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La vie dans l’air du temps du Bohemian FC
Les Bohs représentent le nord populaire de Dublin. Un club enraciné dans le tissu social pour une vie entre mariage gay, Samuel L. Jackson et l'Eurovision. Pour célébrer la Saint-Patrick comme il se doit, visite guidée au Dalymount Park, qui a vu jouer Zidane et Pelé. Et ouais.
Un ciel bas, des maisons mitoyennes, des briques et des bow-windows : les clichés sont respectés dans le quartier de Phibsborough, au nord de Dublin. Sur la Saint Peter’s Road, sous-titrée en gaélique « Bóthar Pheadair » , un poétique « Rovers scum » signale l’arrivée dans le fief du Bohemian FC. La grille adjacente ouvre sur un parking quasiment désert, à peine occupé par une benne à ordures, une voiture abandonnée et quelques barrières jetées en tas. Derrière, le modeste Dalymount Park surplombé par l’église Saint-Pierre. Il faut encore parcourir quelques dizaines de mètres et s’engager dans une impasse minuscule, bordée par une tribune, pour pénétrer dans l’antre des Bohs. Une ruelle où les graffitis disputent la place aux antiques murs en moellons et aux aguichantes enseignes Bulmers, où le frontispice en fer forgé « Bohemian Football Club – founded 1890 » est accompagné d’un plus moderne « Love football – Hate racism » peint sur le portail. Toute l’identité du club est résumée dans ce décor : une institution historique et populaire, un club au cœur de la vie de son quartier et en pleine mutation vers des jours meilleurs.
Star Wars et but de Dugary
Gary accueille dans le bar sous la tribune, ouvert les soirs de match. Supporter depuis l’enfance, aujourd’hui à la direction du club, il a pu croiser Irvine Welsh dans les travées du Dalymount Park. L’auteur de Trainspotting est un gypsie revendiqué, à l’instar de Samuel L. Jackson. Et si l’interprète de Mace Windu se contente d’une photo, drapeau rouge et noir entre les mains, légendée « I’m Bohs till I die ! » , reste que l’image pèse pour un club qui rameute difficilement 2 000 personnes le vendredi soir. Mais, aux étoiles, Gary préfère la guerre qui oppose plusieurs fois par an Bohs et Rovers. C’est elle qui l’a fait chavirer il y a quinze ans, et qui continue à le faire aujourd’hui : « En 2001, en demi-finale de Coupe, il y avait dans les 10 000 supporters, ce qui est rare. Normalement, on est plutôt dans les 4 000 pour le derby. À la dernière minute, on marque pour le 1-0 devant le kop. Tout le monde a envahi le terrain, c’était fou. En face, il y avait environ 5 000 supporters des Rovers. Moi, j’avais cinq ans, j’étais… wow, c’est tendu ici ! Même si, depuis, j’ai fait quarante ou cinquante derbys et je n’ai jamais vu de bagarre dans le stade. Le dernier derby marquant, c’était en juin 2015. On se fait dominer, on perd 1-0 à la mi-temps. Et dans le dernier quart d’heure, on marque un, deux, trois buts, on gagne 3-1… Pff, tu ne peux pas décrire l’ambiance, c’était juste dingue ! »
Si Gary vibre autant pour les derbys, c’est que, dans un championnat qui ne déchaîne pas les passions, l’affrontement est historique entre deux des plus anciens clubs de Dublin. En 1890, Philip Magill et Hamilton Paul Bell, 18 et 17 ans, protestant et catholique, sont les premiers dirigeants bohèmes. Unique club à n’avoir jamais quitté la première division locale, le Bohemian FC est, 126 ans plus tard, le troisième club le plus titré d’Irlande, derrière les Shamrock Rovers et le Shelbourne FC. Alors qu’il n’accède au professionnalisme qu’en 1969, il découvre l’Europe dès l’année suivante. Depuis, les Bohs sont devenus les premiers Irlandais à battre des homologues britanniques (Aberdeen en 2000, ndlr), ont scalpé les Rangers ou Kaiserslautern, ont vu évoluer sur leur terrain Zinédine Zidane, Bixente Lizarazu et Laurent Croci. Et ont encaissé un but de Christophe Dugarry. Aussi.
