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Le Chili ou la mort dans l’après-midi

Par Thibaud Leplat
5 minutes
Le Chili ou la mort dans l’après-midi

À peine commencés, à peine exécutés. Les penalties ont fait leur première victime hier à la fin de ce Brésil-Chili en huitièmes de finale. Tant mieux pour le Brésil. Tant pis pour nous.

Les choses les plus simples sont toujours les plus difficiles. Tout le monde sait tirer un pénalty, il suffit de savoir frapper dans une balle et la projeter au devant de soi. L’intérieur du pied pour la précision, le coup de pied pour la puissance ; c’est l’une des premières choses qu’on apprend quand on signe sa licence de football. Le pénalty est un exercice très simple qui ne nécessite pas d’entraînement technique particulier si ce n’est celui de la coordination de la course d’élan avec la frappe. Non, pour se figurer ce qu’est un pénalty, il faut changer de plan. La difficulté de cet exercice – peut-être le plus difficile du football – tient à sa symbolique. Cruyff disait qu’il était vain d’entraîner les penalties parce que la question n’était pas de savoir si un joueur en était techniquement capable ou non. Ce qu’il fallait savoir, c’était si, malgré le contexte d’un stade pris dans l’amoncellement de cris, de larmes et de tension, un joueur saurait garder son calme. Et la seule manière de s’y préparer, selon Cruyff, ce n’est pas de s’entraîner à frapper du plat du pied. Mieux vaut s’exercer plutôt à retenir sa respiration, plonger sa tête sous l’eau, et rester le plus longtemps possible en apnée sans remonter. Supportez alors l’accélération de votre pouls dans vos tympans, la sensation d’étouffement qui écrase le thorax sous des litres d’eau et la claustrophobie qui prend la gorge dans une tenaille et sert petit à petit jusqu’à vous empêcher totalement d’expirer. En somme, une séance de penalties n’est rien d’autre que la mort figurée. Hier soir, le Chili s’est noyé le premier.

Les balles fusent

Les Brésiliens étaient pourtant les plus terrifiés par l’enjeu qui s’épaississait au-dessus d’eux. Moins il parvenait à marquer ce deuxième but qui les qualifierait, plus ils reculaient et plus, dans leur imaginaire, ils avaient dû affronter le fantôme terrifiant d’une élimination à domicile en huitièmes de finale. Quand Mauricio Pinilla tapa sur la barre transversale à quelques secondes de la fin du match, les Brésiliens sentirent siffler une balle tout prêt de leur tympan. Une élimination eut été une mort sportive pour les onze joueurs présents sur le terrain. On ne mesure peut-être pas assez la prégnance de cette angoisse qui glaça le sang de ces pauvres hommes. Il n’y a peut-être que la finale du Mondial 1994, quand le Brésil s’imposa aux tirs au but contre l’Italie, ou celle de 2006, quand la France tomba pour 10 centimètres (encore) contre l’Italie, qui peuvent aider à prendre la mesure de l’angoisse que ressentirent Thiago Silva, Neymar et Júlio César. Les yeux injectés de sang, le geste nerveux, les cuisses qui se dérobaient, ils tentèrent de rester debout. Ils savaient que s’ils manquaient cette épreuve dans leur Mondial en huitièmes, ce n’était pas la déception et la tristesse qui les guettaient, mais la damnation jusqu’à la fin des temps. Dans cette séance, ils n’affrontaient pas le Chili. Ils affrontaient leur propre destin.

Tirer sur le tireur

Alors quand Gonzalo Jara s’avança pour une dernière salve, il esquissa un sourire nerveux. Peut-être pensait-il qu’en détendant ainsi les muscles de son visage et en les forçant à dessiner un rictus joyeux, son esprit et son corps suivraient la même courbe emphatique et s’apaiseraient comme par magie. Pour se détendre, lui avait-on dit, il suffisait de respirer bien profondément, de faire le vide et de ne pas douter. Et puis surtout, faire simple. Intérieur, côté ouvert, à ras du poteau. C’est imparable. Il visualisait cette frappe, juste cette frappe. Il ne pensait pas aux bruits du stade. Pas aux bruits du stade. La qualif, juste la qualif. Pas le Brésil, pas ici, pas maintenant. Seulement le Chili. Il allait y arriver, il allait le célébrer. Il n’avait droit qu’à une seule balle. Il suffirait de la placer le plus loin possible de Júlio César, et puis ce serait fini. Un autre raterait, mais pas lui, non pas lui… Mais au moment de regarder le gardien brésilien dans les yeux et d’exécuter la sentence, tout s’effondra et la respiration lui fit défaut. Il détourna le regard d’un coup vers le sol. Il était terrifié. Son esprit venait de se raviser. En fait, cette cage était beaucoup trop petite vue d’ici, ce gardien était beaucoup trop énorme, trop agile. Il ne voulait plus le tirer, ce péno. Mais c’était trop tard, beaucoup trop tard. Il avait déjà pris son élan. Il ne pouvait plus compter que sur la chance. Tirer et puis attendre. Tirer et puis prier. Lors une séance de pénalty, le fusillé n’est pas celui qu’on croit. La victime, c’est le tireur, pas le condamné.

La métaphore, toujours

La balle ricocha contre le poteau et exécuta le Chili. Jara prit sa tête dans ses mains, son pays était éliminé et c’était de sa faute. Le traditionnel spectacle de joie collective par lequel s’achève toute séance d’exécution rituelle se fit d’autant plus insupportable. La joie extatique de ceux qui venaient d’échapper au désastre d’une défaite à domicile prit toute la place, au mépris de la bienséance devenue impossible à respecter. Quand on a été spectateur d’un tel supplice, on ne sait pas s’il faut être heureux d’être encore en vie ou triste d’avoir assisté à une telle exécution. Si on avait inventé le match nul, c’est parce que, parfois, dans la vie, il n’y a pas de vainqueur ni de vaincu et qu’il vaut mieux ainsi partager les points plutôt que de s’entretuer. Pourtant, pour qu’il y ait un champion, il faut bien qu’il y ait un vainqueur. La séance de pénalty, c’est donc la sublimation du football comme métaphore de l’existence. Parce que ce n’est plus vraiment un jeu, parce que tout à coup la mort reprend le dessus. Forcément, on se dit donc que cinq tirs au but chacun, c’est un moindre mal. Au fond, une séance de pénalty, c’est ce qu’il y a de mieux pour éviter l’arbitraire. C’est une école de la mort où, pour survivre, il faut apprendre à retenir sa respiration sans jamais avoir peur de s’étouffer. Celui qui garde son sang froid sera gracié. Celui qui doute, aura la tête tranchée. On n’a pas trouvé supplice plus cruel depuis l’invention de la guillotine.

Lucas, Digne de confiance

Par Thibaud Leplat

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