- Coupe du monde 2014
- Finale
- Allemagne/Argentine
L’Argentine ou la mauvaise réputation
À quoi jouent les Argentins ? Cette équipe peut-elle vraiment battre l'Allemagne ? Ils ont Messi, certes. Mais ils ne séduisent personne. L'Argentine a beau chanter, elle aura toujours mauvaise réputation.
Ils ne vous regardent pas quand vous leur adressez la parole. Ils ne font aucun effort quand il s’agit de libérer une place, une chaise, un banc. Sur le visage, ils arborent toujours une ou deux cicatrices et cette façon d’être sûrs d’eux-mêmes. Ils sont souvent entourés d’autres qui leur ressemblent beaucoup. Pendant une Coupe du monde, aucun d’eux ne porte d’autre couleur que le bleu ciel et le blanc. Accrochées à leurs bras, quelques brunes aux cheveux élégamment bouclés n’accordent absolument aucun regard à l’étranger. Si vous êtes distraits et occupés à commander un verre, elles peuvent à tout moment attraper votre siège laissé vide un instant, y installer tous leurs outils cabalistiques : sacs à main, mystérieux tissus transportés jusqu’ici, carnets ouverts, thermos de maté. Si vous êtes encore plus inattentif, vos lunettes, votre téléphone ou même votre verre pourraient changer de propriétaire en un éclair. Assis à côté d’eux, vous les entendrez brailler « He Cheeee, el enano va frotar la laaaampara y volvereeeeemos… (tu vas voir, le nain va frotter la lampe et nous reviendrons…) » Leurs compagnes vêtues elles aussi de bleu et blanc évoqueront un autre « Chiquiiiito Romeeeero las va a parar toooodas para su chiquiiiita… (le petit Romero va tout arrêter pour sa petite) » Les gamins qui traîneraient par là dans leur maillot coq sportif flanqué du numéro 10 se mettraient ensuite à chanter, comme leurs pères avant eux « Volveremos, volveremos, volveremos otra vez, volveremos a ser campeones, como en el 86… »
Che Gevara, Evita, Gardel et Maradona
Si l’Argentine a si mauvaise réputation en Amérique latine c’est parce qu’elle parle de ses voisins en disant « eux, les Sud-Américains » comme s’ils vivaient encore à des milliers de kilomètres de là, comme si leurs parents, leurs grands-parents, leurs arrière-grands-parents n’avaient jamais dû quitter l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne ou la France en quête d’une vie meilleure. C’était le temps où l’Argentine prêtait de l’argent à l’Europe, où les États-Unis n’étaient pas grand-chose et le pays au bord du Rio de la Plata ressemblait à un Nouveau Monde où il faisait bon s’exiler et rêver un grand coup. C’était le temps où Gardel chantait, où le Che n’était encore qu’un gamin de Rosario, où Maradona n’existait pas, Di Stéfano venait de naître. C’était le temps où l’Argentine était encore joyeuse, juste avant que l’avion de Gardel ne s’écrase à Medellin (en 1935) juste avant que le tango ne soit changé en tristesse et le football en mélancolie. Parler de la grandeur en argentin, c’est toujours parler au passé révolu, c’est évoquer un temps qui n’existe plus, mais qui reviendra peut-être. Parce que l’Argentine n’est plus rien, elle vous condamne inexorablement à la mort héroïque, c’est-à-dire à l’éternité « il y a peu de temps, raconte Valdano, j’étais à Bariloche en Argentine et j’ai vu un drapeau où il y avait à la fois Che Gevara, Evita, Gardel et Maradona. Bien sûr, si vous êtes déjà mort, vous sortez indemne de tout cela. Mais être un mythe vivant est ce qu’il y a de plus inconfortable. » Ce soir, 28 ans après Maradona, Messi peut se faire une place aux côtés de tous ces (presque) morts mythiques. Et vingt-huit ans, c’est beaucoup quand on est né nostalgique.
