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La véritable histoire du ballon Corner
Jaune, bleu, rouge, vert ou blanc : le ballon Super Tele, plus connu en France sous l’appellation ballon Corner, a bercé l’enfance de millions de footballeurs en herbe. C’est le ballon des enfants par excellence, celui qui ne fait pas mal quand on tire dedans ou que l’on fait une tête, qui s'envole avec le vent, qui se crève si on frappe trop fort, et qui prend une trajectoire à la Olive et Tom sur chaque tir. Mais d’où vient donc ce ballon ? Qui l’a créé ? Et comment est-il devenu aussi populaire, partout dans le monde ? Enquête.
C’était souvent le premier achat lors d’une arrivée sur un lieu de vacances, principalement l’été. Il fallait trouver une petite boutique en bord de mer, et se diriger vers les jouets de plage. Entre les raquettes de tennis en bois, les seaux et les pelles, il était là : le ballon Corner. Cinq couleurs : jaune, bleu, vert, rouge ou blanc. Même pas besoin de regarder le prix : après deux-trois jongles pour le tester, le ballon était embarqué. Et devenait le meilleur ami des vacances. Au programme : matchs de foot sur la plage, tentatives de retournés dans la mer (avec le ballon qui, une fois sur dix, est emporté par le courant), et, évidemment, parties de foot endiablées dans le jardin. L’avantage du ballon Corner ? Il est en plastique, très léger, et ne fait pas mal. On peut jouer pieds nus avec, faire des têtes, des arrêts avec les mains : pas la moindre douleur. Un bonheur pour les enfants et, du coup, pour les parents. Les inconvénients ? Il se dégonfle, se crève et s’envole. Pour trouver l’origine de ce ballon, et surtout de l’entreprise qui l’a créé, il faut, comme bien souvent lorsqu’il s’agit d’objets cultes liés au foot, se diriger vers l’Italie. Très précisément dans la ville de Gallo d’Alba, dans le Piémont.
Colle artisanale, Rome antique et sols en caoutchouc
Et remonter de quelque 70 années en arrière. En 1948, juste après la fin de la Seconde guerre mondiale, Edmondo Stroppiana, un homme de 60 ans, ouvre, à Gallo d’Alba, une petite échoppe où il répare des pneus crevés, et produit également des petits ballons élastiques. L’entreprise, baptisée Mondo (diminutif d’Edmondo) est familiale : Edmondo bosse avec ses deux fils, Ferruccio et Elio, et leur apprend l’artisanat. Par exemple, pour éviter d’acheter de la colle nécessaire aux fixations des patchs sur les chambres à air, il leur apprend à fabriquer leur propre colle. La recette ? Du solvant et de la résine de pin. Edmondo la collecte dans des tubes, l’utilise pour ses réparations et ses confections, mais envoie également son fils Ferruccio la vendre à vélo dans les villages voisins. Dans la région, l’entreprise Mondo se fait rapidement un nom. Nous sommes en effet dans une période post-Guerre, et après les années sombres, vient le temps de la joie : dans les rues, sur les places, les enfants se réunissent pour jouer ensemble. Et ils jouent à quoi ? Au foot, bien sûr, mais aussi à un sport typique de la région appelé « pallapugno », une version antique du volleyball, à laquelle jouaient déjà les Romains dans la Rome antique. Edmondo Stroppiana flaire le bon coup, et se met à produire en grande quantité des ballons en plastique, idéaux pour la pratique de ce sport qui se joue exclusivement avec le poing et la paume de la main.
Parallèlement, au milieu des années 1950, le fils, Ferruccio, propose à son père de se lancer dans la fabrication de sols en caoutchouc, après avoir vu ceux de l’entreprise Pirelli. Sitôt dit, sitôt fait : dès 1958, la Mondo dote un premier gymnase, à Gallo d’Alba, d’un sol en caoutchouc, puis un second à Savone. C’est ce début de diversification qui va permettre à l’entreprise d’obtenir, des années plus tard, une renommée internationale avec notamment la production de terrains de tennis ou de pistes d’athlétisme. Au point de devenir leader dans le secteur des produits en caoutchouc. Mais revenons-en à nos ballons.
