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Laurent Nicollin : « Je me suis construit une carapace et des boules »
Parce qu’il a vécu, vu et entendu, Laurent Nicollin est un homme averti. Réservé, le président de Montpellier a accepté d’ôter partiellement sa carapace pour nous en apprendre davantage sur sa famille et lui.
Entre un concert de U2 et un bon match de foot, vous optez pour quoi ?U2, c’est mon groupe depuis que je suis tout petit. Je les ai vus plusieurs fois. Je ne suis pas fan de beaucoup de choses, enfin « fan » … Disons que j’avais peut-être un ou deux posters dans ma chambre. J’aime l’état d’esprit du chanteur, c’est un groupe qui dure, à l’image de la chanson Pride in the name of love. Ça doit être mon frère qui m’a fait découvrir U2. Il est un peu plus vieux. Il écoutait des musiques un peu plus intelligentes que moi.
Le plus plaisant dans votre métier de président ?Ne pas perdre le samedi. Passer une bonne semaine et un bon week-end avec un nul ou une victoire. Après, le bonheur, c’est de rendre les gens heureux, fiers. Quand tu as été champion de France, que tu vas faire le plein d’essence et que quelqu’un qui ne te connaît pas te dit : « Bravo, félicitations, c’est génial ce que vous faites ! » , ça fait plaisir. Tu te dis que tu ne fais pas tout ça pour rien. Quand tu vas au stade, parfois tu as les yeux qui brillent parce que tu vois un gamin porter le maillot du club. Il m’arrive de boire un café et d’en voir passer avec un survêt ou un maillot de Montpellier. Je suis heureux parce qu’il y a quinze ans, on n’en voyait pas. Il n’y avait que des maillots de Marseille. Enfin, maintenant, tu en vois quand même de Paris, hein, mais je suis content de voir un gamin ou quelqu’un de lambda avec quelque chose du Montpellier Hérault.
Le club a-t-il déjà été un poids pour vous ?Un poids, non, mais il y a eu des moments de faiblesses. Quand tu joues depuis trois ou quatre saisons le maintien et que les résultats ne vont pas comme tu veux, c’est compliqué. Quand tu dois changer d’entraîneur, en prendre trois ou quatre en deux ans, c’est difficile parce que j’aime travailler sur du long terme. Avec René Girard, on est resté quatre ans ensemble. Ça ne me gênerait pas de garder dix ans le même entraîneur, même si, dans le football, il faut savoir se remettre en question. Il y a des moments compliqués, même quand tu es champion de France et que tu vas jouer la Ligue des champions. Tu as l’impression que ça ne va pour personne parce que tu ne recrutes pas le joueur qu’il faut, parce que tu augmentes trop les salaires… On est champion de France, alléluia ! Je ne dis pas que tout est beau, que tout est rose, mais avec le treizième budget de Ligue 1, avec une équipe qui était montée il y a trois ans de Ligue 2, quand tu arrives à faire une finale de Coupe de la Ligue, à être champion de France, à jouer la Ligue des champions… Mais j’ai une carapace et une grande faculté à beaucoup relativiser les choses. C’est peut-être un défaut. Des fois, je discute avec mes gosses et ils me disent : « Tu t’en fous de tout » , mais ce n’est pas ça. Des choses peuvent me toucher : mes enfants, ma compagne ou des gens que j’aime, mais le reste… on perd un match de foot, on perd un match de foot ! Ça peut décevoir certaines personnes, en énerver d’autres, mais il faut une ligne conductrice et c’est parfois usant.