40 millions de poètes
En fait, en y réfléchissant bien, le seul talent véritablement argentin n’est pas sur la pelouse. Il est dans les mots. Plutôt que de changer le réel, les Argentins ont décidé de changer les mots. Ce qui les rend irrésistibles, c’est ce don de la métaphore pour rien. Exemple. Pour Menotti, la blessure de Neymar pendant son Mondial, c’était « comme si le fiancé n’était pas apparu à la messe pour son mariage » . Ils parlent de football comme ils parleraient de la vie, de l’histoire ou de Borges. Messi n’est pas un poète, certes. Mais le « pueblo futbolero » (comme l’appelle Sabella), lui, l’est. Après tout, Lio est bien de Rosario comme El Negro Fontanarrosa, le plus grand des poètes futboleros argentins. Quand il écrivit ses célèbres contes (Puro Fútbol) où il rédigeait les mémoires d’un ailier droit, décrivait les larmes du buteur, expliquait ce que c’était que de mourir le jour d’un derby Rosario Central-Newell’s (El Viejo Casal), il anticipait en fait ce qui allait arriver ce soir. C’est à ce conte qui s’appelait Monito, du nom de ce petit gaucher imaginaire de Rosario, qu’ils penseront tous quand La Pulga s’approchera du but allemand : « Là, sur cette demi-lune, que certains appellent l’empanada, c’est là qu’on oublie tout, sa fiancée, son premier amour, tout ce qu’on a appris à l’école, la Vieille qui criait, « Viens je t’emmène », dit El Monito à son âme sœur. Et il entra dans la surface, la ballon à ses ordres. Je ne sais plus si il y eut un ou quatre petits ponts. Il feinta de la hanche, mit le pied sur le cuir, on crut un moment qu’il allait frapper, mais alors surgirent deux autres sur lui, le libéro apparut et ferma la porte. Mais El Monito la tenait accrochée au pied. (…) Il se retrouva seul devant le gardien et la glissa dans un coin, comme une gifle. Mais pas d’un coup mordant, comme un reproche, non, plutôt comme une bourrade cordiale, celle qui te soutient, cette tape dans le dos qu’on donne à un copain à qui on dit « Vas-y toi, je te regarde. » Et le ballon rentra sans demander la permission. »
Une finale, finale
Alors non, ils ne peuvent pas l’aider à mieux jouer – ils ne sont que des humains après tout – mais ils l’aideront à mieux parler, à sublimer son talent technique d’une ou deux métaphores fleuries, élevant ainsi l’art du crochet gauche à celui de l’allitération. Au pire les Argentins jouent, au mieux ils parlent. Ce soir, ils vont donc l’aimer, Lio, l’aimer pour ne pas qu’il reparte, l’aimer pour ne pas qu’il les abandonne à nouveau, pour qu’il reste dans leurs têtes pour toujours. « El jefecito » , comme ils surnomment Javier Mascherano, est chargé de veiller pour eux sur le mythe. Il n’est pas qu’une simple sentinelle devant une défense, Masche est surtout le narrateur officiel de l’œuvre héroïque de son capitaine. Il croit à Lio comme on croirait au génie enfermé dans une lampe à huile. « J’espère que Léo le fera » pria-t-il cette semaine. La manière dont l’Argentine a jeté sa destinée dans les pieds de son petit gaucher a quelque chose de terrifiant pour lui, mais de bouleversant pour tous les autres. Masche encore : « Leo a démarré le moteur de cette équipe grâce à ses premiers matchs et puis ensuite s’est adapté à ce dont le groupe avait besoin. Durant certains matchs, il a dû se sacrifier beaucoup, plus même que ce que nous aurions voulu, mais il l’a fait pour le bien de tous. J’espère vraiment que dimanche, nous pourrons nous aussi l’aider un peu plus encore que lui nous aide. » Ce soir, c’est une « finale, finale » comme dirait Fontanarrosa. Lio doit apparaître et l’Argentine ressusciter. C’est le prix de la mauvaise réputation, « hijo de mil putas » .
Par Thibaud Leplat