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Le cauchemar d’Antoine Griezmann

Par Thibaud Leplat
5 minutes
Le cauchemar d’Antoine Griezmann

Parce qu’il aimait jouer court, s’associer aux plus agiles, on l’avait pris pour un Iniesta à la française, un génie de la construction. Or, le génie de Griezmann est beaucoup plus sauvage qu’on l’imagine, beaucoup plus intuitif, beaucoup moins conceptuel qu’il n’y paraît. Griezmann est-il convaincu de la supériorité du style Barça ? Rien n’est moins sûr.

Les nuits sont longues quand le désespoir rôde. C’est le jour du bac et on est venu sans stylo, c’est le jour de la première, mais on a oublié notre texte, il faut se jeter à l’eau, mais on est venu sans maillot de bain. À chaque cauchemar sa liturgie : le public se marre, suffocation, la honte augmente, réveil en sursaut. Au registre des cauchemars récurrents, il faut ajouter une variante catalane : l’angoisse de l’ailier dans un Camp Nou plein. Quand d’un côté Ansu Fati, formé au club, semble passer des nuits paisibles (même pointe de vitesse que Pedro, même appui au milieu que Villa), de l’autre, Antoine Griezmann, greffon dysfonctionnel, nage en plein cauchemar. Curieux paradoxe, car son intelligence de jeu et sa capacité de lecture des matchs lui promettaient une arrivée triomphale au Barça. Ce qu’a montré une nouvelle fois la rencontre contre Villarreal dimanche soir, c’est le contraire : un malaise flagrant, presque gênant. Appels à contretemps, contrôle au lieu de remise en pivot, crochet intérieur au lieu d’accélération dans l’espace libéré par le demi. Le constat est terrible. Griezmann fait tout mal. Pire, depuis son arrivée au Barça, Griezmann ne ressemble plus à Griezmann. L’intelligence de jeu aurait-elle quitté son corps ?

Les damnés de l’offensive

Il faut prendre ce problème au sérieux. D’abord, admettons un fait historique. Rien de pire au Barça que le poste d’ailier : premier attaquant, il est le damné de l’offensive. Partout ailleurs, comme continue à le faire très justement notre Antoine, il s’agit de créer des brèches dans la défense adverse, de proposer des solutions en profondeur ou en diagonale, de profiter de la pointe de vitesse pour prendre son adversaire à revers. À Barcelone, c’est le contraire. Le 11 et le 7, ce sont les numéros maudits des attaquants condamnés à jouer vers l’avant sans jamais avoir le droit de fouler une seule surface de réparation. Un jour, Xavi Hernández a révélé le secret du wing à l’ancienne : « L’ailier est une référence, il t’offre toujours une passe verticale, fixe le latéral en générant des espaces qui te permettent ensuite d’arriver à la deuxième ligne. » Ce qui veut dire, dixit Guardiola, que « pour un milieu de terrain, l’ailier est toujours un ami ». L’ailier made in Barça est donc celui qui joue dans le sens inverse du jeu : fixer plutôt que d’approfondir, écarter, plutôt que d’aller vers le but, s’éloigner du ballon quand il arrive. Cruyff, enfin, vient conclure cette théorie paradoxale : « En phase de possession, l’ailier doit non seulement rechercher le plus de profondeur possible (sous-entendu comme partout ailleurs), mais aussi s’approcher le plus possible de la ligne de touche (et donc s’éloigner du cœur du jeu, étrange ballet ).  » Pour un homme (presque) formé à la Masia comme Fati, évoluant tantôt en 4-3-3 ou 4-2-3-1, peu importe, ce mouvement paradoxal est devenu naturel. Pour tous les autres, c’est un calvaire.

Amor Fati

Quand Thierry Henry arrive à Barcelone, à l’âge de 30 ans, il met plusieurs semaines à comprendre la pertinence de cette théorie nouvelle. Lui qui avait été recruté, pensait-il, pour sa pointe de vitesse en profondeur et son dribble intérieur, se retrouvait maintenant à faire exactement le contraire : s’éloigner de la surface et dribbler tantôt intérieur, tantôt extérieur, jouer en appui… L’horizon pour un ailier catalan, découvrait-il interloqué, ce n’est pas le point de penalty, mais la ligne des six-mètres. Pourtant, la conversion aura bien lieu, et il la raconta un jour à Dacourt : « Quand je suis allé au Barça, j’ai réappris le football à tous les niveaux. Au niveau de comment bouger dans l’espace. Au Barça, il faut aider dans l’espace. Tu ne viens pas aider court. On te fait confiance, tu dois rester à ta place. Reste dans ta zone. Pourquoi ? Pour toujours avoir une option pour sortir la balle. Et si jamais tu la perds, tu peux toujours presser après. Au début, je ne comprenais pas, je disais : il me parle de quoi ? Laisse-moi jouer. » La prise de conscience de son entrée dans le football réflexif date de septembre 2007 et aura lieu dans un hôtel du centre de Barcelone à l’occasion d’un conversation entre lui et Pep. Non seulement il se mit alors à parler le Barça, mais aussi (et surtout) à l’aimer.

Penser Barça

Griezmann parle parfaitement l’espagnol et sans doute aussi au moins un peu le catalan. Mais il ne parle toujours pas le Barça. Il a bien sûr conservé cette magnifique capacité à sentir l’action — ce qu’on appelle le « sens du jeu ». La qualité de ses déplacements, sa faculté à anticiper le jeu adverse, sont toujours précieux en phase défensive. Mais peut-être son spleen apparent est-il le symptôme d’un malentendu plus profond. Parce qu’il aimait jouer court, s’associer aux plus agiles, on l’avait pris pour un Iniesta à la française, un génie de la construction. Or, le génie de Griezmann est beaucoup plus sauvage qu’on l’imagine, beaucoup plus intuitif, beaucoup moins conceptuel qu’il n’y paraît. Ce n’est pas pour rien qu’il doit ses plus grandes heures aux transitions vertigineuses et au jeu erratique de Deschamps et Simeone.

Car, faut-il le rappeler, « l’intelligence » dont on parle sans cesse à son propos revêt en fait plusieurs formes. Si elle consiste à sentir avant les autres la durée qui nous emporte, à voir avant tout le monde ce que le match nous réserve, alors, elle s’appelle intuition. Mais dans un club qui a un rapport si passionnel au jeu rationnel, la seule intuition est insuffisante. Il exige de l’étranger qu’il fasse fructifier une autre forme d’aptitude intellectuelle négligée ailleurs, mais ici canonique : la réflexion. Comment ? En observant, en doutant, en échangeant, en comparant, en dialoguant avec le style Barça. Il ne suffit pas de parler le Barça pour pouvoir le jouer. Il faut aussi — et c’est peut-être le plus difficile — accepter cette dialectique et renoncer à une partie de ses croyances héritées du passé. Telle est la particularité de ce club-nation exigeant. Il exige une conviction sans faille en ses principes. Et les polyglottes le savent bien. Une langue nouvelle ne doit pas seulement être parlée pour être maîtrisée. Elle doit surtout être pensée.

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