- Ligue des nations
- Finale
- Espagne-France (1-2)
Le carnet tactique d’Espagne-France
L’Espagne avait annoncé qu’elle ne changerait pas de robe avant de défier les Bleus et l’Espagne a tenu parole. Propriétaire du ballon durant la grande majorité du sommet de Milan, la Roja n’aura malgré tout inquiété que partiellement une équipe de France qui a su découvrir son pressing au fil de cette finale de la Ligue des nations et être portée par ses super-héros habituels (Pogba, Mbappé, Benzema) pour faire péter les cotillons.
« L’Espagne du football a un problème, elle ne sait pas si cette Ligue des nations en vaut la peine ou non. Bien sûr, ce n’est pas une compétition qui, en la remportant, restera dans les mémoires des générations futures. Mais l’importance d’une compétition se mesure à la qualité de ses participants et remporter un tournoi en éliminant les récents champions d’Europe, puis en battant les vainqueurs du dernier Mondial serait quelque chose de très pertinent. Le faire avec de jeunes joueurs, à un moment où la Liga a perdu sa capacité de séduction, serait une magnifique réussite qui mettrait sur orbite une poignée de joueurs qui, il y a quelques jours, n’existaient pas dans l’imaginaire collectif et qui commencent seulement à se révéler être des joueurs de haut niveau. Plutôt que de regarder le visage de Luis Enrique pour décider si on l’aime ou pas, commençons par le remercier d’avoir ressuscité un mort. » Ainsi parlait Jorge Valdano, il y a quelques jours, dans les colonnes d’El Pais pour évoquer son coup de cœur pour un Luis Enrique venu cette semaine en Italie, un peu moins de trois mois après avoir plié en demi-finales de l’Euro sous les coups du destin, pour passer un nouveau test et rien d’autre.
Porté par ses convictions et imperturbable face aux flèches parfois tirées par un monde médiatique qu’il méprise de tout temps, le chef de la Roja s’est pointé à cette Ligue des nations en moniteur de colo, accompagné d’un groupe majoritairement composé de gosses, à qui il a fixé les mêmes règles qu’à tous ceux passés entre ses doigts : restez vous-même, gardez notre idée de jeu en toutes circonstances, amusez-vous et amusez-les. « On ne changera pas notre façon de faire, avait-il prévenu samedi, à vingt-quatre heures d’affronter la France à Milan. Notre approche nous a menés jusqu’ici et nous devons rester fidèles à notre idée de jeu. Forcément, nous voudrons avoir le ballon, parce qu’il n’y en a qu’un et si on l’a, l’autre équipe ne l’a pas. Et si on fait ce que l’on veut avec le ballon… » Puis, Luis Enrique est apparu dimanche soir et a jubilé : « Peu importe où et peu importe contre qui on joue, l’Espagne fait son match. Certaines personnes peuvent penser qu’on a bien joué ou mal joué, mais aucun supporter ne peut dire qu’on a joué d’une manière différente. Ce soir, mes joueurs ont été en mesure de défendre contre l’une des meilleures attaques du monde, si ce n’est la meilleure, d’affronter les champions du monde sans se sentir petit. Demain, il faudra continuer à jouer avec cette personnalité pour atteindre nos objectifs. » Car demain, si elle apprend à devenir vorace dans les deux surfaces, cette Espagne pourrait retrouver l’or. Autrement dit : si dans l’exécution de ses plans, la Roja devient française.
