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Lasarte : « L’Uruguay ne laissera pas autant d’espaces que l’Argentine »
Ancien entraîneur du Nacional Montevideo et de la Real Sociedad, Martín Lasarte va observer cet Uruguay-France d’un œil particulier. Pourquoi ? Parce que l’homme de 57 ans a lancé tour à tour Luis Suárez et Antoine Griezmann dans le bain du football professionnel. Voilà comment il voit le duel entre ses deux poulains, en quarts de finale du Mondial.
Le 3 mars 2005, vous faites entrer Luis Suárez dans l’équipe du Nacional Montevideo contre Atlético Junior en Copa Libertadores. Qu’est-ce qui vous avait convaincu de lui donner sa chance ? Il s’entraînait avec nous, et au bout de cinq ou six mois, l’opportunité de le faire jouer est arrivée. L’un de mes joueurs était tombé malade, et le processus d’intégration s’est accéléré. À partir de ce moment-là, Luis n’est plus sorti de l’équipe. C’était un joueur de rue, sa prédisposition pour le combat et la lutte sur un terrain était déjà évidente. Finalement, cette envie de se surpasser ne l’a jamais quitté, et cela explique sa situation actuelle. Si Suárez en est là, ce n’est pas lié à un caprice.
À la Real Sociedad, vous allez chercher Griezmann en réserve pour le faire jouer le 2 septembre 2009 contre le Rayo Vallecano. Les raisons de le faire jouer étaient similaires au cas de Suárez ?
Pour Luis, cela faisait déjà un moment qu’il était dans le groupe professionnel et j’étais déjà conscient de ses capacités. En ce qui concerne Antoine, nous l’avons d’abord pris dans notre groupe pour pallier une éventuelle blessure de notre ailier gauche. Il nous fallait un remplaçant, et au lieu d’aller chercher une recrue coûteuse, nous avions parié en début de saison sur un joueur de notre cantera, car Griezmann avait été excellent durant la préparation estivale. Après cinq matchs passés sur le banc, il a eu sa chance puis il n’est presque plus jamais sorti de mon onze de départ, en deuxième division comme en Liga.
Au niveau du contact humain, j’imagine qu’il devait y avoir une approche différente pour les appréhender chacun selon leur personnalité. Comment vous y preniez-vous ?En ce qui concerne la motivation, ils étaient déjà à fond tous les deux. Leur détermination à dépasser leurs limites est un vrai point commun entre ces deux garçons. Avec Luis, nous marchions souvent ensemble pour parler du football, de la vie. Et déjà à l’époque, il me disait qu’il souhaitait jouer à Barcelone. Il y avait sa copine là-bas, aujourd’hui elle est devenue sa femme. Antoine, c’est la même chose : à la Real, il était déjà sûr et certain qu’il jouerait une Coupe du monde avec la France en tant qu’attaquant. À 18 ans, tu te prends à rêver de choses impossibles. En toute franchise, je me disais que ce serait difficile pour eux. Mais grâce à leur volonté, leur écoute et un travail acharné, tout cela est devenu réel. Ce sont deux joueurs ultra généreux dans l’effort et cela facilite les chose.
Griezmann s’est intégré à la Real Sociedad grâce à son coéquipier Carlos Bueno, avec lequel il a bu ses premiers matés. Cette connaissance de la culture sud-américaine lui donne-t-elle un rôle particulier pour affronter l’Uruguay – ou l’Argentine en huitièmes – d’après vous ?Le rôle de leader, Griezmann le possède pour tous les matchs et pas uniquement contre les équipes sud-américaines. Le football français est différent du football uruguayen. Il n’est ni meilleur ni moins bon, il est juste différent, car les caractères et les façons de vivre sont différents. Quand Griezmann est arrivé dans le vestiaire de la Real, il devait saisir que le jeu pouvait se lire sous le prisme des identités culturelles selon les pays. Dans ce sens, il était très important pour lui de comprendre les bases du football espagnol et le savoir-faire basque. Tout cela lui sert aujourd’hui.
