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Le Chili et l’héritage de Bielsa 

Par Arthur Jeanne, au Chili
Le Chili et l’héritage de Bielsa 

Au Chili, Marcelo Bielsa est intouchable. Un homme qui a su mettre en place toute une génération de joueurs, tenir la dragée haute aux grands du continent et rompre avec 10 ans de vide footballistique. Une icône qui condamne son successeur à vivre dans son ombre. Une injustice ?

11 octobre 2008 à l’Estadio Nacional de Santiago. Le Chili reçoit l’Argentine de Leo Messi. Ce soir de printemps austral, la Roja offre une de ses plus belles partitions. Tout en mouvement et harcèlement. S’il y a un acte fondateur à la sélection chilienne actuelle, c’est sans doute en ce soir de Clásico de Los Andes qu’il faut aller le chercher. À l’époque, jamais le Chili n’a battu son voisin transandin en match officiel, mais au terme d’une action d’école, Fabián Orellana fait tomber l’Albiceleste. Dans la foulée, le Chili se qualifie pour la Coupe du monde sud-africaine – sa première depuis douze ans – à la seconde place des terribles éliminatoires de la zone AMSUD et en déployant un jeu flamboyant avec une armée de jeunes loups aux dents longues.

Depuis, Bielsa est parti. Fin 2010, suite à un désaccord avec le nouveau président de la Fédération, en détaillant les raisons de son départ au cours d’une conférence de presse homérique dont lui seul à le secret. Mais l’étoile du Loco n’a pas pâli à Santiago. Le souvenir de l’Argentin est tenace. Son aura est intouchable, son visage s’affiche sur les murs des poblaciones de la capitale. Le premier succès de Bielsa ? Avoir professionnalisé un football chilien jusque-là en proie à l’indiscipline et l’amateurisme. En mettant l’accent sur des petits riens, car comme toujours, le diable se cache dans les détails. Waldo Ponce, libéro du Loco, se souvient d’un de ces détails : « Beaucoup de choses ont changé à Pinto Duran sous son mandat. Pinto Duran est un complexe un peu désuet et il l’a clairement modernisé. Lors des déplacements de la sélection, dès qu’il voyait à un endroit où l’on s’entraînait quelque chose qui l’intéressait, il le prenait en photo et, à son retour au Chili, il demandait qu’on l’installe. Il le faisait souvent, c’est un exemple comme un autre, mais il avait particulièrement remarqué des cages pliables en Autriche et il voulait les mêmes pour l’entraînement des gardiens à Pinto Duran. Ou encore une machine pour laver les chaussures de foot et leur enlever la terre après l’entraînement. »

« Un MBA en football… »

Mais le principal succès du Loco, c’est d’avoir emmené un groupe de joueurs au plus haut niveau, en changeant durablement la mentalité du football chilien. La génération de Medel, Vidal, Isla et Sánchez qu’il a fait débuter à tout juste vingt ans en sélection sont aujourd’hui les joueurs clés de la Roja. Surtout, aucun des hommes qu’il a eus sous ses ordres ne manquent de souligner son influence dans leur évolution en tant que joueur. De Beausejour qui confiait : « Je sens que les années passées avec lui, pour moi, c’est comme si j’avais fait une thèse, un Master, un MBA en football » , à Gary Medel : « Marcelo a changé la mentalité du footballeur chilien. Il nous a fait penser positivement, avec l’idée de jouer pour gagner, d’aller chercher les matchs. Il n’a pas été un entraîneur fondamental pour moi, mais pour tout le football chilien » , en passant par Alexis Sánchez : « Avec Bielsa, j’ai appris à comprendre le football » . Et Waldo Ponce, de conclure : « La différence fondamentale entre l’avant et l’après-Bielsa, c’est le changement de mentalité du footballeur chilien. Il a déclenché un truc qui fait que maintenant on ne se dit plus : « On ne peut pas ». Avec lui, on s’est rendu compte qu’on pouvait battre le Brésil ou l’Argentine ou n’importe qui. Le message principal, c’est« Pourquoi le Chili ne pourrait pas ? Bien sûr que le Chili peut ! »Au niveau du foot, mais sans doute aussi de manière générale, le Chilien a toujours eu un complexe d’infériorité par rapport au Brésil ou à l’Argentine. Avant, c’était très commun pour un joueur chilien, ou pour les supporters aussi de se dire avant un match contre l’Argentine : « Pourvu qu’on n’en prenne pas six, mais si on perd sans être ridicules, c’est bien. » Tout a changé avec Marcelo. »