De la Nutella au Super Santos
Au début des années 1960, voilà déjà plus d’une décennie que la Mondo produit des ballons en plastique. Leur production est notamment boostée par les commandes de l’entreprise Ferrero (à qui, rappelons-le, nous devons l’invention de la Nutella, des Kinder et des Ferrero Rocher, entre autres), qui lui commande des millions de petits ballons comme objets promotionnels. Mais en 1962, l’idée d’un employé va tout changer. Il s’appelle Stefano Seno. Fan de foot, il est fasciné par la victoire du Brésil lors de la Coupe du monde disputée au Chili. Il propose à la famille Stroppiana de dessiner un ballon hommage, qui serait inspiré des vieux ballons de foot faits de lanières de cuir. Quelques mois plus tard, le projet est déjà abouti : l’entreprise Mondo sort le ballon Super Santos, un ballon en PVC orange à bandes noires dont le diamètre, qui peut varier selon le gonflage, est environ de 23 centimètres. Le prix défie toute concurrence : 350 lires, soit l’équivalent de 20 centimes d’euros. Le succès est immédiat.
La jeunesse italienne se rue sur le Super Santos, et ce ballon orange se retrouve partout dans les rues, dans les cours d’immeubles, dans les oratori. Léger, accessible, il plaît à tous : aux parents, qui n’ont pas peur de retrouver leur bambino avec une dent en moins le soir, aux enfants, et même petits enfants, l’âge minimal requis sur l’emballage étant 3 ans. Son gros point faible, toutefois : sa durée de vie. Entre la petite valve en caoutchouc auto-obturante qui se détache et dégonfle le ballon, et les risques de crevaison immédiate si le ballon tombe au mauvais endroit, un Super Santos ne dure jamais plus de quelques semaines, voire de quelques jours. Heureusement, son prix et son omniprésence (tabac, kiosque, supermarché, magasins de jouets, partout) permettent d’en racheter un immédiatement. Le chanteur italien Tony Tammaro lui a même dédié une chanson, remplie de vécu, d’amour et de nostalgie.
Super Tele, gage de qualité (ou pas)
Le 12 décembre 1964, Edmondo Stroppiana meurt, à l’âge de 78 ans. Le fondateur laisse une entreprise florissante entre les mains de ses fils. Ces derniers ont néanmoins déjà en tête leur prochain coup. Ainsi, en 1967, cinq ans après la sortie du Super Santos, ils planchent sur la création d’un nouveau ballon. Il faudra pratiquement cinq ans avant de trouver la formule idéale. Pourquoi cinq ans ? C’est le temps qu’il a fallu pour obtenir un objet capable de résister à une pression atmosphérique d’environ 0,8 une fois gonflé d’air, utilisant ainsi le moins de matière possible (de façon à réduire les coûts de production). Ceci est rendu possible par les premières applications de tissus plastiques à base de nylon, grâce auxquels il a été possible d’atteindre une épaisseur d’environ 1,2 mm. Voilà donc qu’en juillet 1972, la Mondo inonde le marché de son nouveau produit : le Super Tele. Le design reprend celui du ballon officiel du Mondial 1970, le Telstar : un ballon blanc avec des pentagones noirs.
Le fait de l’appeler « Super Tele » est un joli coup marketing : dans l’imaginaire, « Super Tele » semble représenter un modèle premium du « Tele »… alors que le modèle « Tele » n’a jamais existé. De plus, le mot « Super » et la mention « made in Italy » semblent être des gages de qualité… alors que c’est tout l’inverse. La confection est somme toute approximative, les pentagones noirs sont mal imprimés, et la mention « regonflable » est probablement l’un des plus gros mensonges du XXe siècle. Le succès est en tout cas colossal. Le Super Tele devient le roi des ballons de foot d’entrée de gamme, même si, entre-temps, son prix a grimpé à 2500 lires (1,5 euro, environ). On parle là de millions d’exemplaires écoulés. À tel point que, pour diversifier son offre, Mondo va proposer une variante colorée. Le Super Tele ne sera plus seulement blanc, mais aussi rouge, jaune, vert et bleu. Le rendant ainsi encore plus identifiable, de près comme de loin.