L’Uruguay et la France sont deux nations orientées vers le championnat espagnol : Umtiti connaît bien Suárez à Barcelone, Godín et Giménez connaissent Griezmann à l’Atlético… Est-ce que les Uruguayens sont prêts à se battre avec acharnement contre leurs coéquipiers en club pour gagner ce match ?Cela va être un vrai défi pour chaque défense. Avec Griezmann, Godín et Giménez vont tenter, et je dis bien tenter, de l’isoler pour le neutraliser. Ce sera exactement le même principe avec Umtiti et Varane pour Suárez, car ils le connaissent très bien aussi. Affronter un coéquipier en club, cela aide dans les deux sens. Tout s’étudie avec encore plus de précision : les mouvements, les appels en profondeur, le jeu aérien, la capacité à provoquer les fautes… C’est une histoire de détails, mais des détails essentiels.
L’Uruguay a pris un seul but en quatre matchs, c’est la meilleure défense du Mondial à égalité avec le Brésil. Comment voyez-vous cette rencontre pour Griezmann ?
D’un point de vue offensif, le vrai numéro 9 de l’équipe de France reste Giroud, Antoine étant plus attaquant de soutien. En tant qu’ancien défenseur central uruguayen, je pense que Giroud va beaucoup souffrir durant ce match. C’est un pivot lent, typiquement le style de joueur dont raffolent Godín et Giménez. En revanche, les joueurs rapides et véloces comme Griezmann ou Mbappé peuvent les mettre en difficulté. Si la France alterne les attaques latérales et au centre, l’Uruguay va devoir faire très attention. Antoine n’est plus le joueur que j’ai entraîné, il est encore plus complet, encore plus dangereux.
Dans une interview au magazine SO FOOT spécial Coupe du monde, vous disiez : « Se qualifier pour les quarts de finale, pourquoi pas, mais gagner un Mondial, ça me paraît compliqué. » À l’heure où l’Uruguay affronte la France, est-ce que vous revoyez votre pronostic ou il vous paraît toujours cohérent ? Une chose a changé depuis cette interview. En huitièmes de finale, nous avons battu le Portugal, champion d’Europe en titre. Nous l’avons battu en 90 minutes sur le terrain, sans avoir besoin de passer par la prolongation ou les tirs au but. Cela démontre la confiance de ce groupe. En revanche, il faudra logiquement faire sans Cavani. Cavani en attaque, c’est un peu comme Godín en défense centrale. Le remplacer, c’est une tâche aussi ingrate que délicate…
En conférence de presse, Antoine Griezmann disait qu’il fallait s’attendre à un « match chiant » , tandis que Suárez expliquait qu’il n’y aurait « pas de favori » entre l’Uruguay et la France. Est-ce un moyen de s’enlever de la pression ?
Cette Coupe du monde démontre jour après jour que les pronostics et les supposés favoris sont remis en question. Regarde Belgique-Japon en huitièmes, c’est la folie totale ! Espagne-Russie, pareil. À quel moment tu peux imaginer que la Russie sorte l’Espagne ? Et puis, ça ne s’arrête pas là : certaines équipes éliminées ont créé de vraies sensations. Le Maroc contre l’Espagne, la Corée contre l’Allemagne ! Même l’Arabie saoudite sera restée menaçante face à l’Uruguay pendant tout le match… Honnêtement, je me mets du côté des joueurs là-dessus : mieux vaut ne pas établir de favori. La France est forte, mais l’Uruguay est aussi une grande équipe, tant au niveau individuel que collectif. Si tu leur laisses une opportunité, attention…
Griezmann et Suárez en sont à deux buts marqués dans le tournoi avant cette rencontre. Lequel des deux va augmenter son compteur ? (Rires.) Bonne question… Ce match va être aussi serré que stressant à suivre. En toute franchise, l’Uruguay ne laissera pas autant d’espaces que l’Argentine lors du tour précédent. On va bien voir !
Propos recueillis par Antoine Donnarieix