- Angleterre
- Brexit
Le Brexit, ce nouveau fardeau français
Révolution, Big Bang ou simple réajustement protectionniste ? La sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni a autant laissé place au fantasme qu’elle paraît interminable. Depuis 2016 et le référendum actant leur départ (avec 51,9% des suffrages), les sujets de Sa Majesté ont débattu à rallonge en matière de football. Au 1er janvier prochain, ce sera le retour des quotas, des permis de travail délivrés sur critères et des commissions jugeant des « futures stars ». La Ligue 1 risque bien d’en être la grande perdante. Explications.
Avec son haut de forme et son aptitude à fumer comme un pompier, Sir Winston Churchill avait le sens de la formule. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, ses mots trouvent encore un écho. « Il n’y a rien de négatif dans le changement, si c’est dans la bonne direction. » Avec le Brexit, le football britannique prend un sérieux virage, définitivement acté début décembre, à la suite d’atermoiements et de passe d’armes entre la Football Association, la Premier League et l’English Football League regroupant les trois autres divisions pros. « C’est un système de poupées russes, développe Vincent Chaudel, co-fondateur de l’Observatoire du Sport Business. Les clubs ont la Ligue qui, elle-même, a la Fédération et enfin le ministère. Évidemment, à la base, les sujets de Brexit et de libre circulation ne sont pas sujets de football. La FA avait un but, gérer le développement de son excellence nationale. »
« Depuis 1966 et leur titre en Coupe du monde, les Anglais courent après un trophée, abonde Jean-Baptiste Giniès, avocat spécialisé dans le droit du sport. De l’autre côté, tu as la machine de guerre de la Premier League qui repose sur cette politique de joueurs étrangers depuis les années 1990 (en 1992, 70% des joueurs étaient anglais contre 30% désormais) et qui a su devenir le championnat avec les droits télé les plus élevés du football. Ce n’est pas étonnant qu’il ait fallu autant d’années pour parvenir à un accord. » Durant les deux dernières décennies, « il était plus simple d’aller chercher de très bons talents ailleurs que de les former soi-même », poursuit Vincent Chaudel. Bouger les lignes n’est jamais aisé. Alors, le Brexit va-t-il remanier l’échiquier ?
1. T’es trop jeune, gamin
Première mesure et non des moindres qui entrera en application le 1er janvier prochain, l’interdiction de recruter des mineurs étrangers, l’Angleterre repassant sous le giron de la FIFA. « C’est dans le sens d’une certaine éthique, estime Eric Roy, directeur sportif de Watford jusqu’en juillet dernier. On parle des gamins qui réussissent, mais il y en a combien qui ne sont pas allés au bout et se sont retrouvés dans la nature après être partis en Angleterre trop tôt ? » Fini les Paul Pogba et Gaël Kakuta enrôlés à 16 piges respectivement à Manchester United et Chelsea. « Le taux de réussite des moins de 18 ans, même partis avec leur famille, est bien mince, abonde Frédéric Guerra, entre autres l’agent de Maxime Gonalons (Grenade) et de Boulaye Dia (Reims). Il y avait pas mal de faux agents qui amenaient des jeunes en Angleterre en leur faisant miroiter monts et merveilles. »
Pour les moins de 21 ans, les clubs anglais seront limités, pas plus de trois joueurs recrutés par mercato, soit six à l’année. Bonne ou mauvaise chose, « c’est trop tôt pour le dire », d’après Jean-Baptiste Giniès. « En tout cas, ça va rassurer pas mal de centres de formation français qui pourront conserver des jeunes un peu plus tard. Si tu enlèves l’Angleterre des recruteurs, tu enlèves un adversaire de poids. » À la formation de Valenciennes, où exerçait jusqu’à l’été dernier Olivier Bijotat (depuis responsable de la préformation à Lens), « on voyait régulièrement débarquer des émissaires anglais. Les clubs de Ligue 2 français étaient encore plus attractifs pour eux. Avec la surface financière anglaise, il y avait des arguments à faire valoir. Si un jeune pouvait être vendu facilement, on ne s’en privait pas. La source va un peu se tarir de ce côté-là, et les Britanniques devront reculer d’un pas. » Pour autant, « les clubs de Premier League vont être peu touchés, jure Vincent Chaudel de l’Observatoire du Sport Business. Ils seront directement affectés dans le sens où ils pouvaient acheter de futurs très bons joueurs de 17-18 ans et les utiliser vraiment à 22 ans. Il faudra désormais aller les chercher plus tard et ça leur coûtera plus cher. Mais leur puissance économique est telle que s’ils veulent un joueur, ils l’auront. L’impact sera sensible pour ceux souhaitant vendre aux clubs anglais, en particulier les clubs français… »
