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Le 12 juillet 1998 est-il vraiment un événement historique ?
20 ans. 20 ans que la France a remporté sa première et pour le moment seule Coupe du monde de football. L’exceptionalité de l’exploit sportif a surtout provoqué, à domicile qui plus est, une communion nationale rarement observée depuis. Au point que désormais ce jour serait une date qui pèse dans l’histoire de France avec un H majuscule, comme la prise de la Bastille ou plus récemment Mai 68. Le foot est-il vraiment plus grand que les footballeurs ?
Le grand historien Marc Bloch écrivit dans Apologie pour l’histoire, rédigé en 1943 dans la clandestinité, que « beaucoup d’événements historiques n’ont pu être observés que dans des moments de violent trouble émotif » . La victoire des Bleus semble pour le coup correspondre parfaitement à cette approche, et illustrer comment notre mémoire collective s’engrosse des saillies du présent. Donc peut-on désormais considérer, avec le recul de deux décennies, que le 12 juillet s’avère être un des grands moments historiques de notre histoire, tout du moins contemporaine, au même titre que l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, qui poussa également le peuple dans la rue. Le football a-t-il vraiment en ce bel été 1998 transcendé son simple statut sportif pour construire « un de ces lieux de mémoire » (pour reprendre le magnifique intitulé de l’œuvre de l’historien Pierre Nora) qui permettent à une nation de renouveler son « plébiscite de tous les jours » , comme le croyait Ernest Renan en 1887 ? Sommes-nous bel et bien au-delà du ballon, parmi les amours de Marianne ?
« Il faut distinguer la valeur sentimentale de la valeur concrète, objective, suggère méthodiquement de son côté l’économiste Pierre Rondeau, avec le goût des chiffres de sa discipline. Personnellement, la victoire des Bleus en 1998 est historique, phénoménale, spectaculaire. Nous nous souvenons tous où nous étions ce soir du 12 juillet 1998. Ce moment est entré dans l’inconscient collectif. C’est mon laïus sentimental. Les Bleus ont marqué leur époque et, pour paraphraser Thierry Roland, « après ça, on peut mourir tranquille ». » Laurent Veyssière, conservateur général du patrimoine et directeur général adjoint de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale, confirme ce premier diagnostic : « Plusieurs faits objectifs caractérisent la victoire finale de l’équipe de France lors de la Coupe du monde 1998 comme un événement historique. C’est tout d’abord la victoire d’une grande compétition internationale à l’aura planétaire en elle-même, qui permet d’inscrire le nom de la France dans une liste de pays connue de tous les amateurs de sport et en particulier de football, le sport le plus populaire sur la planète. De surcroît, c’est la première fois que la France remporte cette compétition, créée par un Français, et sur son sol national. »
« Une normalité dans l’état d’esprit sportif »
Toutefois, comme souvent, la mémoire peut tromper ou du moins distendre la réalité des faits. « Maintenant, la valeur objective diffère quelque peu, continue Pierre Rondeau. Ce titre de 1998, finalement, ce n’est qu’une normalité dans l’état d’esprit sportif. La France est un pays riche et puissant, avec une formation sportive prestigieuse, avec un passé sportif glorieux, qui a connu des victoires et des défaites – parce que les défaites forment l’état d’esprit autant que les victoires –, qui dispose d’infrastructures modernes et de grandes qualités, d’un groupe de joueurs compétitifs et soudés. Gagner la Coupe du monde, finalement, c’est normal. Rajoutons à l’histoire que c’était en France, que ça suivait le cataclysme France-Bulgarie de 1993, que la presse monopolistique (L’Équipe, N.D.L.R.)était vent debout contre Aimé Jacquet et l’équipe de France, ça rajoute au spectaculaire et ça marque les esprits. Mais je le répète, d’un point de vue purement rationnel et objectif, la victoire en Coupe du monde n’est pas historique. Elle est même normale. Mais voilà, le story-telling de l’époque rend la chose énormissime et marque à jamais les esprits. »
