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Lal Hardy : « Le tatouage fait partie de l’uniforme du footballeur »
Installé depuis vingt ans à la même adresse dans le nord de Londres, le tatoueur Lal Hardy, supporter de Tottenham, a vu passer bon nombre de footballeurs dans son salon. Le gros bras ouvre la boîte à anecdotes.
En ce mercredi après-midi, Londres est tapissé d’un gris opaque. Il est 16h et, entre Roman Road et Sydney Road, des enfants racontent gentiment leurs journées à leurs parents. C’est le moment choisi par ce jeune homme d’à peine 20 ans pour sortir fumer sa clope. Torse nu, avec un bout de plastique sur le bras pour protéger son nouveau tatouage et sa clope au bec, le garçon à la peau trop pâle ne fait pas tache dans cet environnement très calme du nord de Londres. Il est adossé au New Wave Tatoo, le salon de tatouage de Lal Hardy. Dedans se trouve un homme, un vrai, un tatoué. Cela fait 20 ans que l’homme ressemblant à une armoire à glace gère la boutique. Chauve, une dent en argent et les tatouages qui remontent jusqu’au cou, il est le parfait cliché du tatoueur. Et mine de rien, le tablier qu’il porte, avec une allure certaine, a vu passer tout le gratin de la Premier League.
Tu es londonien et fan de foot. Quel est ton club de cœur ?Tottenham ! Le premier match que je suis allé voir au stade, c’était un Tottenham-Arsenal en 1968, et les Spurs avaient perdu 2-1. On a marqué un but contre notre camp, j’étais dégoûté. À l’époque, tu pouvais aller voir un match de deux façons. La première : tu payais ta place directement au stade avant d’y aller. La deuxième : si tu n’avais pas de thunes, tu essayais de niquer le système en passant en dessous du tourniquet. Maintenant, j’ai un abonnement à l’année, c’est plus tranquille. (Rires.) Mais en gros,
la moitié de ma famille est pour Tottenham, l’autre moitié est pour Arsenal et un bâtard est pour Manchester United !
Ça arrive souvent, en Angleterre, que les membres d’une famille supportent différents clubs ?Traditionnellement, tu supportes le club de ta ville ou bien de ton quartier. Si tu viens du nord de Londres, tu supportes soit Tottenham, soit Arsenal. Mais quand certains clubs ont commencé à gagner comme Liverpool, United et, plus récemment, Chelsea et City, on a commencé à voir certains gamins porter les survêtements de ces équipes dans le quartier. L’autre jour, un pote me parlait d’un concept intéressant. Il me disait que les plus jeunes fans de foot étaient plus supporters des joueurs que des clubs. Certains sont plus fans de Messi ou de Cristiano que d’un club.
Quel est le premier joueur de Premier League qui est venu se faire tatouer ici ?C’est Darren Bent. Mais le premier joueur que j’ai tatoué, c’était Paul Furlong, un ancien de QPR et de Chelsea, qui jouait en Championship. Son fils joue pour QPR, d’ailleurs. Je ne sais même pas comment il a atterri ici. Ensuite, Darren est venu, et d’autres ont suivi. En fait, j’avais un ami qui avait un ami qui bossait dans une boîte de mode et qui était proche des footballeurs. Il m’a envoyé Darren. Et après ça, beaucoup de joueurs de Tottenham sont venus : Aaron Lennon, Ledley King, Kyle Walker, Berbatov, Pavlyuchenko, Adebayor… Un jour, j’étais à un match et il y avait huit joueurs de Tottenham qui portaient mes tatouages. C’était drôle, certaines personnes au club pensaient même que j’étais le tatoueur officiel des Spurs. (Rires.)
