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L’Angleterre face à ses démons virtuels
Jadon Sancho, Bukayo Saka, Marcus Rashford. Trois internationaux anglais coupables d'avoir raté un tir au but en finale de l'Euro 2020 tout en ayant une couleur de peau trop foncée. Mais ce n'est pas avec les insultes essuyées cet été par les trois Wonderkids anglais que les abus racistes en ligne ont commencé dans le football anglais. Retour sur un phénomène que les autorités prennent (enfin) très au sérieux.
« Attendent-ils qu’un footballeur de haut niveau se tue, ou qu’un membre de sa famille se suicide ? » Face à la Commission des affaires intérieures britanniques (The Home Affairs Committee), Anton Ferdinand n’y est pas allé par quatre chemins. À ses yeux, le seul dénouement possible avec les multiplications d’abus racistes en ligne à l’égard des footballeurs de couleur, c’est un drame. Tôt ou tard. Dans le viseur de l’ancien défenseur international espoirs anglais, les Facebook, Instagram, Twitter and co ont « des mots qui disent qu’ils veulent(lutter, NDLR), mais des actions bien différentes ». Dernier exemple significatif en date, Marcus Rashford, Bukayo Saka ou encore Jadon Sancho, victimes d’un torrent d’insultes en ligne – sans oublier des emojis Singe dans certains messages – à la suite de la défaite de l’Angleterre en finale de l’Euro 2020. Leur tort selon les assaillants, être de la mauvaise couleur de peau et avoir manqué leur tir au but. Quelques jours après les faits, cinq arrestations étaient annoncées par la UK Football Policing Unit de la police. Une vitesse d’exécution relative à la notoriété des victimes, car la question des abus racistes en ligne contre des footballeurs en Angleterre touche jusqu’aux divisions inférieures. Un environnement moins médiatique et où l’accompagnement des victimes sera généralement moins rapide et spectaculaire que pour un joueur des Three Lions.
Mario Balotelli, la cible idéale
Si les députés anglais ont décidé d’entendre début septembre ce qu’Anton Ferdinand, frère de Rio, et l’ancienne internationale Lianne Sanderson avaient à dire, c’est parce que le sujet est crucial. Selon une étude commanditée en 2017 par l’ONG Kick It Out, 95 000 posts discriminatoires sur les réseaux sociaux avaient été émis sur la seule saison 2014-2015 de Premier League, 39 000 touchant des joueurs en particulier, au moins 8000 rien que pour le seul Mario Balotelli, alors dans une saison difficile sous les couleurs de Liverpool. Des chiffres planchers révélateurs avant tout d’une culture du racisme décomplexée autour du football anglais. « Il ne faut pas oublier que ce que l’on voit en ligne aujourd’hui, c’est une autre manifestation de ce qui existe depuis plusieurs décennies, pointe Sarah Gregorius, ancienne internationale néo-zélandaise qui travaille aujourd’hui avec la FIFPRO. Avant, ces abus se produisaient directement dans le stade ou la rue. Imaginez ce qu’ont vécu les joueurs des années 1960 ou 1970, certaines histoires vous retournent l’estomac. Les plateformes ont changé, pas le problème. »
Et contrairement aux idées reçues, ce qu’il se passe derrière un écran n’est pas forcément moins violent. « En ligne, il y a moins de contrôle, les gens sont dans l’instant, l’impulsivité totale sans aucune inhibition, constate Daniel Kilvington, enseignant à l’université Leeds Beckett et auteur d’une étude sur le sujet du racisme en ligne dans le foot anglais. C’est même parfois du simple troll, l’agresseur n’a pas la vision des conséquences de son acte, contrairement à la situation où il agirait dans la rue et pourrait s’en prendre une. » Sarah Gregorius poursuit : « Imaginez que l’on vous crie une insulte raciste en pleine rue, vous en seriez blessé jusqu’au plus profond de votre âme. Le fait est qu’une insulte en ligne a le même effet, ni plus ni moins. Certains vont être terrifiés, d’autres vont vouloir se faire justice eux-mêmes… » Ne rien dire ou agir seul, c’est un peu ce qui résume les deux choix les plus évidents pour les victimes. En réalisant son étude, Daniel Kilvington s’est