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L’Argentine 73 et la folle histoire de l’équipe nationale fantôme
En 1973, l'Argentine doit se qualifier pour le Mondial 1974. Il lui faut, pour ce, gagner à La Paz, en Bolivie (à 3500 mètres d'altitude), quelques jours après un déplacement au Paraguay. Le sélectionneur de l'époque, Omar Sivori, va alors avoir une idée folle : envoyer une équipe nationale bis s'entraîner en altitude, pour se préparer au mieux aux conditions atmosphériques de la capitale bolivienne.
Le 21 juin 1970, le Brésil de Pelé marche sur l’Italie et remporte sa troisième Coupe du monde. Un triomphe pour la Seleção et, forcément, une double peine pour les rivaux argentins. Eux n’ont encore jamais soulevé le trophée Jules Rimet et, surtout, ils assistent à ce Mondial mexicain devant leur téléviseur. En effet, pour la quatrième fois de leur histoire après 1938, 1950 et 1954, les Argentins ont manqué la qualification à la Coupe du monde, échouant lors des qualifications. L’Albiceleste d’Adolfo Pedernera avait même terminé dernière de sa poule de qualif’, après avoir notamment perdu au Pérou (1-0) et en Bolivie (3-1).
Cette période de doutes se matérialise aussi sur le banc de touche : en cinq ans, de 1967 à 1972, pas moins de sept sélectionneurs vont se succéder sur le banc argentin. Juan José Pizzuti, qui avait été nommé après le limogeage de Pedernera, a donc pour mission d’emmener la sélection argentine au Mondial allemand. Mais après deux ans à la tête du groupe, il rend son tablier. La Fédération décide alors de mettre ses espoirs dans les mains d’Omar Sivori, l’ancienne star de la Juventus qui a raccroché les crampons trois années auparavant. Les données du problème sont alors simples : l’Argentine se retrouve dans un groupe de qualifications à trois équipes, avec le Paraguay et, à nouveau, la Bolivie. Seul le premier de cette poule ira en Allemagne de l’Ouest. Il s’agit donc de préparer, au mieux, ces quatre matchs capitaux.
Bourbier et sélection parallèle
D’autant qu’il y a un autre enjeu : l’Argentine a déjà affirmé son intention d’organiser le Mondial 1978. Or, la FIFA ne voyait alors pas d’un bon œil des pays hôtes présentant une équipe nationale « faible ». Si bien qu’elle pensait déjà à attribuer le Mondial 1978… au Brésil. Ce qui, là encore, aurait été une humiliation ultime pour les Argentins. Bref, pas le choix : il faut se qualifier. Si les adversaires n’ont, sur le papier, pas franchement l’air irrésistibles, il y a une donnée que Sivori ne veut en aucun cas négliger : le match en altitude en Bolivie. Les matchs disputés à La Paz, à 3600 mètres au-dessus du niveau de la mer, sont un bourbier pour quiconque s’y aventure. Et l’Argentine ne déroge pas à la règle : en 1963, elle s’est inclinée 3-2 en Copa América là-bas, et en 1969, lors des éliminatoires du Mondial 1970, c’était donc une défaite 3-1.
La phase éliminatoire se dispute sur un mois, au rythme d’un match par semaine. Et Sivori a déjà coché la date fatidique : le 23 septembre, Bolivie-Argentine à La Paz. Le calendrier prévoit qu’une semaine plus tôt, le 16, les Argentins sont attendus à Asunción, pour y affronter le Paraguay. Les médias argentins disent alors, ironiquement, qu’il faudrait pouvoir « se dédoubler pour disputer ces deux confrontations décisives à sept jours d’intervalle ». Une métaphore que Sivori va prendre au pied de la lettre. El Cabezon a en effet une idée délirante en tête : composer une deuxième sélection nationale parallèle. Et va même encore plus loin dans sa folie : cette équipe nationale bis ira s’entraîner pendant 35 jours dans les montagnes, en altitude, pour s’habiter au manque d’oxygène. Et voilà donc que le 19 août 1973, une délégation de 15 Argentins, emmenée par Miguel Ubaldo Ignomiriello, l’adjoint de Sivori, s’envole dans l’anonymat le plus complet pour Tilcara, une ville située à plus de 2445 mètres d’altitude, à quelques kilomètres de la frontière argentino-bolivienne.