La France devait bien à un moment ou un autre accrocher une étoile à son maillot bleu. Cela épuise-t-il la signification de ce moment ? Par la manière dont il se trouve aujourd’hui mis en scène, ce souvenir peut sembler même artificiel, voire strictement à vocation commerciale pour surfer sur une espèce de nostalgie fort rentable et qui a transformé la honte du Footix en culte vintage du maillot bleu ? « Certains événements historiques laissent également une trace mémorielle dans une communauté par sa mise en souvenir, confirme Laurent Veyssière. C’est bien le cas de la victoire de 1998 dont la mémoire est entretenue par la Fédération française de football et plus encore par les joueurs victorieux de 1998, réunis au sein d’un groupe France 98, même si des tiraillements plus ou moins importants émaillent régulièrement l’actualité. Cette victoire a modifié le rapport des Français au sport et en particulier au football, mais aussi, au moins pendant quelques années, au monde. Les Français pouvaient être aussi des gagnants, tournant le dos au syndrome Poulidor. Le désamour des années 2000 a abîmé cette nouvelle ambition française, mais ne l’a pas fait disparaître. À chaque compétition, l’espoir renaît d’être à nouveau vainqueurs. Enfin, la campagne médiatique à l’occasion des 20 ans de la victoire est tout à fait digne des commémorations organisées par l’État pour les grands anniversaires de l’histoire de France. En plus d’être un événement historique, il y a fort à parier que la victoire de 1998 devienne un lieu de mémoire. »
Boosté par le phénomène black-blanc-beur
Toutefois, en dépit de cet enrobage opportuniste quelque peu acidulé, il existe de fait des facteurs profonds qui justifient l’impact actuel. « Oui, c’est un événement historique, défend pour sa part l’historien Pascal Blanchard. Il intervient surtout dans un moment singulier sur le plan politique où la question de l’immigration post-coloniale occupe une place de plus en plus importante. De ce point de vue, la victoire de 1984 n’aura pas eu évidemment la même portée et postérité, car elle ne surgit pas dans le même type de contexte. La France s’interroge sur son immigration. La victoire des Bleus participe de cette problématique. Enfin dans ce cadre, tout devient politique autour du titre de l’EDF : les déclarations des politiques bien sûr, des célébrités, des écrivains, dans la presse, même la pub avec Zidane président… Il s’agit bel et bien d’un moment historique au sens fort du terme, contrairement à 1984, car le hasard historique et une victoire sportive heurtent l’intimité politique du pays. »
« La portée sportive de cette victoire est en effet dépassée par ses conséquences politiques et sociales, et peut-être même économiques selon certains, élargit Laurent Veyssière. En particulier, la réussite de l’intégration des enfants d’immigrés a été au centre de tous les commentaires. Avec la génération dite « black-blanc-beur », championne du monde 1998 et championne d’Europe 2000, le rapport aux origines se modifie, qu’elles soient d’ailleurs étrangères ou provinciales. Les joueurs revendiquent leurs racines et symbolisent une France plurielle qui gagne. L’apport de l’immigration devient un objet médiatique et politique. Cependant, l’envahissement du terrain par des jeunes supportant l’Algérie en 2001 au Stade de France, l’échec de la Coupe du monde 2002, le coup de tête de Zinédine Zidane en 2006 et, enfin, la grève des joueurs suivie d’une piteuse élimination lors de la Coupe du monde 2010, effacent ce mirage d’une France fière de sa diversité. »
Un nouveau chapitre en 2018 ?
De ce point de vue, 2018 risque aussi de se révéler instructif. On a peut-être même régressé. Personne ne semble remarquer que finalement, les deux seuls « vrais immigrés » , au regard de leur parcours personnels, s’appellent Antoine Griezmann et Lucas Hernández, alors que Kylian Mbappé est encore et toujours présenté d’abord comme un « modèle » d’intégration et de réussite des quartiers populaires, alors qu’il est pour le coup un pur fils de France et un enfant du foot français. Et que dire des polémiques autour de la soi-disant « trahison de Thierry Henry » , héros de 1998 et coach assistant des Diables rouges ? Une chose reste sûre, l’histoire n’est que très rarement écrite par les perdants…
Par Nicolas Kssis-Martov