- CAN 2017
Laurent Duarte : « Cette CAN sera un réferendum pour ou contre Bongo »
Relais de la société civile gabonaise, Laurent Duarte n'est pas un grand fan de la compétition qui s'ouvre ce samedi à Libreville. Il expose ici les raisons de son appel au boycott.
Bonjour Laurent, pouvez-vous vous présenter ?Je suis le coordinateur de « Tournons la Page » , un collectif associatif présent dans neuf pays qui milite pour la démocratie et l’alternance en Afrique. C’est un mouvement non partisan et interconfessionnel qui regroupe plusieurs coalitions d’acteurs de la société civile. Au Gabon, nous nous appuyons principalement sur le mouvement pacifique mené par Marc Ona Essangui. Je suis pour eux une caisse de résonance. Depuis Paris, je leur offre la possibilité d’avoir accès aux médias ainsi qu’une liberté d’expression totale.
En décembre dernier, vous avez lancé un appel au boycott et au « sabotage » de la CAN. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons ?
Je tiens d’emblée à rectifier une coquille : nous n’appelons pas au sabotage. Cela a été écrit par erreur dans notre première tribune et puis cela a été repris dans tous les médias. Nous appelons seulement au boycott. Nous sommes un mouvement pacifique. En revanche, d’autres acteurs de la société civile gabonaise ont déjà appelé au sabotage.
Pourquoi ?Parce que cette compétition a lieu sous l’égide d’un gouvernement illégitime. Nous avons assisté en août 2016 à un coup d’État constitutionnel (Ali Bongo a été réélu avec 50,66% des suffrages dans une élection entachée de sévères irrégularités, ndlr). Des résultats qui auraient permis à Jean Ping d’être élu président ont été ouvertement maquillés.
Vous avez un exemple précis ?Dans le Haut-Ogooué, le fief du clan Bongo, les scores sont arrivés tardivement. Le taux de participation a été de 99%, ce qui est déjà admirable, mais en plus 95% des votants se sont déclarés pour Ali Bongo, alors que, dans le reste du pays, environ 60% des voix sont attribuées à Jean Ping. C’est une véritable mascarade électorale, qui a d’ailleurs été très bien documentée par les observateurs de l’Union européenne.
Des violences post-électorales ont éclaté dans la foulée…
Il y a eu plusieurs dizaines de morts, avec bombardement du QG de l’opposition. Les chiffres divergent, mais selon notre rapport, il y a au moins trente morts avérés, auxquels il faut encore ajouter les disparitions. Il faut bien comprendre qu’un tel bilan au Gabon, c’est énorme. À population équivalente, c’est comme neuf cents morts en France. C’est le même impact. La répression sanguinaire et l’instabilité qui règnent actuellement imposaient selon nous de transférer l’organisation de la CAN vers un autre pays. À défaut d’avoir vu notre vœu exaucé par la FIFA, nous appelons fermement au boycott.
Quel est l’état d’esprit des populations à la veille de la compétition ? Pensez-vous que votre appel sera suivi ?Il y a actuellement un ras-le-bol social généralisé au Gabon. La rentrée scolaire s’est effectuée dans le chaos, les magistrats sont en grève, tout comme les agents de la ville de Libreville… Notre appel ne sort pas de nulle part, il part de la base. On sent la colère. Il y a quelques jours, un match de préparation entre le Gabon et une équipe locale s’est déroulé devant une centaine de supporters, alors que le stade pouvait accueillir 20 000 places. C’est un camouflet pour Bongo, quand on connaît l’amour du foot qui anime le peuple gabonais. Il y a une véritable volonté de ne pas suivre cette CAN. Imaginez-vous, cela fait cinquante ans que la famille Bongo dirige le pays, 88% des Gabonais n’ont jamais connu d’autres dirigeants. Pourtant, aux dernières nouvelles, le Gabon n’est pas une monarchie.
Pensez-vous vraiment que votre appel puisse infléchir quoi que ce soit, dans le sens où même des manifestations réprimées dans le sang n’ont pas eu l’effet escompté ?
Dans l’absolu, on sait bien que le boycott a peu de chances de pousser Ali Bongo vers la sortie, mais l’important pour nous, c’est de continuer à le rendre infréquentable. Les dictateurs africains vivent de la légitimité internationale. Cette CAN 2017 a pour but de montrer que Bongo est capable d’être le garant de la stabilité et de la paix, c’est un moyen pour lui de se valoriser aux yeux du monde.
Ce ne serait pas la première fois que Bongo utilise le football à des fins politiques. Il avait déjà organisé la CAN en 2012, en partenariat avec la Guinée équatoriale.C’est un véritable passionné, qui mène une politique par le football. On l’a vu quand il a organisé le Trophée des champions entre le PSG et Bordeaux, ou des matchs amicaux de prestige face au Brésil et au Portugal. Par ailleurs, il est de notoriété commune que la Fédération gabonaise ne prend pas une décision sans son aval. Le départ de Costa et la nomination de Camacho à la tête de la sélection, c’est lui. Camacho a déjà menacé de partir, en dénonçant l’intrusion politique constante dans son travail d’entraîneur.
