouillés. Plein de footballeurs de première division sont descendus dans la rue. Si un footballeur de première division gagne correctement sa vie, il a forcément dans son entourage des gens qui galèrent, qui ne peuvent pas supporter les augmentations du prix de l’électricité, de l’eau… B.L. : C’est très important que Gary Medel ait dit que nous n’étions pas en guerre, que Claudio Bravo ait soutenu le mouvement, que Jean Beauséjour ait haussé le ton… Il ne faut pas oublier qu’au Chili, comme dans toute l’Amérique du Sud, le footballeur est, dans la majorité des cas, issu de la classe moyenne/basse, qu’il connaît la réalité des gens. Dans l’actualité, de par mon métier, économiquement je ne fais pas partie de cette catégorie de gens qui souffrent, qui sont abusés, mais je la connais cette réalité, je l’ai vécue en tant qu’enfant dans le quartier de Puente Alto.N.M. : Quand nous quitterons le football, on voudra aussi une retraite digne. Un footballeur joue quinze ou vingt ans maximum, et cela ne suffit pas, excepté si tu es un Alexis Sánchez ou un Arturo Vidal. En tant que joueur de première division au Chili, tu n’es pas vraiment privilégié. Si tu ne t’exportes pas, tu n’es pas hyper fortuné.

Braulio, vous avez joué sept matchs en sélection. Vous parliez politique dans le vestiaire ?B.L. : Non, pas trop. Le football est très souvent un peu coupé du monde, les gens du football parlent d’autres choses… C’est pour cela que je te dis que c’est essentiel qu’il y ait des types comme Jean Beauséjour, qui ont toujours eu une conscience sociale et une pensée critique. Je considère que je suis comme cela aussi. J’ai toujours été sensible aux sujets de société, puisque nous en faisons partie aussi. Nous devons faire l’effort et avoir des opinions, des idées claires.

En 2010, lors du premier mandat de Pinera, Marcelo Bielsa, qui a lui aussi soutenu les manifestants, avait évité de serrer la main du président quand il était venu saluer la sélection, parce que celui-ci avait fait une blague de mauvais goût (un peu raciste) à Jean Beausejour, vous vous en souvenez ?

Ce mouvement a marqué un avant et un après. Le Chili ne sera plus jamais le même. Ça n’est déjà pas le même que celui que j’ai connu enfant. Le Chili a changé parce que pendant très longtemps, les gens se sont tus. Ils se sont tus sur des sujets qui les affectaient dans leur vie quotidienne, notamment à cause du Pinochetisme, mais les gens se sont réveillés de leur passivité, et c’est super. Ils se sont réveillés pour exiger des droits qui, dans de nombreuses parties du monde, sont considérés comme acquis.

N.M. : Je me souviens de ce qu’avait fait Marcelo Bielsa en refusant de saluer Pinera, cela avait été une situation extrêmement commentée. Pour moi, c’était super. Marcelo a un don, parce qu’il « sent » les gens, et il est très droit dans ses bottes, très correct.B.L. : Marcelo Bielsa a des convictions très claires, et je crois qu’au-delà de la blague qu’avait faite Pinera, par conviction et fidélité à ses principes, il aurait évité de le saluer. Je crois que Marcelo savait que ses convictions et ses idées étaient incompatibles avec celles de Pinera, au-delà même de l’aspect purement politique, et il a exprimé discrètement son désaccord en évitant de le saluer. Marcelo est un type unique, un génie.

Concrètement, le football est affecté par la crise actuelle ? N.M. : Oui, les deux dernières journées de championnat ont été suspendues. C’est totalement logique, nous devons soutenir le pays. Après toute cette tempête, le football fera aussi du bien aux gens.B.L. : Nous ne pouvons pas nous soustraire à ce qui se passe dans le pays. Cela aurait été illogique de jouer, alors que des gens sont en train de lutter dans la rue pour leurs droits.

Comment voyez-vous l’avenir ? B.L. : Ce mouvement a marqué un avant et un après. Le Chili ne sera plus jamais le même. Ça n’est déjà pas le même que celui que j’ai connu enfant. Le Chili a changé parce que pendant très longtemps, les gens se sont tus. Ils se sont tus sur des sujets qui les affectaient dans leur vie quotidienne, notamment à cause du Pinochetisme, mais les gens se sont réveillés de leur passivité, et c’est super. Ils se sont réveillés pour exiger des droits qui, dans de nombreuses parties du monde, sont considérés comme acquis. Je suis optimiste et je crois que c’est le moment, pour notre pays, de prendre un tournant et de commencer à s’occuper davantage du social que de l’économie. Je crois que les institutions doivent fonctionner. Je ne pense pas que le président doive s’en aller comme certains le réclament. Nous sommes dans une démocratie, une démocratie certes imparfaite, mais il faut en respecter les institutions. Nous devons obtenir les choses démocratiquement, obtenir les réformes structurelles nécessaires pour obtenir une société plus juste.

Dans cet article :
Chili : une question de Vidal ou de mort
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