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La Turquie au garde-à-vous

Par Alexandre Aflalo
5 minutes
La Turquie au garde-à-vous

Animé par un contexte géopolitique tendu, le match entre la France et la Turquie se jouera ce lundi soir sous haute surveillance. Dans les tribunes, les milliers de supporters turcs attendus au Stade de France devraient faire écho au soutien affiché de leurs joueurs à l'armée et à leur leader, Recep Tayyip Erdoğan, engagés dans une opération vivement critiquée contre les forces kurdes en Syrie.

Droits comme des i, les joueurs de l’équipe nationale turque se tiennent en rang d’oignon devant l’une des tribunes du stade Ülker d’Istanbul. Depuis plusieurs jours, l’actualité géopolitique qui secoue leur pays, mettant le régime de Recep Tayyip Erdoğan sous le feu des projecteurs en même temps que la Syrie sous celui des bombes, aurait pu passer au-dessus d’eux comme l’une de ces actualités dont le football n’a pas vraiment à se mêler. Mais non. Mains droites collées sur le front pour célébrer le but dans le money time de leur attaquant Cenk Tosun, les joueurs de « Ay-Yıldızlılar » (l’étoile et le croissant) saluent leurs militaires dans un mouvement unanime de soutien. Ou de défiance à ceux, nombreux, qui la désapprouvent.

« Ils sont juste à fond derrière leur pays »

Porte-voix à forte résonance, les footballeurs turcs ont massivement et publiquement soutenu cette opération armée dans le nord-est de la Syrie déclenchée, justifie-t-on côté turc, pour bouter loin de la frontière les forces kurdes du YPG (les « Unités de protection du peuple » , branche armée du Parti de l’union démocratique en Syrie). Mais les footballeurs n’ont pas été les seuls. Moins remarqués, la boxeuse Busenaz Sürmeneli ou le gymnaste Ibrahim Çolak, sacrés aux championnats du monde de leurs disciplines ce week-end, ont également fêté leur triomphe par un petit salut militaire. De quoi attester de ce soutien massif de la société turque à cette offensive militaire, bien au-delà du football. « Dès qu’il y a une opération, plus particulièrement contre les« terroristes »du PKK(le Parti des travailleurs du Kurdistan, proche du YPG, N.D.L.R.), le soutien à l’opération est quasi total tant ce conflit a laissé des traces dans la société turque, explique Antoine Michon, assistant de recherche à l’Institut français des relations internationales. L’armée turque est perçue comme jouant un rôle extrêmement important, de sauvegarde des principes de la République et de la démocratie. »

Un soutien qui ne date pas d’hier, non plus. « Les joueurs turcs n’ont jamais caché leur sentiment nationaliste, la fierté de leurs couleurs, rappelle Ricardo Faty, ancien pensionnaire de Ligue 1 qui évolue en SüperLig depuis 2015. En 2016, au moment de la tentative de coup d’État, beaucoup de footballeurs et de coachs avaient pris des positions pro-gouvernement, sans que ce soit dirigé ou imposé. » C’est d’ailleurs plutôt l’inverse qui avait détonné, avec le cas de Hakan Sükür, dont le soutien au mouvement Gülen, opposant à Erdoğan, lui avait valu un mandat d’arrêt pour « appartenance à un groupe terroriste armé » . Une tendance bien connue au nationalisme qui n’empêche guère que la célébration collective très remarquée de la sélection turque face à l’Albanie, considérée par l’UEFA comme une « provocation » , a ravivé la crainte d’un France-Turquie sous haute tension ce lundi soir. « Les joueurs turcs ne partent pas avec le couteau entre les dents et deux traits noirs sous les yeux, tente de rassurer Faty, dont le grand frère Jacques s’est aussi distingué pour son soutien à Erdoğan. En Turquie, ni les joueurs ni les journalistes ne politisent ce match. Au vu de l’enjeu, les motivations sont uniquement sportives. Un parallèle sera forcément fait par rapport à l’actualité, mais ils ne partent pas en croisade, ils ont juste à fond derrière leur pays. »

Diaspora et patriotisme projeté

Difficile en revanche d’affirmer la même chose des supporters, attendus extrêmement nombreux pour soutenir la Turquie au Stade de France. D’autant que les deux dernières oppositions entre la France et la Turquie, l’une à Lyon en 2009 et l’autre à Konya en juin dernier, ont laissé un souvenir amer. Présent en tribunes à Konya, Ricardo Faty se remémore cette Marseillaise copieusement sifflée « par une partie des supporters » , tout en pondérant que « beaucoup d’autres avaient désapprouvé les sifflets » . Les relations entre France et Turquie se sont tendues ces dernières années, notamment autour de la reconnaissance du génocide arménien ou de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ce qui peut expliquer ces incidents. Mais le contexte politique actuel, avec la prise de position de plus en plus forte ces derniers jours de Paris contre Istanbul, laisse craindre une expression d’autant plus véhémente du sentiment national turc lundi soir. « La prise de position française sur l’assaut des territoires kurdes en Syrie par l’armée turque ajoute aux tensions déjà existantes, analyse Albrecht Sonntag, enseignant à l’ESSCA et coordinateur du projet FREE de recherche sur le football en Europe. Ces matchs de l’équipe nationale en Europe occidentale sont toujours des occasions pour la diaspora de se retrouver pour soutenir leur équipe et s’adonner à un bain de nostalgie de la patrie. Lundi soir, cela risque d’être une manifestation de soutien au grand leader. »

Un soutien unanime qui peut jurer avec ce qu’offrent parfois à voir les tribunes des stades de SüperLig. « La différence entre la diaspora et les locaux c’est que, même s’ils sont très liés à des communautés virtuelles turcophones ou sont en lien avec leur famille sur place, ils ont une vision projetée de la Turquie, explique Antoine Michon. Ce qu’ils voient, c’est ce qu’Erdoğan veut donner à voir. » Un patriotisme loin de ses terres, porté par une communauté « davantage acquise au président Erdoğan que le public urbain de la SüperLig, qui utilise souvent le stade de football pour exprimer son opposition à l’autoritarisme d’Erdoğan » , ajoute Albercht Sonntag. C’est cette communauté qui investira toutes les tribunes du stade de France lundi soir, celle-là-même qui inquiète les autorités françaises qui, pour éviter un scénario à la Lyon 2009, ont prévu un impressionnant dispositif de sécurité autour du match. Ce qui ne devrait pas empêcher la Marseillaise d’être, comme à Konya, copieusement sifflée. « Je m’attends à ce que la Marseillaise passe une mauvaise soirée, avance Sonntag. Mais elle en a vu d’autres et s’en remettra ! »

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