Effet boomerang et bruit inimitable
Après avoir conquis les rues d’Italie, Mondo s’attaque aux autres pays. La firme piémontaise lance sa filiale dédiée aux jouets, Mondo Toys, et édite des nouveaux modèles de ballon en plastique. Parmi eux, le Derby, plus gros, le World Star et, évidemment, le Corner, plus lisse. C’est cette version-là qui sera surtout commercialisée en France, Mondo jugeant que le terme « Super Tele » était trop connoté italien (ah ?), alors que « Corner » était plus international. Le Corner reprend à l’identique toutes les caractéristiques du Super Tele : sa particularité première, du fait de son poids et de sa consistance, est l’effet boomerang qu’il prend lorsque l’on tire dedans. En effet, quand un ballon en cuir prend une trajectoire d’abord sortante puis rentrante quand on le frappe de l’extérieur du pied, le Super Santos, lui, prend la trajectoire inverse, ce qui le rend totalement imprévisible. De plus, plus on frappe fort dedans, moins il va loin. Sa légèreté le rend également injouable si le temps est venteux.
En France, le succès de ce ballon de 70 grammes et 23 centimètres de diamètre, vendu dans un petit filet si agréable à arracher, sera au moins aussi grand qu’en Italie, avec des millions d’exemplaires vendus, et des souvenirs pour tous les footballeurs, amateurs comme professionnels. Le bruit inimitable de ce ballon Corner rebondissant sur le bitume est une madeleine de Proust implacable, une ode à l’enfance. Seul le ballon jaune IKEA, commercialisé dans les années 1990 par la firme suédoise, avait légèrement réussi à s’en approcher… Mais ça, c’est encore une autre histoire.
Un mystère demeure
Mais comme pour toute success story, une part de mystère demeure. Cette zone d’ombre concerne la création du premier ballon, le Super Santos. Et notamment le manque de transparence de la firme quant à son origine. En effet, la Mondo botte constamment en touche lorsque l’on souhaite l’interroger sur l’histoire de ces ballons. Depuis près d’un an, elle nous invite régulièrement et très cordialement à « envoyer nos questions par mail », sans la moindre intention d’y répondre ou de donner suite à la conversation. Un journaliste d’investigation italien, Ciro Sabatino, fondateur du site gialli.it, enquête depuis 2014 sur la véritable histoire du Super Santos et du Super Tele. Et depuis sept ans, il se heurte au silence de Mondo, qui ghostetranquillement ses mails et ses appels. Mais pourquoi donc ?
Après la publication d’un premier article sur le sujet en 2015, Ciro Sabatino a reçu de nombreux messages privés de personnes pensant détenir une version alternative de l’histoire. « Il y a plusieurs théories qui ressortent, détaille-t-il. La première, c’est que le Super Santos a été inventé par une autre entreprise (a priori la Trial, NDLR) et que Mondo a simplement copié l’idée et a recueilli tous les lauriers. L’autre, c’est que Mondo n’a jamais reconnu officiellement que l’idée était venue d’un de ses ouvriers, car cela aurait signifié lui léguer des droits et, forcément, de l’argent. Le nom de Stefano Seno a tourné sur Internet, sur Wikipédia, mais n’a jamais été écrit publiquement par Mondo. On aurait peut-être la réponse si l’on réussissait à retrouver ce monsieur, s’il est encore en vie… » Encore plus étrange : sur la page Wikipédia italienne du Super Santos, le nom de Stefano Seno a été remplacé tout récemment par celui d’un certain Gianpaolo Imperatore. La modification est si récente qu’elle n’apparaît même pas encore sur Google…
Et aucun des deux frères Stroppiana ne pourra aider à résoudre cette énigme : Elio est décédé en janvier 2019, et Feruccio en novembre 2020. Mais finalement, peu importe le mystère : quarante ans après son invention, le ballon Corner est toujours aussi populaire, même chez les plus jeunes générations. Et continue de faire passer n’importe quel footballeur en herbe pour un clone de Roberto Carlos.
Par Éric Maggiori