Comment avez-vous construit cette carapace ?Je suis quelqu’un qui prend, qui avale beaucoup. Ce n’est pas pour ça que je n’en souffre pas intérieurement, mais je relativise beaucoup, je sais encaisser les coups. Ce n’est pas pour ça que ça me plaît. À un moment donné, tu évacues. Dans la vie, tu essaies de t’enrichir avec d’autres choses. Il y a des gens qui souffrent, des difficultés dans d’autres pays, il ne faut pas s’apitoyer sur son sort. Je ne suis pas malheureux. Je suis en bonne santé, mes enfants aussi, ma compagne, ma mère, mon frère, ma nièce aussi. J’ai toujours été en retrait. J’ai beaucoup observé. Dès petit, je regardais et je voyais l’attitude et le comportement des gens. En ayant un père avec une certaine personnalité, en étant au quotidien dans le monde des affaires et au foot avec lui, tu entends les coups de téléphone, tu vas aux matchs, tu vois les choses. Il faut avoir du recul. Parfois, les choses te font mal. Tu apprends de la vie, tous les jours, et tu te rends compte que l’être humain n’est pas spécialement intéressant. Donc il faut avoir ses priorités. Les miennes ce sont mes gosses, ma mère parce qu’elle est seule, ma compagne, mon frère, sa femme, ma nièce, et le club, mais ça c’est autre chose. Tu te fais une carapace et des boules. J’ai des obligations, mon père n’est plus là. Depuis, on s’est dispatché les rôles avec mon frère.
En 1999-2000, vous êtes descendu en deuxième division. C’est alors que votre père vous donne davantage de prérogatives.Je suis devenu président de l’association, ouais. La seule appréhension, c’était qu’il fallait remonter le plus tôt possible et on l’a fait dès l’année suivante, mais j’étais déjà dedans. Pour moi, c’était naturel. C’était juste une officialisation pour les salariés du club, mais le boss restait Louis Nicollin. Après, peut-être qu’il aurait mieux valu que je me casse la jambe ce jour-là. J’aurais peut-être eu moins de pression, de cheveux blancs et de stress, mais tu vis quand même de belles choses. Il y a des coups durs, mais quand ça marche, c’est quand même des bons moments de joie et de partage.
Vous avez déjà eu peur de le décevoir, votre père ?Tu as toujours envie de rendre tes parents fiers. Je les ai certainement déçus sur certaines choses, comme mes gosses peuvent me décevoir. Mon frère et moi faisions du mieux possible. Si nous n’étions pas compétents, je pense que mon père nous aurait acheté un bar tabac quelque part et nous aurait dit : « Maintenant, vous vous démerdez et ne me cassez pas les burnes ! » La première chose qu’il a vue, c’est qu’on était capables de gérer des hommes. L’apparence, les diplômes, c’est bien, mais la chose primordiale, c’est d’en être capable. Si tes salariés ne te respectent pas et estiment que tu ne vas pas les amener au bon endroit, ça ne peut pas le faire. L’école de la vie que mon frère et moi avons eue avec les poubelles me permet de voir les choses différemment dans le club de foot et d’apporter autre chose que le seul côté bling-bling.
Difficile d’être le cadet de la famille ?Pendant longtemps, on est chouchouté par sa mère parce qu’on est le dernier. Ma mère et mon père ont eu un regard un peu plus protecteur. J’ai un garçon et une fille plus petite, je dis toujours à son frère de la protéger. Est-ce que c’est parce que c’est une fille ou parce qu’elle est plus jeune ? Je n’en sais rien. Le dernier est toujours un peu plus choyé. Je pense que mon frère a beaucoup plus essuyé les plâtres. Peut-être que, moi aussi, j’ai été beaucoup plus exigeant avec mon fils qu’avec ma fille.
Comment a évolué le lien avec votre frère ?J’espère qu’il a bien évolué, parce qu’on s’est « pris » quelques fois quand on était plus jeune… J’en jouais aussi, même si je morflais parce qu’il était plus grand et plus costaud. Il s’énervait vite et tapait plus fort. Moi, j’allais pleurer dans les jupes de ma mère. C’était ma petite vengeance. C’est lui qui prenait. Dans la famille, à part ma mère, on n’est pas des grands communicants. Même si on s’aimait, on ne se sautait pas au cou. On se voit tous les jours, on a un lien très fort parce qu’on est frères et, quoi qu’il fasse, je le défendrai. Et inversement, même si l’un ou l’autre a tort.
