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- Affaire de la sextape
- Interview Isabelle Horlans
« L’affaire de la sextape n’a pas vocation à faire deux fois la Une du Monde »
Avec Valérie de Senneville, Isabelle Horlans vient de publier Les grands fauves du barreau, un ouvrage dans lequel elles expliquent comment les grands avocats pénalistes utilisent les médias afin d'influencer leurs procès. Forcément, elle n'est pas passé à côté de l'affaire de la sextape et ne s'étonne pas des fuites, beaucoup plus de la stratégie éditoriale du Monde.
En tant que chroniqueuse judiciaire, vous vous êtes intéressée à l’affaire de la sextape entre Mathieu Valbuena et Karim Benzema ?
C’est tellement disproportionné que cela a fini par m’intriguer et j’ai voulu comprendre. J’ai été stupéfaite quand Le Monde a mis cette affaire à la Une à deux reprises. Autant je peux comprendre que tous les journaux spécialisés s’émeuvent de la situation, car elle a des répercussions sur l’équipe de France, autant j’ai été intriguée de voir Le Monde s’en emparer. Cela donnait une autre dimension à l’affaire, il y a une tentative de manipulation évidente.
Tentative de manipulation, vous évoquez les gens qui donnent accès à des éléments de l’instruction aux journalistes du Monde ?
C’est ça. Quand on a enquêté pour notre livre, plusieurs avocats nous ont expliqué qu’il y a des stratégies lorsque l’on veut porter une affaire à la connaissance du public sous un angle spécifique qui peut servir son client. On choisit un journal, on choisit même des journalistes parfois. Là, le fait de choisir Gérard Davet et Fabrice Lhomme, ce n’est pas innocent, le fait de choisir Le Monde l’est encore moins. Cela me rappelle Olivier Metzner qui avait choisi Pascale Robert-Diard, la chroniqueuse judiciaire du Monde, pour essayer de publier les enregistrements que le majordome de Liliane Bettencourt avait réalisés à son insu. Journaliste prudente et aguerrie, elle n’est pas entrée dans la combine. À l’évidence, Gérard Davet et Fabrice Lhomme – je n’ai rien contre eux, j’aurais peut-être fait comme eux – ont été choisis délibérément par la personne qui veut que Mathieu Valbuena soit considéré comme la victime de Karim Benzema. Les raisons profondes nous échappent, mais elles font de Karim Benzema un être épouvantable qui doit être interdit de tout, y compris de l’équipe de France. Cela va au-delà de l’affaire en elle-même, il y a quelque chose d’autres et une manipulation profonde.
La manipulation dont vous parlez, elle vient de l’un des deux camps dans chaque affaire – demandeur ou défendeur -, voire du procureur…Bien sûr, toutes les parties peuvent être susceptibles de faire avancer les choses en communiquant. Par exemple, dans l’affaire Bettencourt, il est évident que la juge Isabelle Pruvost-Desprez, alors saisie de l’affaire, avait intérêt à ce que le dossier soit suivi par des journalistes, car le procureur Philippe Courroye freinait la procédure. Donc elle avait intérêt à ce que cela sorte, et il y a toujours quelqu’un dans le dossier qui a intérêt à orienter ou à faire évoluer le dossier. Dans l’affaire Benzema-Valbuena, on ne peut pas imaginer la juge d’instruction Nathalie Boutard donner ses procès-verbaux. D’abord parce qu’elle n’a aucune raison de le faire – elle mène son instruction doucement mais sûrement – et elle a l’air d’être prudente. Ensuite, personne ne semble l’empêcher d’instruire, elle a mis en examen Benzema depuis trois mois… Aucune raison de faire fuiter la procédure. On peut très facilement identifier que c’est l’avocat de Valbuena, ou Mathieu Valbuena lui-même – même si j’imagine plus son entourage professionnel ou judiciaire le faire – qui font fuiter l’affaire. Qui est magnifiquement mis en avant dans Le Monde depuis le début ? C’est Mathieu Valbuena. D’ailleurs, Le Monde est le seul journal auquel il a accordé une interview jusqu’à son passage dans Téléfoot. La manipulation est extrêmement simple, Valérie de Senneville et moi, on l’a vécu des dizaines de fois, même plus. On a un avocat qui nous dit « tu sais, l’histoire est passionnante, je t’arrange le coup avec mon client, il ne va parler qu’à ton journal et je te donne accès au dossier. » J’ai dû le vivre au moins cinquante fois, pas toujours sur des affaires prestigieuses, notamment en régions. Dans la presse quotidienne régionale, vous avez fréquemment un avocat qui vous fournit des éléments de la procédure afin que vous nourrissiez vos articles. Vous lui faites sa pub, ou vous parlez de son client pour le sortir d’un mauvais pas. En l’occurrence, Mathieu Valbuena est la victime, c’est incontestable, mais il y a d’autres choses derrière qui ont fait prendre des proportions considérables à cette affaire.
Cela veut dire que le secret de l’instruction est une légende ?C’est une vaste blague, le secret de l’instruction. C’est honteux qu’il y ait encore des gens poursuivis pour violation du secret de l’instruction ou recel de violation du secret de l’instruction. C’est scandaleux dans la mesure où tout le monde sait comment cela fuite. À chaque fois que vous voyez un procès-verbal dans la presse, cela ne peut que venir des gens qui ont eu accès au dossier, c’est une évidence, j’enfonce une porte ouverte. À partir du moment où cela ne peut venir que d’une personne qui y a accès… Si les juges d’instruction voulaient vraiment préserver le secret de l’instruction, il ferait en sorte que ce soit mieux contrôlé. Là, les sanctions sont tellement dérisoires que tout le monde passe par-dessus allègrement. Le secret de l’instruction n’existe plus, c’est une fumisterie. Le secret de l’instruction est bafoué minimum deux à trois fois par mois à l’échelon national. Je ne parle pas de l’échelon régional via la PQR où cela passe plus inaperçu.