Panne de réveil, purée et goulag
Mais qui sont donc les joueurs qui composent cette « équipe de la montagne », ou plutôt cette « Selección Fantasma », comme la surnomme le journaliste du Grafico Carlos Ares, présent à l’aéroport le jour du départ ? Comme la saison bat son plein en Argentine, la plupart des grands clubs sont plutôt réticents à l’idée de laisser partir leurs stars pendant une si longue durée. Du coup, Miguel Ignomiriello est contraint de se rabattre sur des joueurs de second plan, qui jouent pratiquement tous au pays. Son effectif se compose donc de : Ubaldo Fillol (Racing, futur River) et Jorge Tripicchio (San Lorenzo) dans les buts. En défense, Rubén Glaría (San Lorenzo), Oswaldo Cortés (Atlanta), Néstor Chirdo (Estudiantes), Daniel Tagliani et Jorge Troncoso (Vélez Sársfield). Au milieu, Reinaldo Merlo (River Plate), Ricardo Bochini (future légende d’Independiente), Aldo Poy (Rosario Central), Rubén Galván (Independiente) et Marcelo Trobbiani (un jeune de Boca qui sera champion du monde avec Maradona en 1986). Enfin, en attaque, Oscar Fornari (Vélez), surnommé « El Fantasma » , Juan Rocha (Newell’s Old Boys) et un certain Mario Kempès, 19 ans et 13 matchs pros dans les pattes. Il devait y avoir un seizième joueur : Juan José López, milieu de terrain de River, mais ce dernier ne s’est tout simplement pas réveillé le jour du départ et a donc manqué l’avion.
Imaginé comme un stage d’entraînement grandeur nature, ce périple dans les montagnes va rapidement tourner au cauchemar.
Plutôt concentrée sur le parcours de l’équipe A, la Fédération argentine (AFA) n’a que peu de considération pour cette équipe B et oublie dans un premier temps de lui fournir des équipements. Une fois arrivés à Tilcara, et les équipements récupérés, les joueurs constatent les conditions extrêmes dans lesquelles ils vont vivre pendant plusieurs semaines. Dans sa biographie, Mario Kempès donne quelques anecdotes qui laissent songeur quant à l’organisation d’un tel voyage. « Nous étions dans un hôtel de merde, et le peu de nourriture était très mauvais, écrit-il. On pouvait jeter la purée de l’hôtel au plafond, et elle restait collée, sans parler de la viande, c’était de la pierre. Il n’y avait même pas un téléphone pour communiquer avec la Fédération ou avec nos familles. » Irréel. Tellement irréel que Reinaldo Merlo, le joueur de River, décide de claquer la porte et de rentrer chez lui, non sans avoir comparé le camp à « un goulag ».
« Nous n’avions même pas de nourriture »
La suite ne sera pas beaucoup plus glorieuse. Après avoir passé plusieurs semaines à Tilcara, pour s’habituer tranquillement aux efforts en altitude, la sélection fantôme (de plus en plus fantôme, car en Argentine, tout le monde a déjà oublié son existence) va être amenée à se déplacer.
Miguel Ignomiriello souhaite amener ses ouailles au Pérou, à Cusco (3399 m d’altitude) et Arequipa (2335m), puis en Bolivie, à 4000 mètres, pour y disputer des amicaux. Et là encore, on va baigner dans le grand n’importe quoi. Les déplacements se font en bus, en train, dans des conditions horribles. Surtout, les joueurs se retrouvent à court de liquidités, et il faut toute l’inventivité d’Ignomiriello pour renflouer les caisses. Ainsi, les joueurs vont devoir organiser eux-mêmes des matchs amicaux supplémentaires contre des formations locales, de façon à récupérer une partie des recettes et ainsi s’acheter de quoi manger. C’est encore Kempès qui le raconte le mieux : « L’AFA nous a oubliés et nous souffrions vraiment. Nous n’avions même pas de nourriture. Deux matchs amicaux étaient prévus, mais à la fin nous en avons joué sept, pour gagner de l’argent. Avec cet argent, nous achetions ce dont nous avions besoin au supermarché, et l’un de nous préparait le repas. »
Et comme une malchance en appelle souvent une autre, une grève générale est déclarée au Pérou au moment même où la Selección Fantasma s’y trouve. Résultat : plus aucun employé dans les hôtels, et les joueurs contraints d’aller acheter eux-mêmes leurs vivres (dont une viande à la date de péremption douteuse) au marché local pour se faire à manger. « J’ai perdu huit kilos », précise Kempès, toujours dans sa biographie. Les joueurs apprennent également que leurs familles, pendant leur absence, n’ont reçu aucune aide financière de la part de la Fédération argentine, ce qui va plonger certains d’entre eux dans une véritable colère noire envers leurs propres dirigeants.