Vous avez dit : « Je n’attends rien de l’être humain. » Vous a-t-il déçu ? Tu sais, quand tu es le second et que tu vois le comportement des gens… Mon père avait réussi, il avait de l’argent, il pouvait embaucher le cousin, le neveu, la nièce, l’oncle, la tante, aider financièrement lorsque des gens étaient en difficulté. Mon père avait tendance à aider tout le monde. Il avait un besoin de transmettre, de donner. Tu vois, les gens dans le foot et dans la société, j’y travaillais depuis tout jeune, certains sont super et d’autres tordus. Certains veulent te niquer, mais c’est la vie qui est comme ça. Le tout, c’est de le savoir et ne pas se tromper sur les hommes. Mon frère a pris le caractère de mon père, il va s’énerver en lisant ça, mais c’est vrai. Il monte tout de suite en gamme. Moi, j’ai pris sa façon d’analyser les hommes. Il se trompait rarement. Je mets vite des barrières. Je ne m’entoure que des gens avec qui je me sens bien. Je ne suis pas quelqu’un qui aime faire des sorties, partir dans des trucs, parce qu’il y a toujours une personne tordue qui va t’embobiner. Depuis tout petit, j’ai ce blocage.
Vous êtes rapidement déçu ?Pas spécialement, parce que je ne m’ouvre et je ne m’investis pas suffisamment pour l’être. Je mets vite des barrières quand c’est autre chose que familial ou sentimental. Je suis quelqu’un de vrai. Il faut du temps pour gagner ma confiance. Beaucoup de temps, même. C’est pour ça que je suis entouré de personnes avec qui j’ai joué quand j’étais plus jeune. Carotti, je le connais depuis que j’ai quinze ou seize ans, j’en ai quarante-cinq aujourd’hui. En trente ans, tu as le temps de te faire une idée sur les personnes.
Une fois que la confiance est perdue, c’est fini ?Une fois qu’elle est perdue, c’est compliqué. Je suis ouvert. Même dans le boulot, je peux cautionner beaucoup de choses, mais si tu te loupes et que tu ne fais pas ce que je te dis, il peut y avoir un bug de mon côté. Je ne suis pas rancunier, mais, certaines fois, il faut taper. Surtout que maintenant, je suis seul à la tête du club.
Je vous cite : « Plus jeune, je voulais mourir avant mes parents pour ne pas souffrir. » Je pense que beaucoup d’enfants doivent dire ça quand ils sont plus jeunes. J’avais une adoration pour mes parents. Quand tu es bien avec des gens, que tu ne veux pas grandir, tu veux rester dans un certain contexte familial. Tu te dis : « Je ne partirai jamais de la maison. » Et puis j’ai été le premier à me barrer, avant mon frère. Comme je suis quelqu’un de très sensible, je ne voulais pas subir la tristesse du départ de l’un des deux, égoïstement. Je l’ai vécu avec mon père, donc ça a été très compliqué. Mais j’étais plus âgé, donc j’ai une capacité à évacuer que je n’aurais pas eue à dix, quinze ou seize ans. La vie te forge. Avec mon père, j’ai côtoyé quelqu’un d’exceptionnel, un meneur d’hommes, un chef d’entreprise. Sans avoir fait de gros efforts ou de grandes études, en étant avec quelqu’un de compétent qui décide, coupe, tranche, tu apprends tous les jours. Même si, parfois, certaines choses ne me plaisaient pas. Il pouvait être violent, cassant, s’énerver vite. En réunion, tu étais parfois pétrifié quand il partait d’un coup. Quand il était comme ça, mon frère arrivait à échanger et lui dire qu’il nous gonflait, mais, moi, j’avais du mal. Je me renfermais sur moi-même et je préférais ne rien dire. Parce qu’en fonction de ce que je répondais, il s’énervait encore plus. Quand on m’attaque, je n’ai pas beaucoup de tact et je m’emporte très vite. J’avais pris le parti de ne rien dire le dimanche, quand on faisait les repas en famille. Enfin, la force qu’avait mon père, c’est qu’il s’énervait, et puis cinq minutes après, il n’y pensait plus. C’était un gros nounours. Parfois, c’était usant et pénible, mais tu te dis qu’il faut de temps en temps savoir taper du poing sur la table pour que les gens comprennent et avancent. On a été à bonne école. Avec mon frère, on a pu analyser ses qualités, ses quelques défauts aussi – parce qu’il en avait –, et les choses qu’on pouvait mieux faire que lui.