Dans l’affaire de la sextape, à vous entendre, le fil est particulièrement gros. Cela semble évident, et le fait que Mathieu Valbuena ait accordé une interview au Monde apparaîtrait presque comme un aveu…
C’est une manière de remercier le journal. Si vous appelez Alain Jakubowicz, l’avocat de Karim Benzema, il doit être fou de rage. Une histoire comme celle-là, une histoire de sextape, une « tentative de chantage » qui n’a pas abouti, cela n’a pas vocation à faire la Une du Monde et à avoir plusieurs pages dedans. Cela n’existe pas, on n’a jamais vu Le Monde accorder autant de place à une vulgaire histoire de sextape. En temps normal, cette affaire peut faire les choux gras de la presse spécialisée et de certains journaux comme Le Canard enchaîné qui peuvent rire de l’affaire. Mais la porter de cette façon et mettre Karim Benzema au banc des accusés, le condamner avant même qu’il n’ait été jugé… C’est finalement au cœur du sujet de notre livre : ici, on a un procès médiatique qui a déjà été instruit, Benzema a été complètement pilonné, surtout par Le Monde. La Une du Monde à deux reprises, cela a un impact catastrophique pour ce garçon que je ne connais pas. Je ne le défends pas, mais quand même… Comme l’a dit Valbuena, « il n’y a pas eu mort d’homme » .
Le choix du Monde est loin d’être anodin, c’est plutôt un média sportif qui aurait dû être à fond dessus…
Évidemment, il y a d’ailleurs peut-être eu tentative de manipulation d’un grand quotidien comme L’Équipe. Dans l’affaire des enregistrements de l’affaire Bettencourt, avant d’être contactés, Le Point et Mediapart étaient des seconds couteaux. D’autres comme Le Monde avaient été sondés avant. On l’a su après. Peut-être qu’un jour, on connaîtra le dessous de l’affaire, mais ce qui est certain, c’est que Le Monde n’a pas été choisi au hasard. Le choix de faire cela n’est pas innocent non plus, comme le choix d’en faire la Une deux fois aussi. Surtout dans un contexte comme vous le savez très douloureux. Il y a les attentats, un contexte en France qui donne lieu à traiter d’autres sujets que la sextape. Pour l’avocat de Mathieu Valbuena, c’est du pain béni d’avoir Le Monde dans sa poche. Si ce n’est pas lui, c’est le joueur lui-même ou son entourage proche. Ce n’est pas l’entourage de Karim Benzema qui fait fuiter les PV, c’est sûr.
Son procès public a été instruit, dites-vous à propos de Benzema. C’est le cœur de la stratégie de celui qui organise les fuites ? User de l’opinion publique pour influencer le procès ? Même si on perd le procès et que l’on a l’opinion publique derrière soi, c’est une victoire. Regardez l’attitude de la FFF. Elle s’est emparée de l’affaire de façon active en tant que partie civile à partir du moment où Le Monde a sorti le dossier en Une et en a fait des tonnes. Dès lors, l’opinion publique a été alertée et s’en est émue. Cela a entraîné des conséquences fâcheuses pour Benzema. Il y a clairement quelqu’un qui veut se faire Benzema. Il a servi d’intermédiaire certes, mais ce n’est pas l’escroquerie du siècle. Il y a des gens bien plus retors, qui, en délinquance, ont fait des choses bien plus horribles, et n’ont pas ce traitement-là. Je ne plaide pas pour lui, mais il faut ramener les choses à leurs justes proportions. C’est une histoire de sextape à deux balles à la Une du Monde deux fois. C’est insensé. Le Monde a entraîné l’opinion publique. À la base, moi, cela ne m’intéresse pas, mais à partir du moment où je le vois dans Le Monde, j’imagine que c’est énorme et je lis. Il y a ensuite effet boule de neige et c’est la catastrophe pour le joueur. Professionnellement, il est presque mort. Heureusement que tout le monde ne le lâche pas.
Et les dégâts sont irréparables même s’il y a une relaxe…Exactement. La juge l’a mis en examen en novembre, le procès sera au mieux en audience dans 10 mois. Donc cela veut dire qu’il va se traîner ce boulet durant toute l’année 2016. Si, comme pour DSK, le tribunal le relaxe – je ne connais pas le dossier, mais c’est possible, car ce n’est pas l’affaire du siècle – ou lui inflige une peine légère, il aura déjà payé un lourd tribut pendant un an et demi. Médiatiquement, il aura été torpillé, avec les conséquences professionnelles que cela comporte. Un an et demi dans la carrière d’un footballeur de ce niveau-là, c’est énorme. Au niveau des sponsors par exemple… C’est un préjudice en cascade pour Benzema en raison de la publicité faite autour de l’affaire. Il a fait une grossière erreur, un délit. Il est footballeur, ok. Mais pour autant, doit-il être condamné et cloué au pilori avant le procès ? Normalement non, mais on en est arrivé là parce que des avocats et journalistes se font fort de régler leurs affaires par presse interposée avant que les juges ne se soient prononcés sur les dossiers. C’est ça, le XXIe siècle. Vous pouvez être condamné trois ou quatre ans dans l’opinion publique. Si vous êtes Eric Woerth, Dominique Strauss-Kahn ou Karim Benzema, vous pouvez vous en relever, car vous aurez toujours des journalistes pour vous donner la parole après votre relaxe ou réhabilitation. Mais si vous êtes M. Dupond ou M. Durand, vous ne vous en relèverez jamais. C’est ça qui est très grave.
Propos recueillis par Nicolas Jucha