pris en pleine figure la « culture du secret » qui prévaut dans le monde du football professionnel anglais, avec seulement sept réponses à son questionnaire sur tous les clubs des quatre premières divisions anglaises. « Les institutions ont des réticences à s’ouvrir aux chercheurs ou journalistes. Les clubs de Premier League n’échappent pas à cette règle. Ils ont peur que l’on pointe leurs défauts, leur mauvaise gestion éventuelle de ces situations. Le pire étant d’être taxé de racisme car ils n’en auraient pas fait assez. Ils ont peur de la mauvaise pub, et donc ils en font le minimum, pour être discrets. »
« La culture de la tête baissée »
Quand les actions existent, elles sont généralement sans aucune coordination entre le PFA (le syndicat des joueurs professionnels, NDLR), la fédération anglaise, les clubs et les ONG. Pour prendre son exemple, Kick It Out est financée aux trois quarts par les acteurs du football anglais précédemment nommés, mais à hauteur d’un million de livres sterling pour citer les chiffres de la saison 2015-2016. « Les acteurs du football anglais pourraient au moins doubler les moyens financiers », soutient Kilvington, en rappelant l’énormité des droits TV. La conséquence de ce budget serré est très concrète : « Il manque du monde, du personnel dédié, pour toutes les initiatives de prévention ou de lutte. À Kick It Out, ils n’ont pas de pouvoir, ils ne peuvent faire qu’un peu de lobbying, car ils sont sous-staffés. Ils font ce qu’ils peuvent, mais sans moyens… »
Quand Kilvington mentionne des entités qui bossent chacune dans leur coin, Sarah Gregorius se veut un peu plus optimiste quand elle parle des actions du PFA ou de la FIFPRO, syndicat international de joueurs. « Nous accompagnons les joueurs : recueil de la parole, aide à la recherche des coupables, dialogue permanent avec les institutions compétentes… La première réponse est toujours l’empathie. La seconde, l’accompagnement, la création d’une force collective. » Chose qui n’existe pas encore, selon Kilvington, contrairement à la « culture de la tête baissée », encouragée par une sorte de pression sociale ambiante. « Les entourages des joueurs, agents, clubs, familles, tendent à éviter de faire trop de bruit quand le joueur est attaqué, car ils pensent que ce serait encore pire de l’envoyer sur le front de cette lutte. Celui-ci n’en subirait que plus d’abus et cela pourrait ruiner sa carrière, assure Kilvingston. Il est vrai que les joueurs ayant parlé dans le passé ont toujours été exposés, plus facilement critiquables une fois qu’ils ont pris position contre le racisme. Un homme qui a réussi n’a pas forcément le droit de se plaindre de racisme. Si vous avez du succès, c’est un peu comme si vous étiez devenu « blanc »… »
« Ils peuvent mettre fin à ça »
Néanmoins, le combat évolue bien pour l’universitaire, même s’il y a encore du chemin, car « de plus en plus de gens parlent, ce qui est déjà un début, et on le doit au mouvement Black Lives Matter initié ou relancé avec le décès de George Floyd. Aujourd’hui, on a des joueurs comme Marcus Rashford qui prennent le risque de s’exposer. » L’une des propositions pour éradiquer ce racisme en ligne consiste à inciter les joueurs à s’éloigner des réseaux sociaux. Mauvaise solution, voire solution irréaliste selon Gregorius, car « aujourd’hui, les joueurs ne peuvent se le permettre, une partie de leur carrière et de leur image se joue sur ces supports ». Kilvington pense dans le même sens, ce n’est pas tant aux utilisateurs – même s’ils sont footballeurs, jeunes, riches et célèbres – de trouver des solutions ou d’accepter de se sacrifier, mais bien aux plateformes de faire le ménage. « Les entreprises qui détiennent ces réseaux sociaux sont suffisamment riches et puissantes, elles doivent accepter de coopérer. Ce sont eux qui détiennent la solution, ils peuvent mettre fin à ça. » Il disait quoi déjà, Anton Ferdinand ?
Par Nicolas Jucha
Propos de Sarah Gregorius et Daniel Kilvington recueillis par NJ, ceux d'Anton Ferdinand tirés de sa prise de parole devant The Home Affairs Committee.