En juillet 2015, il y a aussi eu la très onéreuse visite de Lionel Messi, pour poser la première pierre du stade de Port-Gentil. Certains chiffres avancés à l’époque par France Football faisaient état d’un salaire horaire de 50 000 euros. Les Gabonais étaient alors circonspects sur l’opportunité de se livrer à de telles dépenses au moment même où le pays traversait une grave crise économique…
Cela a été largement commenté à l’époque par l’opposition. Il avait fait la même chose avec Pelé. Sa volonté, c’était de faire parler du Gabon en bien et cela a parfaitement fonctionné. La preuve, même So Foot en a parlé. Après, la responsabilité est partagée. Les joueurs de foot n’ont aucune lecture politique. Si Messi avait vraiment eu envie de faire un geste envers l’Afrique, il aurait sans doute pu venir de lui-même, il lui suffisait seulement de rapatrier un peu de son argent depuis ses paradis fiscaux.
Puisqu’on parle d’argent, l’organisation de cette CAN va coûter 700 milliards de francs…Il ne fait aucun doute que cela cache des détournements de fonds massifs. En 2012, l’organisation de la CAN avait déjà coûté 400 milliards. Les stades ont déjà été rénovés il y a quatre ans, mais il fallait apparement les rénover à nouveau cette fois encore. C’est une véritable gabegie financière, indécente dans le contexte actuel. Le Gabon, c’est un petit pays de 1,8 million d’habitants, avec un revenu par tête parmi les plus élevés d’Afrique. Mais ces chiffres cachent d’immenses inégalités. Il y a récemment eu beaucoup de restrictions, les élus expliquent que cela provient de la chute du pétrole. Bien sûr que les fluctuations existent et que cela impacte l’économie, mais la crise est avant tout due à une mauvaise gestion de l’argent public. Quand on prépare un budget, j’imagine qu’on anticipe la chute du pétrole. Je ne crois pas que les Émirats arabes unis aient déjà eu à virer en masse leurs fonctionnaires.
En 2012, c’était la CAN Orange. Aujourd’hui, on a le droit à la CAN Total. Quel rôle joue la France dans tout ça ?La Françafrique telle qu’elle a pu exister du temps d’Omar Bongo n’est plus d’actualité. Les choses ont changé. Néanmoins, l’influence de la France demeure. Les Français sont les premiers ressortissants étrangers au Gabon. Total reste la première entreprise étrangère en matière de bénéfices. Il y a donc de nombreux intérêts économiques et un besoin de stabilité politique dans la région, quitte à cautionner des dictateurs qui tirent sur la population et affament leur peuple.
Le gouvernement français n’a en effet pas été très clair sur sa position par rapport aux élections…Au début, il y a eu une vraie prise de parole de Jean-Marc Ayrault, qui a dit qu’il fallait recompter les voix. Mais quand Manuel Valls est parti en voyage en Afrique de l’Ouest, précisément au Togo, il a expliqué que Bongo était légitime et qu’il fallait collaborer avec lui. C’est un revirement qui nous a beaucoup déçus.
En attendant, le situation est très tendue. Face à vos menaces, la ministre des Sports Nicole Asselé a lancé un appel patriotique et mis en garde la population contre les « prêcheurs en eaux troubles » , tels que vous et Marc Ona Essengui, qu’elle assimile à des « activistes voulant transposer leurs frustrations politiques résultant de leurs déboires électoraux sur le sport en général et le football en particulier » . Cela vous fait plaisir ? La ministre s’attaque à nous car nous avons été les initiateurs de la contestation. C’est une prise de parole qu’on interprète comme une avancée, car si notre appel était insignifiant, le gouvernement n’aurait pas réagi. On sait à quel point le gouvernement gabonais est violent. Ils emploient la même violence dans leur rhétorique. On a touché juste, ils savent qu’à cause de nous, la CAN peut rapidement virer au fiasco.
J’imagine qu’ils ne vont pas rester les bras ballants. Comment le gouvernement compte-t-il contre-attaquer ?Il y a beaucoup de rumeurs qui circulent actuellement sur les réseaux sociaux. Plusieurs personnes disent que des places leur ont été distribuées gratuitement. Il faut déjà dire que le prix du billet est de 530 francs CFA, soit moins d’un euro. La tactique du gouvernement, c’est de rendre le spectacle accessible à tous, afin que les stades ne sonnent pas creux.
C’est une véritable bataille politique qui se profile…Absolument. Il suffit de regarder ce qui est arrivé à Samba la mascotte. Au départ, elle était habillée en jaune. Mais il se trouve que le gouvernement a réalisé que le jaune, c’était la couleur de Ping et des opposants. Depuis, ils ont changé, et maintenant elle est habillée de blanc. Cela montre bien les enjeux. Cette CAN sera un référendum pour ou contre Bongo. Et quelque chose me dit que cette CAN ne va pas très bien se passer…
Propos recueillis par Christophe Gleizes