35 jours de galère pour seulement sept titulaires
Finalement, après des semaines et des semaines de périple, où l’adaptation au football en altitude a presque fini par passer au second plan, la date tant attendue arrive. 23 septembre 1973. Les nouvelles sportives en provenance d’Argentine sont bonnes : l’Albiceleste d’Omar Sivori a cartonné la Bolivie à Buenos Aires (4-0) et vient d’aller chercher un nul précieux à Asunción, au Paraguay (1-1). Après deux journées, le classement récite : Argentine et Paraguay 3, Bolivie 0. Le match en Bolivie est donc décisif, de façon à se mettre dans les meilleures conditions avant la « finale » Argentine-Paraguay prévue quelques jours plus tard.
La Selección Fantasma et l’équipe A de Sivori se retrouvent donc à Tilcara, quelques jours avant le match. Le sélectionneur décide de faire passer des tests de résistance à l’altitude à tout son groupe, aussi bien à ceux de l’équipe première qu’aux « fantômes ». D’après les tests, il s’avère que quatre joueurs de l’équipe A, à savoir le gardien Daniel Carnavali, Rubén Ayala, Rodolfo Tech et Angel Bargas (qui avait rejoint le FC Nantes en février 1973 et venait d’être sacré champion de France avec les Canaris) sont eux aussi aptes à un effort physique à 3500 mètres d’altitude. Pour la précision, les quatre avaient été alignés à Asunción quelques jours auparavant.
Sûr de lui et s’appuyant sur les résultats des tests physiques, Sivori décide de les titulariser tous les quatre pour le match de La Paz. Au grand dam du gardien de la Selección Fantasma, Ubaldo Fillol, qui, selon les récits de l’époque, aurait fondu en larmes à l’annonce de cette décision. Ce sont donc seulement sept éléments de la Selección Fantasma qui, après 35 jours de galère, ont le droit de disputer la rencontre : les défenseurs Cortés, Tagliani et Glaria, les milieux Galván et Poy, et les attaquants Kempès et Fornari.
La tête de Fornari, la prémonition de Perón
La rencontre, disputée devant 30 000 spectateurs, ne restera pas franchement dans les annales. Un seul but sera marqué. Il est l’œuvre d’Oscar Fornari, El Fantasma (qui d’autre qu’un joueur surnommé « le fantôme » pour mettre un point final à l’aventure de cette sélection fantôme ?) qui marque d’une tête plongeante décroisée sur un centre d’Ayala. But inscrit à la 18e minute de jeu.
Derrière, l’Argentine ferme la boutique (face, il faut bien le dire, à une très faible équipe bolivienne) et maintient le score jusqu’au coup de sifflet final. Victoire 1-0 : la Selección Fantasma a accompli sa mission.
Mais encore une fois, le destin de cette sélection était voué à l’oubli. Le même jour, Juan Domingo Perón remporte, avec 62% des suffrages, l’élection présidentielle en Argentine. Une troisième investiture qui éclipse totalement la victoire de l’Albiceleste en Bolivie. La suite appartient à l’histoire : le 7 octobre 1973, les Argentins battent le Paraguay (sans le moindre joueur de la Selección Fantasma sur la pelouse) et se qualifient pour le Mondial en RFA. Le 1er juillet 1974, le président Juan Perón meurt d’une bronchopathie infectieuse. Quelques jours plus tôt, déjà malade, il avait confié à Rubén Glaría, l’un des rescapés de la Selección Fantasma, que l’Argentine devait « se méfier de la Hollande de Cruyff ». Quatre jours avant sa mort, le 26 juin, la Hollande écrasait l’Argentine, 4-0, avec un doublé de Cruyff. Encore une histoire de fantômes.
Par Éric Maggiori
Photos : chavofucks.com / DR