La porte Azpilicueta et le plafond espagnol
Personne ne sait vraiment la trace que laissera dans les années à venir cette nuit de San Siro qui a vu les Bleus sortir vivants d’un nouveau scénario mal embarqué pour s’envoyer une coupe, mais la certitude en repartant aujourd’hui est que le feu intérieur de ces types est bien intact. Après les doutes de l’été, l’équipe de France s’est remise la tête à l’endroit cette semaine malgré la fatigue et deux rencontres imparfaites, finalement remportées à la force de l’orgueil. Et le jeu, dans tout ça ? « Ce soir encore, on a mal commencé, a répondu Paul Pogba, dimanche soir dans la foulée du succès face à l’Espagne (2-1). Encore une première période où on s’est fait dominer. C’est vrai qu’on doit faire mieux, mais le résultat, c’est la victoire à la fin. Si c’est comme ça qu’on doit gagner, pourquoi pas, on va continuer comme ça. » Contre la Belgique (3-2), les Bleus avaient su inverser la tendance en se mettant à défendre en avançant et en haussant le curseur intensité, ce qui avait ouvert la porte à l’avenir potentiel d’une nouvelle voie tactique. On a d’abord retrouvé certaines intentions face à la Roja, mais aussi plusieurs problèmes.
Le premier : comme l’a expliqué Jules Koundé après la rencontre, si l’équipe de France a eu l’intention de chasser haut l’Espagne, elle l’a dans un premier temps fait en assumant un filet de sécurité qui a provoqué un décalage constant du côté d’Azpilicueta. Le joueur de Chelsea a d’ailleurs logiquement été le joueur qui a touché le plus de ballons lors des 45 premières minutes (59). Sans ce filet (qu’ils ont ensuite fait sauter), les Bleus auraient dû voir Jules Koundé et Presnel Kimpembe se déporter le long des lignes de touche, et des espaces XXL auraient été permis pour des plongeons potentiels à l’intérieur si tout le bloc ne coulissait pas parfaitement. « C’est vrai qu’on a d’abord eu un problème côté gauche avec le pressing de Theo Hernández, car Ferran Torres était toujours collé à la ligne, a analysé Didier Deschamps après coup. Le temps qu’il sorte, un petit décalage était souvent fait et j’ai demandé à Presnel Kimpembe de sortir un peu plus progressivement pour que l’on se retrouve en un contre un derrière. C’est des petits ajustements, comme le fait d’invertir Paul Pogba et Aurélien Tchouaméni rapidement. Cette équipe d’Espagne a une telle capacité de tenir le ballon qu’il fallait la pousser à la faute. »
86 secondes ont suffi à faire apparaître la porte de sortie à la relance pour l’Espagne avec un César Azpilicueta en permanence libre sur son côté droit. Il va donc être la solution privilégiée pour faire progresser le ballon.
Explication sur cette séquence : Theo Hernández prend l’information dans son dos, voit le positionnement de Torres et voit qu’il n’est pas relayé par Kimpembe. Cela force Paul Pogba à se décaler dangereusement – car il ouvre ainsi un espace dans le cœur du jeu – et surtout la ligne défensive française à reculer…
… et donc à se retrouver ainsi.
Quelques minutes plus tard, on retrouve cette sortie via Azpilicueta, Pogba qui décale…
… et se retrouve dans ce casse-tête, ce qui va libérer Gavi. L’Espagne peut ainsi créer un décalage.
Cette situation s’est répétée sur de multiples séquences lors du premier acte, même en défense placée…
À droite, Jules Koundé et Benjamin Pavard, eux, se sont vite organisés correctement. C’est d’ailleurs à la suite d’un pressing réussi du latéral du Bayern que Karim Benzema se retrouvera dans une première belle situation…
Nouvelle bonne séquence de pressing côté droit, qui va forcer Laporte à dégager en catastrophe sur Kimpembe.
Autre exemple d’une coulisse réussie côté Pavard-Koundé.
Sans surprise, l’Espagne a insisté sur le côté droit tout au long de la première période (55% des attaques jouées via le trio Azpi-Gavi-Torres) et a eu le ballon une grande majorité du temps (67% de possession de balle), mais la Roja s’est aussi cognée la tête contre un plafond : son incapacité à créer du danger dans le dernier tiers adverse et à installer la moindre menace dans la profondeur, seul Sarabia se retrouvant dans une bonne position sans non plus faire vraiment trembler la défense bleue en début de match (10e). Malgré les quelques problèmes rencontrés par Varane dans sa gestion des décrochages d’Oyarzabal, la domination espagnole a été plutôt contrôlée par une équipe de France qui a même eu les deux meilleures situations : une occasion pour Benzema en début de match (6e) après une merveille de passe casse-lignes de Pogba, une bonne situation de centre pour Pavard (8e) à la suite d’un joli mouvement entre les lignes, lui aussi initié par Pogba.