Un changement de mentalité radicale qui a fait la légende du Loco et tant pis si les mérites des sélectionneurs passés doivent en pâtir. Au point d’en agacer quelques-uns. Parmi ceux-ci, Nelson Acosta. El Pelado est le sélectionneur de 98, celui qui a emmené Salas et Zamorano au second tour : « Je crois que mon apport a été essentiel aussi. Avant ma sélection, quand le Chili disputait un Mondial loin de ses bases, l’équipe jouait toujours pour faire match nul, éviter la défaite, elle était regroupée derrière. Regarde ma sélection en 98, on jouait les yeux dans les yeux avec le rival, en attaquant, on aurait du gagner contre l’Italie, on les a dominés. Ce que je vois, c’est que c’est à ce moment qu’une génération est apparue avec une mentalité différente pour aborder les matchs, une envie et une confiance plus grande. Et après, bien sûr, avec Bielsa, cette confiance a grandi. Mais je crois que c’est très exagéré. C’est trop, la crédibilité qu’on a accordée à Bielsa en le voyant comme un génie. On lui a accordé beaucoup de crédit par rapport à moi. » Don Nelson a un gros égo, mais avant d’être un fanfaron il est l’homme qui a apporté la première médaille olympique au football chilien. Une breloque en bronze, remportée aux JO de Sydney par Ivan Zamorano et ses coéquipiers.

« Bielsa, c’est comme la Matrice… »

Pour lui, l’aura de Bielsa tient avant tout de la psyché nationale chilienne : « Le Chili, c’est très spécial dans ce sens-là, il s’enthousiasme pour quelqu’un et le considère comme le meilleur. Le Chili n’est pas très nationaliste sur cet aspect. On fait plus confiance aux techniciens étrangers, argentins notamment, qui arrivent avec l’aura d’un grand pays de foot, qu’aux locaux. » D’autant plus que selon Acosta, les résultats du Loco n’ont pas été si extraordinaires que cela : « Certains aiment attaquer, attaquer, attaquer tout le temps, mais le football, ça n’est pas juste ça, il y a des variantes essentielles, c’est aussi presser, il faut faire tourner. Certains préfèrent attaquer tout le temps, mais leur équipe se fatigue et ils finissent par le payer. » 
Un avis pleinement partagé par José Sulantay, l’homme qui a formé toute la génération dorée, au sein de l’équipe nationale des -20 ans : « L’équipe actuelle est meilleure, il y a plus d’équilibre. Il faut arrêter avec Bielsa. Évidemment, il a fait du bon boulot. Après, quand tu regardes en Afrique du Sud, on n’a gagné que deux matchs, ce n’est pas non plus extraordinaire de battre la Suisse et le Honduras. Au Brésil, on a battu l’Espagne, ce qui n’est pas exactement la même chose. On a éliminé le champion du monde sortant, puis on a failli sortir le Brésil. Entre battre le Honduras et la Suisse, et sortir l’Espagne, il y a quand même un gouffre. L’équipe de Sampaoli est plus forte. »


Jorge Sampaoli, l’homme qui souffre le plus de la comparaison avec son prédecesseur. D’autant que l’entraîneur à casquette est un disciple avoué de Bielsa. Au point de vivre une situation un peu injuste. Celle de vivre toujours dans l’ombre de son mentor. Au vrai, Sampa, qui ne manque pas de souligner l’influence de son prédécesseur sur sa vision du football, tend un peu le bâton pour se faire battre. À Santiago, on l’accuse souvent d’être une mauvaise copie du Loco, et ce, malgré les bons résultats obtenus. Une situation injuste pour Jean Beausejour : « Il y a parfois un sentiment particulier au Chili, un peu honteux, avec certains qui ont l’impression que de reconnaître Bielsa a pour effet de dévaloriser le sélectionneur national actuel, ou de donner le sentiment qu’avant Bielsa, il n’y avait rien au Chili et qu’il a inventé le football ici, ce qui est faux. » Pourtant, l’ailier gauche de Colo-Colo n’oublie pas de tresser des lauriers à son mentor : « Pour moi, Bielsa, et je partage ce sentiment avec beaucoup d’anciens coéquipiers, nous qui avons eu la chance de l’avoir comme entraîneur, a changé notre façon de voir le football. Il nous a ouvert l’esprit, c’est comme la Matrice. Dans le pire des cas, tu joues aussi mal qu’avant, mais tu sais pourquoi tu joues mal. Avant, je jouais comme un moineau. Bielsa ouvre une autre dimension, une autre vision du football. »

Vincent Kompany, bien dans sa casquette

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