Quel effet ça t’a fait de tatouer des joueurs de Premier League et plus particulièrement des joueurs de Tottenham ?La première fois que tu les rencontres, tu es un peu impressionné. Au stade, tu ne te rends pas compte, mais quand tu les rencontres physiquement, tu vois que certains sont vraiment des bêtes ! Il y a une autre chose intéressante : quand tu es au stade et que tu vois un joueur rater une action qui aurait dû faire but, tu peux t’énerver contre lui. Sauf que quand tu rencontres ces joueurs-là derrière, tu te rends compte combien ils sont affectés moralement par les critiques des supporters. Les gens ne mesurent pas comment les footballeurs doivent se sentir après ça. Tu as des footballeurs qui ont des problèmes de santé mentale, ils peuvent souffrir de dépression, et les gens continuent à réagir du genre : « Comment tu peux être dépressif en gagnant 250 000 £/semaine ? » L’argent n’arrête pas la dépression. Ça m’a rendu beaucoup plus empathique avec les footballeurs de pouvoir discuter avec bon nombre d’entre eux. Les mecs sont seuls et déménagent beaucoup, alors pour certains, tu deviens presque un psychiatre. Ils viennent, ils se posent sur un fauteuil et passent des heures avec toi. Alors, ils parlent.
Comment tu gères les rencontres entre les clients lambda et les footballeurs dans ton salon ?C’est toujours drôle quand un joueur est en train de se faire tatouer et que des clients arrivent et le voient. Je me souviens qu’une fois, Ledley King attendait sagement son tour, et les gens qui entraient dans la boutique pétaient des câbles en le voyant assis ici. Sinon, quand Adebayor jouait pour Arsenal, il avait une grosse voiture et il l’a garée juste devant la boutique. Toute la rue était remplie de fans d’Arsenal. Tout le monde regardait par la fenêtre pour le voir. À la fin de mon travail, il m’a dit : « Si tu veux que je signe quelques autographes, je le fais. » Je suis sorti de la boutique et j’ai crié : « Calmez-vous tous, formez une ligne et vous aurez le droit à un autographe. » Emmanuel a été cool, il a joué le jeu en signant des autographes et en prenant des photos avec les gens.
Tu as aussi eu beaucoup de joueurs d’Arsenal, comme Adebayor à l’époque justement. Ce n’était pas trop dur en tant que fan des Spurs ?
Adebayor marquait trop souvent contre Tottenham, et un jour, je lui ai dit : « Ade, arrête de marquer contre Tottenham, putain ! » Il m’a répondu : « Désolé Lal, mais c’est trop facile ! » (Rires.) Mais il nous a rejoint ensuite, donc tant mieux. Mais quand je reçois un joueur d’Arsenal, il y a toujours un moment où je me demande s’il y a moyen de placer le mot « Spurs » sur son tatouage. Mais je ne l’ai jamais fait. (Rires.) Plus sérieusement, la chose, c’est que quand tu travailles avec des footballeurs, tu n’es plus juste un fan. Il faut savoir faire la part des choses. J’ai toujours eu de bonnes relations avec Jack Wilshere, par exemple, alors qu’il jouait à Arsenal. Un jour, il est venu, j’avais une perruque et je l’ai mise sur sa tête. On a commencé à se marrer et on a posté une photo sur les réseaux sociaux. Je n’ai même pas fini mon tatouage que des journaux comme le Daily Mail avait fait un article de huit pages sur cette photo sur internet : « Pourquoi Jack Wilshere porte une perruque dans un salon pro-Tottenham ? » C’est des fous…
Les médias t’ont souvent sollicité pour avoir des scoops ou des choses comme ça ?Plus trop maintenant, mais il y en a qui m’ont appelé pour des conneries et des interviews à la con… Parfois, j’en ai accepté en leur disant bien que certaines choses sont d’ordre privé et que je n’y répondrais pas. Ok. Première question : un truc privé sur un joueur ! Mais t’es bête ou quoi ? Surtout que quand tu tatoues des gens connus, c’est très important de garder ton intégrité et de ne jamais vendre une histoire aux journaux. J’ai tatoué beaucoup de gens, j’ai beaucoup d’histoires, pas seulement sur les footballeurs… Des histoires sur leurs relations amoureuses, d’autres qui pourraient être très tristes. Si tu vends ton histoire aux journaux, tu ne pourras pas racheter son amitié ou sa confiance. Tu dois faire de ton mieux pour faire attention à ces gens, parce que je pense qu’ils subissent déjà beaucoup de trahisons de la part de certains proches.