Rare séquence où les Bleus ont réussi à créer du danger en première période : Pogba trouve ici Mbappé, qui peut décaler Griezmann et jouer un 2 contre 1 face à Marcos Alonso. Au bout, le centre de Pavard sera détourné en corner.
Le cas Busquets
Deuxième problème rencontré par les Bleus dimanche soir : la gestion de Sergio Busquets, tête pensante de cette Espagne qui avait été déconnectée à plusieurs reprises par l’Italie en demi-finales mercredi. Luis Enrique : « Sergio est vital pour nous. Il nous tranquillise, et c’est le pilier sur lequel on base notre jeu offensif et notre équilibre défensif. » Dimanche soir, le milieu du Barça, qui réfléchit vite et bien, ce qui oblige à lui manger du temps au risque de s’exposer, a souvent été trouvé face au jeu par ses partenaires et a même bouclé la première période avec un 100% de passes réussies au milieu du manque de coordination français.
Sur cette situation, Griezmann a compensé une sortie de Tchouaméni sur Busquets, mais le milieu de l’AS Monaco va vouloir, en pleine séquence, reprendre son joueur (Rodri), laissant alors Busquets seul dans le cœur du jeu.
Ici, Griezmann est en retard dans son intervention et laisse alors Busquets toucher Azpilicueta, qui profite de Theo Hernández, aimanté par Ferran Torres.
Là, Karim Benzema ne compense pas, alors qu’Antoine Griezmann a effectué quelques secondes plus tôt un appel dans la profondeur. Busquets peut donc se régaler.
Même chose ici, où Griezmann doit à la base compenser le non-effort de Mbappé côté droit…
Ou là, où Griezmann marche alors que Tchouaméni contrôle Gavi et que Pogba doit déjà s’occuper de Rodri.
Il n’est donc pas surprenant qu’à l’heure de jeu, ce soit le même Busquets que l’on a retrouvé sur l’ouverture du score dans le dos du trio offensif français pour lancer Mikel Oyarzabal, bien aidé par un Upamecano drôlement orienté.
Point de départ de l’ouverture du score espagnole, dimanche soir : Busquets, que Mbappé regarde sans intervenir alors que Griezmann vient d’effectuer un appel, est trouvé plein axe, libre de déclencher pour Oyarzabal.
À la difficile gestion de Busquets et à la liberté structurelle qui a permis à Azpilicueta de gambader, il faut ajouter que l’Espagne a été longtemps intraitable dans sa gestion des transitions françaises grâce à une double densité : surnombre autour du porteur pour lui offrir des solutions et donc surnombre à la perte pour enfermer l’adversaire dans une zone cible du terrain. Eric Garcia et Aymeric Laporte ont également été impeccables pendant plus d’une heure pour empêcher Kylian Mbappé de démarrer son moteur et pour sortir les ballons. Au contraire, l’équipe de France, malgré un système qui le demandait et des relanceurs habitués à le faire en club, n’a décidé que rarement de sortir proprement au sol (elle a pourtant été payée quasiment à chaque tentative). Hugo Lloris n’a pas aidé et a été assez catastrophique dans son jeu au pied (19 ballons perdus, plus que n’importe quel joueur français dimanche). On retiendra quand même une belle sortie de balle en début de match (8e), qui a d’ailleurs accouché de la situation de centre pour Pavard évoquée plus haut.