Et si d’autres grands joueurs ont pu fouler la pelouse du Dalymount, en sélection ou en démonstration (Pelé, Charlton, Beckenbauer, Van Basten…), Gary préfère retenir les amitiés tissées à travers l’Europe. Au « stade en plastique » du RedBull Salzbourg, il privilégie la Brigade Loire nantaise. « Tout est personnel, il n’y a rien d’officiel, ce sont des gens qui rejoignent d’autres groupes, pose-t-il, avant d’en dévoiler un peu plus. Il y a quelques supporters ici qui sont amis avec ceux de Malmö, ils leur rendent visite de temps à autre. Il y a aussi des amitiés avec Bilbao, Bordeaux, Nantes, Nice, Strasbourg… Dans les tribunes, on déploie parfois un drapeau du FC Nantes. Et dans le stade, il y a des autocollants de groupes de France, Allemagne, Croatie, de partout ! » Des amitiés entretenues, car porteuses de sens, tant les Bohs représentent bien plus que ce sport mineur qu’est le football en Irlande, largement surclassé par son confrère gaélique.
De Hold me now à Refugees welcome
Plusieurs raisons à cela. D’abord, un actionnariat populaire : « Être détenu par les supporters fait partie de notre ADN. On n’essaie pas de ressembler à qui que soit, on pense juste qu’on ne doit pas appartenir à quelqu’un d’autre, que ce n’est pas ça le football. Quand tu es dans les intérêts d’un investisseur, tu n’es que son jouet. Ici, les fans sont propriétaires, et tout le monde est bienvenu » , décrypte Gary. Une caractéristique en fait partagée par pas mal de clubs locaux, mais qui, au nord de la Liffey, est accompagnée d’un engagement fort dans différentes thématiques sociales. Gary toujours : « Quand il y a eu le référendum sur le mariage gay, les Bohemians se sont positionnés. On a fait des affiches pour promouvoir le oui, pour inciter les gens à aller voter. C’est important pour nous, on refuse les discriminations, raciales, sexuelles, religieuses… On travaille aussi beaucoup avec les prisonniers, la prison est à 500 mètres, on fait des entraînements, des matchs, un grand repas au club pour Noël. Il y a les graffitis contre le racisme à l’entrée, il y a un « refugees welcome » dans le stade, qu’on a repris pour les 125 ans du club. » Malheureusement, ces engagements ne font pas rentrer d’argent dans les caisses du club. Et ces dernières années, la planche à billets constitue une problématique importante pour le club.
« Il y a sept, huit ans, nous avons gagné quelques championnats, mais on payait nos joueurs beaucoup trop cher. La Ligue irlandaise est un petit championnat, on a 1 500 supporters de moyenne, c’était stupide de payer autant » , regrette aujourd’hui le barman du Dalymount Park. Pour renflouer les caisses, le club tente de vendre son stade, dont il est propriétaire. « On l’a vendu à des investisseurs, mais les choses se sont mal passées et ça ne s’est pas fait. On s’est retrouvés avec un gros trou dans les comptes donc, il y a quelques années, on s’est séparés des joueurs les plus chers, on a arrêté de payer des salaires de fous, mais on n’avait toujours pas d’argent. Alors, il y a deux ans, le Dublin City Council a décidé de combler le trou. Il voulait développer le quartier et il a racheté le stade. Dans les prochaines années, tout va être détruit pour construire un nouveau stade de 10 000 places. » Les Bohemians, qui tirent leur nom de leur difficulté à se trouver un stade dans leurs premières années d’existence, vont un temps devoir revenir à leurs origines. Ils vont aussi devoir se séparer, peut-être, des projecteurs qui éclairaient l’Highbury d’Arsenal dans les années 60. Mais Gary préfère retenir le positif : « Ça va être un stade pour la communauté. Les U21 irlandais vont jouer ici, on aura des concerts… Il y a peut-être une équipe de 2e division qui va venir, aussi. » Pour, un peu plus encore, être au cœur de la vie sociale locale. Pour que la Bulmers coule à flots. Et pour que résonne Hold me now, l’hymne du club venu du double vainqueur de l’Eurovision, Johnny Logan. Un titre qui fait saigner les oreilles, mais aussi battre les cœurs rouge et noir.
Par Eric Carpentier, à Dublin