Comment tu expliques le succès populaire du tatouage chez les footballeurs ?Quand j’ai commencé il y a 20 ans, c’est vrai que c’était très rare, les joueurs qui avaient des tatouages. Et ceux qui en avaient étaient tous dans les divisions inférieures. Maintenant, ils sont tous tatoués de la tête aux pieds. Ça fait limite partie de l’uniforme d’un footballeur. Je pense que David Beckham a eu une grosse influence. Il se faisait tatouer à Manchester par un type qui s’appelle Lou Molloy. Je ne pense pas que les gens comprennent l’importance qu’a pu avoir, comme joueur, comme icône de la mode et comme personne, David Beckham. Il a été l’idole de beaucoup de jeunes footballeurs par son attitude, ses coupes de cheveux, ses tatouages et
sa manière d’être. Ensuite, plus récemment, il y a la culture hip-hop qui a beaucoup influencé les footballeurs. J’ai vu ça sur les joueurs noirs, anglais ou africains d’ailleurs, qui n’en avaient pas du tout avant. Les rappeurs américains ont influencé les joueurs de NBA par exemple. Et comme beaucoup de joueurs noirs de Premier League écoutaient du hip-hop et regardaient le basket, ils ont été influencés par les styles de 2Pac, 50 Cent, Dennis Rodman… Que des tatoués.
Pour toi, quel est le tatouage typique du footballeur ?On reste sur des choses simples, des tatouages noir et gris. Peu se font des tatouages en couleur. La plupart du temps, les tatouages sont des signes religieux comme la Vierge Marie, des croix ou bien le Christ. Sinon, comme beaucoup sont influencés par David Beckham comme je vous l’ai dit, ils reprennent ses ailes par exemple. Mais certains ont des choses plus différentes, comme Benoît Assou-Ekotto. Lui, il voulait une carte de l’Afrique avec des mains enchaînées qui brisent ces mêmes chaînes. Sylvain Distin a la carte de la Guadeloupe, aussi. Il y a ceux qui suivent la mode et ceux qui veulent quelque chose de plus intime. La plupart veulent des choses qu’ils ont vues sur d’autres personnes, ça les rassure si ça existe déjà. Il y a un joueur qui m’a demandé de lui tatouer le cou et je lui ai déconseillé. Maintenant, il est présentateur à la télé. Je pense qu’il doit être heureux de ne pas l’avoir fait, car ça passe toujours mal dans ces métiers-là.
Il y a des joueurs qui s’intéressent vraiment au tatouage ?Tim Howard était vraiment intéressé par l’histoire des tatoueurs, il est venu à quelques événements de tatouages avec moi. J’ai vu Étienne Capoue aussi dans une exposition de tatouages, il y a deux ans. Ça fait du bien, parce que parfois, je me dis : « Putain, encore un qui vient pour un signe tribal ou une connerie comme ça, fuck off (sic) ! » Mais bon, ce sont des humains, chacun ses goûts.
Quel a été le tatouage le plus compliqué à faire pour toi ?Il y avait un joueur qui était une sorte de bad boy et qui m’a demandé de lui faire un smiley avec une tête qui sourit. Déjà, marrant. Mais il le voulait à l’intérieur de ses lèvres. Ça a été très compliqué à faire. Mais honnêtement, je ne fais plus trop de tatouages extravagants sur les joueurs, ils veulent des choses très basiques.