Pour l’une des rares fois de la rencontre, Lloris décide de sortir court, et la France choisit d’aspirer l’Espagne pour mieux la piquer…
Alors que Kimpembe décale Koundé, Varane a l’intelligence d’ajuster son déplacement dans le dos de Sarabia et va être trouvé par le défenseur de Séville…
Derrière, Varane va progresser balle au pied et pouvoir trouver Griezmann dans le dos de la deuxième ligne de pression espagnole.
Autre bonne initiative balle au pied, cette fois signée Kimpembe avec une bonne permutation entre Benzema et Hernández.
Respiration et audace assumée
Après une première heure de jeu assez fermée, les trente dernières minutes de la rencontre se sont ouvertes, car l’équipe de France a enfin su se sortir de la pression adverse et jouer les transitions offensives où ses individualités brillent. La révolte a alors été sonnée par Aurélien Tchouaméni, auteur d’un râteau monumental au départ du mouvement qui a vu Theo Hernández toucher la barre d’Unai Simon (63e). Paul Pogba, déjà brillant depuis le début de la rencontre, a, de son côté, poursuivi son show, tout comme Jules Koundé (pas loin de salir sa copie pour un contrôle raté devant Sarabia, quand même), et l’ensemble tricolore, également mieux organisé dans son pressing grâce aux ajustements de la mi-temps (un-contre-un assumé derrière avec un 4-3-3 espagnol qui n’a que rarement attaqué la profondeur), s’est élevé d’un coup.
Premier éclair à la 63e minute : Koundé prend ses responsabilités, sollicite un une-deux avec Pavard côté droit…
… et peut toucher Griezmann dans le demi-espace, qui va ensuite tourner autour de Busquets pour lancer Mbappé en profondeur. Son ballon sera trop long.
Quelques minutes plus tard, sur l’engagement consécutif au but d’Oyarzabal, Koundé trouve une nouvelle passe vers Griezmann à travers la densité espagnole…
… le dos au jeu de Griezmann va faire le reste, laissant ensuite Pogba jouer dans le côté opposé déserté. Derrière, Karim Benzema va égaliser.
Au bout de cette dernière séquence, Karim Benzema va sortir une merveille en rentrant de la gauche vers la droite dont il a le secret. Le deuxième but, inscrit par un Mbappé limite, est également consécutif à un renversement de jeu avec pour point de départ une touche de Léo Dubois.
Trouvé, Upamecano peut rapidement tourner le jeu vers Theo Hernández… Un espace peut alors s’ouvrir.
Ce que va faire le latéral milanais, en rentrant intérieur d’abord, puis en lançant Mbappé entre les deux centraux espagnols.
L’ajustement du pressing défensif français en seconde période : Hernández n’a plus hésité à sortir sur Azpilicueta et le déficit structurel a été réglé.
Derrière, Kimpembe a collé Torres et l’a éteint.
La dernière demi-heure des Bleus, avec du risque dans les relances, un pressing haut assumé – même et surtout après avoir inscrit le deuxième but – et toutes les richesses de leur nouveau système exploitées a été un exemple à suivre pour l’avenir. Tout n’a pas été parfait, Hugo Lloris a dû sortir deux parades réflexes en fin de match et, Didier Deschamps, récompensé de certains choix dimanche (Kimpembe s’est goinfré de ballons, Koundé a été solide et entreprenant dans ses relances, Tchouaméni n’a quasiment rien raté), l’a aussi dit : « On a eu des difficultés, mais pour l’équilibre de l’équipe, c’est un système intéressant. Cela demande des ajustements, des automatismes… Ce choix, c’est aussi pour avoir mon triangle offensif dans l’axe. Affronter un schéma à quatre avec des joueurs excentrés est toujours la plus grosse difficulté pour un système à trois. Le maîtriser demandera de la répétition. » En attendant, le sélectionneur peut toujours compter sur ses étoiles individuelles pour sortir un lapin du chapeau et sur un esprit collectif supérieur. Mais aussi sur quelques périodes pour bâtir l’avenir.
Par Maxime Brigand, à Milan