2. T’as ton permis, mec ?
Deuxième volet du Brexit en mode ballon rond, le système de points « qui permettra d’obtenir le Governing Body Endorsement (GBE), développe Jean-Baptiste Giniès. En gros, le permis de travail. Ce sont des conditions cumulatives. » En fonction du championnat dans lequel évolue le joueur, les compétitions qu’il dispute et son nombre de sélections internationales, il cumule des points. Pour obtenir le permis de travail, 15 sont nécessaires. « La Ligue 1 a été classée dans le 1er niveau, poursuit l’avocat, tout comme la Bundesliga, la Serie A et la Liga. Il en va de même avec les compétitions de type Ligue des champions et Copa Libertadores qui apportent davantage de points. Ensuite, il y aura des points si l’on joue en équipe nationale et que l’on participe à des compétitions. Un jeune Français qui dispute le Tournoi de Toulon aura des points. » Et en matière d’exemple ? « Si tu joues en Ligue 1 et que tu as été aligné au moins 90% du temps de jeu total, tu as 12 points. Sachant qu’il en faut 15 pour avoir le permis de travail, une grande partie du chemin est faite, mais pas totalement. »
Profil type, celui de N’Golo Kanté, transféré de Caen à Leicester en 2015. À l’époque, le milieu de terrain ne dispute pas la Coupe d’Europe et n’a pas encore revêtu la tunique bleue. Résultat, il n’aurait eu que 12 points et serait resté bloqué à la frontière à Calais. D’après une étude de la BBC, si le Brexit avait été mis en application en 2016, 332 joueurs n’auraient pu signer dans l’une des quatre divisions professionnelles. Conséquence directe du Brexit, les joueurs de « second rang » seront floués. « Le jeune joueur qui est au Paris FC ou au Havre et qui n’est pas international sera quasiment dans l’impossibilité d’aller en Angleterre, livre Vincent Chaudel.Ça va freiner l’évasion. » Et de fait, affecter directement la France. Fred Guerra, qui a envoyé Bryan M’Beumo à Brentford (Championship) à l’été 2019 sait bien qu’en janvier prochain, un tel transfert n’aurait pu être faisable. « À l’époque, aucun club français ne s’est positionné. On me disait qu’il n’avait rien prouvé alors que merde, il avait claqué 15 buts en Ligue 2 à 19 ans, sur une saison. Si le Brexit avait déjà eu lieu, ce transfert vers Brentford n’aurait pas pu se faire. » Le mercato d’hiver 2021 s’annonce délicat d’après l’agent : « Pour nous, avec l’arrêt du championnat, 2020 a déjà posé problème. Beaucoup de gamins stagiaires qui n’étaient pas gardés dans les clubs avaient l’Angleterre comme issue. C’était un marché supplémentaire, que ce soit le Championship ou les divisions inférieures. Il y a des salaires même à ce niveau. Aujourd’hui, ceux-là n’iront plus en Angleterre et je pense que la 3e et la 4e divisions là-bas va perdre en niveau à court terme. »
3. L’Auto Pass, bien mieux que l’Auto-Tune
Troisième aspect des nouvelles mesures, la création de l’Auto Pass à destination des internationaux. Jean-Baptiste Giniès détaille : « Si tu joues au moins 70% des matchs de ton équipe nationale et que ton pays fait partie des 50 meilleures nations mondiales sur les deux dernières années, tu auras immédiatement le permis de travail. » L’objectif premier des décideurs d’outre-Manche, ne pouvoir attirer que le haut du panier. D’après Vincent Chaudel, « le marché pro du talent ne sera pas affecté. Les joueurs internationaux recrutés pour être titulaires ne seront pas touchés. Si M’Bappé devait aller à Liverpool, il n’y aurait aucun souci de visa. » « Avec cette nécessité d’être international, vous savez très bien que les émissaires anglais vont attendre de voir quand jouent les équipes nationales de jeunes, regrette Olivier Bijotat. C’est déjà ce qu’ils faisaient, mais là ça va devenir obligatoire. Il y aura des parties de manivelles assez importantes, des situations conflictuelles lors de ventes. Je pense qu’on va subir la loi anglaise sans avoir la possibilité de contrôler. »
4. T’es sûr que c’est du crack ?
En 2017, si une commission regroupant des représentants du football anglais n’avait pas approuvé que l’Égyptien Mohamed Salah allait être une plus-value pour la Premier League, jamais il n’aurait pu rejoindre Liverpool. « C’est un mécanisme via la FA, la Premier League et le gouvernement, distille l’avocat Jean-Baptiste Giniès. La Premier League a été maligne en instaurant cette mesure dans l’accord du Brexit. » Clairement, si un joueur n’atteint pas le quota de 15 points, qu’il ne respecte donc pas les critères de sélection, le club souhaitant l’acheter pourra passer par une porte dérobée en sollicitant cette commission. Mais attention, « il ne faut pas non plus que l’exception devienne la règle », temporise l’avocat.