Pourtant, les footballeurs aiment souvent les excentricités en matière de style, on le voit avec les coupes de cheveux parfois, ce n’est pas le cas avec les tatouages ?C’est compliqué, leur image est très importante maintenant. Beaucoup d’entre eux ont des sponsors pour tout et n’importe quoi, donc ils ne peuvent pas faire tout ce qu’ils veulent. Après, ça a des avantages pour eux, certains ne paient pas leurs tatouages. Pour moi, c’est impossible, parce que si quelqu’un ne me donne rien à la fin de mon travail, je ne peux pas acheter de la nourriture pour ma famille. Mais j’ai vu comment les gens travaillaient autour des footballeurs, ils reçoivent énormément de choses gratuites.
Ça t’est arrivé qu’un joueur ne veuille pas te payer ?Ouais. Un jour, un footballeur dont je tairais le nom est venu me voir et n’a pas prononcé un seul mot. Pendant des heures. Quand il est parti, il n’a pas payé. Ensuite, il a quitté le club et je me suis retrouvé à appeler un mec qui bosse dans son club pour lui dire : « Est-ce que vous pouvez dire à ce mec qui est venu qu’il ne m’a jamais payé ? » Le mec m’a répondu via ce type : « Pourquoi je te devrais de l’argent ? » Putain, mais regarde-toi dans le miroir et tu verras pourquoi ! Mais généralement, ceux qui se comportent comme ça sont des jeunes joueurs qui n’ont pas encore compris le sens de la vie et qui n’ont connu que la vie de footballeur
star depuis leur adolescence. Ils sont déconnectés. Je me fais du souci pour eux, après leur carrière. Si tu regardes les statistiques dans ce pays à propos des footballeurs qui finissent ruinés après leur carrière, c’est vraiment effrayant.
Surtout, qu’en Angleterre, les joueurs sont bien plus payés qu’ailleurs…Ils gagnent 250 000 livres, mais ils claquent tout. Et pour beaucoup d’entre eux, ils sont entourés de pleins de gens. C’est la même chose avec les musiciens, les acteurs… il y a toujours beaucoup de monde qui t’entoure. Certaines personnes sont bonnes pour les joueurs et d’autres bien plus mauvaises. J’ai 60 ans aujourd’hui et je dis toujours aux jeunes footballeurs : « Ce pourquoi j’ai travaillé toute ma vie, vous l’obtenez, et bien plus encore, à 22 ans. La différence, c’est que vous allez devoir essayer de le garder jusqu’à mon âge… » Les footballeurs arrêtent leurs carrières à environ 35 ans. Pour arriver à 60 ans, à moins qu’ils travaillent ensuite, ils doivent vivre pendant 25 ans en économisant. Et puis même sans parler d’argent, passer de « jouer au foot tous les week-ends sous les applaudissements des fans » à « rien » pendant la moitié de ta vie, ça doit être un changement de vie très difficile.
En France, on appelle ça la « petite mort » des footeux…C’est une expression très intéressante, ça traduit bien la violence du changement de vie que peu de personnes connaissent dans notre société. Parfois, je vois des joueurs que j’ai tatoué évoluer 10 divisions en dessous. Certains jouent à l’étranger, alors qu’ils ont 35, 36 ans. Ça te fait réaliser que quand tu les rencontres au stade ou dans des soirées, c’était super pour eux ! Mais moi, ma vie est restée la même, je continue à aller au travail peinard. Eux, ils vivent des changements beaucoup trop importants d’un coup. Il y en a très peu qui réussissent leur vie après leur carrière de footballeur. Je suis ami avec un joueur d’une génération plus ancienne et il me disait qu’il avait formé un groupe avec d’autres joueurs pour porter plainte contre des personnes qui leur ont extorqué de l’argent. Comme ils forment un groupe, ils pourront peut être récupérer une partie de leur dû.
Propos recueillis par Kevin Charnay et Gad Messika, à Londres