- C1
- Finale
- Juventus-Real Madrid (1-4)
Laurent : « On a pris un tsunami humain en pleine gueule »
Samedi soir, sur la place San Carlo de Turin où s’étaient réunis des milliers de Juventini pour assister à la finale de Ligue des champions diffusée sur un écran géant, une fausse alerte attentat a provoqué un mouvement de panique et fait plus de 1500 blessés, dont un enfant de sept ans toujours entre la vie et la mort. Accompagné de son épouse, Gaëlle, Laurent était présent et raconte une soirée qui aurait pu virer au drame.
Quand aviez-vous décidé de venir voir le match ?Quand la Juve a battu Monaco en demi-finale, on se doutait que la mairie allait organiser quelque chose. Nous n’avons aucune origine italienne, mais ma femme est supportrice bianconera depuis Platini, moi, par opposition, je supporte le Torino. C’est trop facile de supporter le Real, le Barça ou justement la Juve qui gagnent tout le temps. Nous habitons en Haute-Savoie, l’Italie est à côté, nous y passons régulièrement nos vacances. Turin est une ville que nous connaissons particulièrement bien, nous y allons deux, trois fois par an. C’est une ville à l’avant-garde concernant l’art moderne, l’idée était effectivement de se faire aussi une expo. On devait y passer deux nuits. À quelle heure arrivez-vous Piazza San Carlo ?Vers 18h30, c’était déjà bien rempli. Il y avait des barrières, ça faisait comme un entonnoir. La police était présente, très équipée, mais il n’y avait aucun contrôle. Moi, je m’attendais à une fan zone comme à l’Euro en France avec fouilles systématiques, mais les gens emmenaient ce qu’ils voulaient, notamment de la bière Moretti, qui n’est pas la meilleure au passage. Il y avait également les marchands ambulants avec les cageots remplis de glaces et de bières en bouteille.
Quels types de personnes composaient le public ?C’était très bon enfant, il y avait des familles, des enfants, des femmes enceintes, c’était le peuple de la Juve. Les plus acrobatiques sont montés sur la statue d’Emmanuel-Philibert de Savoie, craquant quelques fumis. Les gens étaient heureux, mais pas saouls, ils avaient une bière dans le sang, pas plus. On devait être 20 000, 30 000 max. Nous, on est restés à l’entrée de la fan zone. À quel moment se déclenche le mouvement de foule ?Cinq minutes après le 3-1. D’ailleurs, beaucoup de spectateurs étaient déjà partis, sentant que le match était plié. Moi, je n’ai rien vu ni entendu. La seule chose que j’ai vue, c’est comme quand, petit, on jette un caillou dans une mare d’eau, cela provoque des ondes concentriques. C’est parti de la gauche de l’écran géant. Un tsunami humain, on l’a pris en pleine gueule, ça ne s’arrêtait pas. C’était un château de cartes, les gens s’effondraient. Mon épouse est tombée, elle était comme un trois-quarts qui se prend des deuxième et troisième ligne dans un match de rugby. Un magma d’êtres humains. En trois secondes, on s’est fait happer.
Vous résistez à l’impact ? Moi oui, mon objectif numéro un était de trouver mon épouse, j’ai vu sa main sortant de ce magma humain, j’ai reconnu sa bague et son bracelet. Étant cycliste amateur, je suis musclé des mollets et des cuisses, mais beaucoup moins des bras. Ou ai-je trouvé la force ? L’amour, l’adrénaline, je ne sais pas, mais j’ai réussi à la sortir de là. Elle a perdu ses lunettes, mais je voulais qu’on se casse car, dans mon esprit, c’était un attentat.
Vous avez fait le lien direct ?Étant français et « habitué » , je me suis dit : « Putain, c’est notre tour. » Je me voyais veuf.
Ça ne s’est pas arrêté à cette première vague ?Non, quand j’ai extrait mon épouse, elle avait son bras ensanglanté, mais elle pouvait marcher. On est allé vers la droite de la place, une deuxième vague humaine est arrivée sur nous, on a failli se faire plaquer contre le kiosque à journaux. Là j’ai eu moins peur, car je tenais fermement mon épouse. On a tout fait pour sortir de l’entonnoir. La troisième vague, elle, a été effrayante. J’ai revu le Bataclan dans ma tête, les gens qui sortent en courant, vous savez, comme les abeilles quand on tape dans une ruche. Là, je me suis dit : « Faut pas qu’il y ait des cons avec des kalachs. » On a alors tambouriné à une porte cochère dans une rue adjacente. On nous a ouvert, on est entrés à trente, on s’est verrouillés à l’intérieur. Je criais en italien : « Comme à Paris ? » et en anglais je disais « upstairs ! » pour monter. On a toqué aux portes, des gens nous ont ouvert, dont une vieille dame qui nous a donné du désinfectant. On a nettoyé les plaies comme on a pu. Beaucoup étaient touchés à la voûte plantaire à cause des morceaux de verre des bouteilles, car ils étaient en tatanes.
Combien de temps ça a duré tout ça ?Moins de dix minutes. Dans le feu de l’action, on se questionnait tous pour savoir si c’était une bombe, personne ne savait. Ensuite, on est restés dans l’appartement de cette dame, le temps que l’adrénaline retombe. 45 minutes après, on a regardé dehors, ça s’était calmé. On est sortis, la police était cette fois casquée, mitraillette au cou. La croix rouge italienne soignait les gens sur place, certaines personnes étaient prises de convulsions. Nous étions entaillés, mais on a donné la priorité à ceux qui étaient plus durement touchés.
Quelle était l’ambiance à ce moment-là ?Des retrouvailles, des gens qui pleuraient, qui se disaient qu’ils n’étaient pas passés loin. C’est seulement en rentrant à notre B&B deux heures plus tard et en allumant la télé qu’on a compris qu’il ne s’agissait que d’un pétard ayant provoqué la panique générale.
Vous avez pensé aussi au drame du Heysel ?Non, même si j’étais devant ma télé en 1985. Maintenant, il y a de quoi se demander s’il n’y a pas une malédiction à Turin. Entre ça, le Heysel, la catastrophe de Superga…
Vous comprenez cette psychose chez les gens ?C’est très humain. On est dans un tel état, nous les Européens, avec les attentats islamistes, les Italiens se sont dit : « C’est notre tour. » Je ne leur en veux pas du tout, l’Italie restera notre destination préférée. En revanche, concernant l’organisation de l’événement, il aurait fallu tenir compte de l’expérience française de l’Euro qui a été une réussite. Mon épouse me reproche de voir noir, mais en entrant dans la fan zone, j’avais vraiment trouvé ça léger. Nous étions d’ailleurs étonnés que ça se passe à Piazza San Carlo et ses arcades. En 2012, nous avions assisté à la finale de l’Euro à Piazza Vittorio Veneto, plus grande, plus aérée et qui donne sur un pont. Gérer 20 000 personnes ne s’improvise pas. Deux jours après, vous êtes encore sous le choc ?Gaëlle est bien éraflée au niveau de l’épaule. On a écourté notre séjour et on est rentrés tout de suite en France. On s’est arrêtés aux urgences de Sallanches et les médecins lui ont enlevé des petits gravillons de verre. Physiquement, ça va aller, mais psychologiquement, on a brûlé une vie.
Propos recueillis par Valentin Pauluzzi