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L’art de la surprise
Et si le plaisir d'un Mondial était de toujours se tromper dans ses pronostics ? Plus la compétition avance, moins il est raisonnable de prévoir. Tant mieux. C'est le meilleur moyen d'être surpris.
Ce que nous demandions à cette journée, c’était tout autre chose que le plaisir des intuitions qui se confirment et des prévisions qui se réalisent. Il y a quelque chose de décevant dans l’idée de pronostic. Comme s’il ne servait plus à rien de jouer et qu’il suffisait de placer deux noms l’un à côté de l’autre pour déterminer quel serait le vainqueur. L’idée qu’il y aurait une justice mathématique ou une nécessité naturelle à la défaite du Portugal contre l’Allemagne ou de l’Iran contre le reste du monde est profondément déprimante. Si l’on passe huit heures par jour depuis le début de ce Mondial, assis dans un fauteuil, à regarder des types se passer le ballon, ce n’est pas pour l’argent de quelques paris ni le plaisir d’avoir raison. L’ivresse de l’imprévu et le bonheur d’être surpris sont des plaisirs bien supérieurs à celui de la perspicacité. Pendant le Mondial, une surprise, c’est une étoile filante au milieu d’un ciel trop prévisible. Après avoir passé des heures à se tordre le cou, c’est toujours quand on a baissé les yeux que l’astre brillant finit par apparaître. Et puis, quand enfin nous arrivons à en apercevoir la traînée blanche dans le ciel, le pragmatique à côté de nous brise immédiatement le charme. Ce qu’on avait pris jusqu’ici pour une pluie d’étoiles n’était en fait que le dégazage atmosphérique d’un vulgaire satellite chinois. Tant pis. Pour nous, c’était une étoile filante. On avait bien fait d’être patient.
Marcel Proust dans le groupe de la mort
Pronostiquer les résultats de ce Mondial tient donc de la sorcellerie. Jamais on n’a vu un niveau moyen aussi élevé, jamais les équipes ne furent à ce point proches les unes des autres. Sans doute à cause des évolutions technologiques et de l’universalité de la Champions League, toutes les équipes se ressemblent désormais un peu. Même l’Iran de Carlos Queiroz, qu’on pensait largement inférieur aux autres concurrents et condamné au ridicule contre le Nigeria, fit beaucoup plus qu’on aurait imaginé. La surprise fut de constater avec quelle discipline les centraux iraniens Hosseini et Sadeqi conservaient leurs marques. Ce premier match nul de la compétition ne l’était pas du tout. Dans une autre rencontre, l’étonnement fut de voir que les États-Unis étaient aussi désormais capables de fabriquer des milieux relayeurs à la hauteur de Busquets, Cabaye ou Obi Mikel. Jermaine Jones et Kyle Beckerman (l’homme aux dreadlocks) mirent les États-Unis à l’abri du naufrage technique contre le Ghana. Cet États-Unis – Ghana fut une pluie de comètes multicolores qui démarra dès la trente-cinquième seconde (but de Dempsey) et dura le temps de cette rencontre.
Quand le Ghana égalisa grâce à un duo virtuose entre le talon d’Asamoah Gyan et l’extérieur du gauche d’André Ayew, les choses semblaient revenir à leur place. Mais ce Mondial est un peu comme le kaléidoscope de Proust : « Pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait cru immuables et compose une autre figure. » (À l’ombre des jeunes filles en fleurs). Et John Anthony Brooks qui n’aurait jamais dû jouer ce match (né en Allemagne et appelé à la dernière minute par Klinsmann, il avait remplacé Matt Besler blessé à la 45e minute et n’était que le quatrième central de la sélection nord-américaine), mit un coup de tête qui se vit jusqu’au fond du Colorado et donna la victoire au pays de son père. Allongé face contre terre, le jeune défenseur se noya pendant une minute entière sur une verte pelouse brésilienne. Le tube rempli de couleurs venait de tourner sans prévenir. Les États-Unis sortiraient peut-être indemnes du groupe de la mort.
Haydn c’est Toni Kroos
Mais tout cela n’était rien à côté des quarante premières minutes de ce Portugal-Allemagne dont on se demande toujours comment et pourquoi. Que l’Allemagne fût supérieure au Portugal, il n’y a que Cristiano pour le contester. Toni Kroos avec sa pluie de transversales, corners et autres passes dans les intervalles fut irrésistible. Cette Allemagne avec un autre Torpedo Müller en pointe et un milieu Lahm-Götze-Kross-Khedira-Özil a des airs de quatuor de Haydn où la mesure et la finesse des mélodies sont les seules rivales à la rigueur du tempo et la délicatesse des accents. Pas de surprise, l’Allemagne était bien prête. L’étonnement vint d’ailleurs : on se demande toujours comment Pepe a-t-il pu à ce point sombrer dans le ridicule, pourquoi l’arbitre serbe l’expulsa avant même de l’avertir dès la 37e minute, comment il y eut ce pénalty sur Götze, comment des joueurs de cette classe ont-il pu célébrer ce coup de sifflet avec autant de tapes dans le dos, de sourires satisfaits et de félicitations comme si le but avait déjà été marqué, comme si tomber dans une surface (sur une faute plus que douteuse) valait bien les hourras de ses camarades et les félicitations du conseil de classe. Ce que l’Allemagne avait gagné en élégance et en distinction, elle venait de le perdre en vanité et en arrogance. Il y eut autant de grossièreté et d’anti-jeu dans ces célébrations allemandes anticipées, que dans cette attitude agressive et inappropriée de Pepe à l’encontre de Thomas Müller. Celui-ci méritait-il ce but ? Celui-là d’être expulsé ? Un jour, il sera l’heure de se pencher sur ces autres réactions déshonorantes. Ce jour-là, on admirera la nouvelle couleur des cartons (jaune ou rouge) qu’on montrera aux coupables. Sans qu’on s’y attende, la même ivresse se répètera. Et le kaléidoscope tournera à nouveau.
Par Thibaud Leplat