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Le bruit du silence

Par Adrien Candau
3 minutes
Le bruit du silence

On l'a dit, répété et ressassé en boucle, un match sans supporters ne serait qu'une vaste parodie de football. Pourtant, il y a bien une chose unique qui transpire de ces rencontres-là. Un sentiment diffus, à mi-chemin entre le profond malaise et la fascination morbide, provoqué par la découverte d'un spectacle qui propose une expérience sensorielle en tous points différente de ce à quoi le spectateur lambda est habitué. Bienvenue dans le monde d'après, celui qu'a découvert la Bundesliga le week-end dernier. Le monde du silence.

C’est un peu comme si vous décidiez de priver Star Wars de John Williams. Ou la trilogie du dollar d’Ennio Morricone. Qu’est-ce qu’un grand film serait sans une grande bande originale ? Une toile inachevée, un chef-d’œuvre estropié. Comme un stade sans supporters. Ce samedi 16 mai, Dortmund atomisait à huis clos Schalke sur sa pelouse, et la Bundesliga découvrait que le monde d’après était celui du silence. Comment s’extasier devant l’ouverture du score de Håland ou les sucreries techniques de Brandt, quand le mur jaune est privé de ses gardiens du temple ? Impossible. Tout est différent. La chaleur des chants et des embrassades a été soufflée par un vent glacial, une brise vicelarde qui frigorifie les os et les sens, au regard d’un football qu’on semble avoir dépouillé de ses émotions.

The Twilight Zone

N’y aurait-il donc plus rien à voir, plus rien à ressentir ? L’étrangeté du spectacle est saisissante, pourtant. Vingt-deux hommes sur un terrain, dans un stade creux. Le vide est vertigineux. Le bruit des fans fait place aux murmures des footballeurs. Le speaker gueule les compositions d’équipe comme si de rien n’était. Les joueurs du Borussia célèbrent leurs pions sans un regard pour les tribunes. On a soudain la sensation d’effleurer quelque chose de bizarre, foncièrement déplaisant, mais en bien des côtés fascinant, aussi. Le silence du stade, c’est d’abord un malaise. Un dépaysement total qui change fondamentalement la scénographie du match : sans supporter, l’envoûtement est brisé et c’est un sortilège d’un tout autre genre qui s’empare des sens. L’enceinte est sans vie, mais paradoxalement, le terrain, lui, semble parfois comme gagner un peu plus de corps. Les joueurs et entraîneurs quittent leur statut d’icônes silencieuses, d’ordinaire étouffées par le bruit des fans, pour celui de types qui se parlent, s’engueulent, se félicitent. Mais seuls les dialogues ont plus de chair : les acteurs ne peuvent pas vraiment communier lors du climax, après un but marqué, distanciation sociale oblige.

Les fantômes du stade

Drôle de dimension dans laquelle nous voilà plongés. Au loin, un bourdonnement insistant se fait entendre. C’est un zeppelin qui flotte au-dessus du Signal Iduna Park, libellule de métal dont les battements d’ailes semblent soudainement presque palpables. Mais les grincements de l’aéronef soulignent plus le silence qu’ils ne viennent le combler, alors que le match, sans l’orchestration furieuse des supporters, semble par instants figé comme une vieille VHS qui déconne ou une tranche éphémère de vie qu’on regarde au ralenti. Et bien sûr, il y a l’enceinte elle-même, cette carcasse creuse qu’on examine avec effroi, comme un squelette fraîchement déterré. Les théâtres vides ont toujours quelque chose de hanté ou de sacrilège : privée de foule, l’arène suinte d’une solitude contre-nature. Le spectacle, hostile et inhospitalier, est glaçant, mais on ne peut plus détourner le regard : le stade vide, comme une anti-utopie ou un film post-apocalyptique, est un terrible avertissement. Un match sans spectateur est une expérience mortifère, mais les fantômes et les regrets ont toujours eu quelque chose d’hypnotique. Paralysé, on finit par se rendre compte qu’il y a du bruit dans le silence. Il suffit de tendre l’oreille.

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