« Cette commission, reprend de volée l’agent Frédéric Guerra, c’est dans les couloirs, les pubs, entre amis. Comment savoir qu’un gamin de 17 ou 18 ans sera un futur crack ? J’en ai vu des jeunes faire leur carrière à 17 ans et ensuite disparaître. Ça paraît bidon quand même. » Vincent Chaudel y voit « une maîtrise des flux totale de la part des Anglais. Ce n’est pas la première fois que l’on se rend compte qu’ils sont malins en business. Désormais, ils auront un système qui leur permettra de rejeter qui ils le souhaitent et de se donner une latitude d’accepter qui ils veulent. Souvent, en politique, on parle d’immigration choisie, là nous sommes en plein dedans. Le Brexit n’est pas forcément une bonne nouvelle dans d’autres secteurs de l’industrie, mais pour le foot, les Anglais en sortent gagnants. »
5. La France pleure…
Si des partenariats, à la façon de Troyes racheté par Manchester City en septembre via la société City Football Group, permettront à certains clubs anglais d’aller encore puiser dans le vivier français, la donne va changer. « À Watford par exemple, dévoile Eric Roy, il y avait un projet en cours de développement. Habituellement, le club visait surtout les Sud-Américains, mais souhaitait s’axer prochainement sur la France, en particulier la région parisienne. Selon les chiffres, c’est le deuxième vivier au monde en matière de joueurs pros après São Paulo. Et puis Watford, c’était à un peu plus d’une heure de Paris en train. Un ou deux scouts devaient aller en France pour se renseigner, aller voir des matchs. Avec le Brexit, c’est fini. Ce sont beaucoup plus les marchés qui dépendent de l’Angleterre qui vont souffrir. » Et donc la France, poursuit Roy : « Ce qui est terrible en France, c’est qu’au-delà de la pandémie qui impose une billetterie et du sponsoring en baisse, tu es allé te maquer avec un opérateur télé à la noix qui ne va peut-être pas du tout te payer la note. Les clubs seront encore plus dans l’obligation de vendre des joueurs. Mais si en face de ça ton plus gros acheteur va être limité dans sa capacité à prendre des mecs avec son étendard du protectionnisme, les prochains jours du foot français sont difficiles à imaginer. »
Entre 2010 et 2019, d’après l’Observatoire du Sport Business, les Anglais ont claqué 1,25 milliard d’euros auprès des clubs français. Niveau dépendance en Europe, il n’y a pas pire. Prenons le cas du Lyonnais Houssem Aouar. « Pour son permis de travail, il n’y aura aucun souci, prévoit Vincent Chaudel. Son talent est indéniable. Mais avec le contexte actuel, les clubs anglais sont en position de force. S’il leur reste une place d’extra-communautaire et qu’ils ont le choix entre Aouar, un Néerlandais et un Allemand, et bien je discute, mais pas à la hausse… » « Le marché va sûrement se relativiser, anticipe Jean-Baptiste Ginès. Pour le cas de William Saliba (vendu 30 millions d’euros à Arsenal en 2019, N.D.L.R.), on se posera davantage la question du prix pour quelqu’un qui avait joué une saison en demie en Ligue 1 et quelques matchs internationaux chez les jeunes. »
6. … l’Angleterre rit
Sur la terre du breakfast, à moyen terme, les effets du Brexit doivent surtout se faire sentir sur la sélection nationale. « Il y aura une progression, dixit Frédéric Guerra. L’Angleterre reprend la main sur l’Angleterre et devrait retrouver une certaine identité. »C’est que depuis l’arrêt Bosman, « on a perdu toute forme d’identité locale, conclut Vincent Chaudel. Il y avait avant le football total néerlandais, le kick and rush anglais, le catenaccio italien. Avec ce surplus de liberté de circulation, il n’y avait quasi plus de limites. On a toujours besoin d’une forme d’encadrement. C’est comme si on demandait à tous les pays de faire le même type de fromage que ceux en France. C’est caricatural, mais c’est ce qu’on a fait avec le foot. Et le Brexit décliné façon football doit permettre de retrouver cette culture locale. Même si la Premier League restera surpuissante et attirera encore plus uniquement des stars. Finalement, le terrain d’entente entre la Fédération et la Premier League ne gêne personne en Angleterre. » Le changement dans le sens de chacun, donc dans la bonne direction. Nul doute que Churchill aurait approuvé.
Par Florent Caffery