Petit, vous aimiez faire des déplacements avec lui.Il y en a eu tellement. C’étaient les départs, les rigolades, des galères. Tu vas à Montceau-les-Mines, Chaumont, tu t’arrêtes dans une boulangerie, achètes tes pâtés à la viande, tu vas prendre du vin chaud… C’était ça, le football de la Paillade au départ. Après, ça a été les déplacements en avion, tu sors du jambon, tu manges… Actuellement, la tradition, c’est que chacun amène à bouffer et, après le match, on rigole et on se détend. Il y a tellement d’histoires. Quand tu as dix ans et que tu entends ces monstres parler… Parfois, ça te choque un peu. Mais, avec le temps, tu te rends compte que c’est la vie qui est comme ça. Je n’en retiens que des bons moments. J’ai dû faire 600 déplacements avec mon père. Il y en a un où Georges Frêche était venu avec nous, je crois qu’ils jouaient aux cartes dans l’avion, à la belote, et le but était de savoir qui trichait le plus. Tu es quand même avec Georges Frêche, président de la région, ancien maire de Montpellier, président de la métropole, avec Louis Nicollin, avec le chauffeur du président… Tu es focalisé sur qui va niquer l’autre. Je me dis que j’ai quand même été privilégié de partager ces moments avec des personnalités.
Ces déplacements, c’étaient les moments où vous étiez le plus proche ?Oui, pendant cinq, six, sept heures, tu étais avec lui. Pendant les matchs, on était ensemble sur le banc, même si, à la fin, il allait en tribunes à cause d’une histoire avec Courbis. Quand on était champions de France, on était tous les deux sur le banc, ensemble. Tu as la chance de vivre un moment fort avec ton père. Dans le boulot, il était accaparé par le monde. Plus jeune, je n’en ai pas souffert, mais ça m’a un peu… Disons qu’on partait souvent le samedi matin quand il n’y avait pas de déplacements, parce que la semaine, il n’était souvent pas là. Ces week-ends, c’était la tradition. Il nous prenait, mon frère et moi, et on allait en ville. On aimait se balader. Il y avait un magasin Pomme d’Api où il aimait bien acheter des trucs. Dans la rue, il était parfois accaparé par tout le monde et tu te disais : « On me prend mon père ! » , alors qu’on est censé passer un moment privilégié ensemble. C’était parfois frustrant parce qu’on est quand même très famille, très proche. Mon père bossait beaucoup, rentrait tard et, quand il n’y avait pas les matchs, il ne bougeait pas, il était là. C’est peut-être de là que me vient cette carapace. J’ai appris tout petit à relativiser, me bloquer, me renfermer sur moi-même parce qu’on te prend la personne que tu aimes le plus au monde. Ça te forge quand tu as neuf, dix, onze ans. Je n’allais pas partir en hurlant, donc tu ne dis rien et tu attends parce que tu es bien élevé.
Il m’a confié qu’il vous disait rarement qu’il était fier de vous.Autant, ma mère nous le disait souvent, mais avec lui on le comprenait par le regard… Il a dû le dire deux fois, dont une lors des quarante ans du club. Mais, avec mon frère, on partait du principe que tant qu’il ne poussait pas de hurlements, c’est que ça lui allait. Il était assez expert en critiques. Il ne disait rien et, à la fin, on prenait sur la tronche. C’est vrai que ça lui arrachait le cul de dire : « Mon chéri, c’est bien ce que tu as fait » , mais il adorait mes enfants…
Votre père était accaparé par les médias et vous en avez souffert. N’avez-vous pas peur que vos enfants vivent la même chose ?Je suis moins exposé que lui. Je ne suis pas Louis Nicollin.
Propos recueillis par Flavien Bories, à Montpellier