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La rédemption samoane
Cataloguée comme pire sélection du monde au hasard d'une rouste à 30 buts reçue contre les Australiens en 2001, les Samoa américaines ont gardé le silence pendant dix ans, avant de s'ouvrir sur le sujet, au profit de deux réalisateurs anglais, auteurs du documentaire Next Goal Wins (au cinéma le 10 juin).
Ici, tout est plus silencieux, tranquille qu’ailleurs. Aux Samoa américaines, la maréchaussée verbalise au-delà de 32km/h, la vitesse maximale autorisée sur les cinq principales îles. Tranquille. La quiétude de ces insulaires du Pacifique va pourtant prendre une claque le 11 avril 2001. À 20h45, à plus de 4000 km des Samoans, Ronan Leaustic siffle la fin du match entre l’Australie et les Samoa américaines, comptant pour les qualifications à la Coupe du monde de football 2002. Le tableau d’affichage de l’International Sports Stadium de Coffs Harbour surchauffe. « Australia : 32. American Samoa : 0 » . Comme pour un chrono corrigé sur une épreuve de 100 mètres, le score descendra finalement à 31-0 le lendemain, après le rapport de Leaustic. On n’est de toute façon pas à un but près. Les Samoans concèdent tout simplement la plus lourde défaite enregistrée dans l’histoire des matchs internationaux officiels. Les premières défaites 8 et 11-0, respectivement contre les Fidji et les Samoa, n’étaient donc pas des accidents. Et les roustes s’enchaînent, même contre Vuanatu ou les îles Salomon. La loupe médiatique est impitoyable. Tout le monde veut raconter l’histoire de la pire équipe de l’histoire du foot. Mais les Samoans refusent toutes les sollicitations, par pudeur au moins. Par honte peut-être. Jusqu’à 2011, après plusieurs refus, l’archipel de 199km2 et l’équipe des Samoas américaines décident d’accueillir deux réalisateurs anglais, aux noms de chips et de whisky : Mike Brett et Steve Jamison. « On connaissait les fondements de l’épreuve vécue et on savait déjà dans quel contexte on arrivait là-bas, mais finalement on a découvert plus qu’une défaite » , confie Mike.
Console et transgenre
Dix ans après ce moment malheureusement historique, ces Anglais et leur équipe de tournage investissent les Samoas, pour enfin raconter l’histoire de ces footballeurs, mais pas que. « Ce qui nous intéressait le plus, c’est ce qu’il y avait derrière la défaite, poursuit Mike. Cela ne compte pas vraiment de comprendre comment on peut prendre autant de buts. Mais, ce qui a motivé les joueurs à poursuivre, si. Dix ans plus tard, ce sont toujours les mêmes joueurs sur le terrain. » Et quelques belles personnalités. Deux se révèlent principalement dans le documentaire réalisé par le duo Brett-Jamison. Nicky Salapu d’abord, gardien de l’équipe historiquement défaite, a été marqué pour le reste de sa vie par ses (més-)aventures internationales. Quand certains énumèrent l’alphabet dans les deux sens pour trouver le sommeil, lui se remémore combien de fois il est allé chercher le ballon au fond des filets. La pilule est encore si difficile à avaler que Nicky joue virtuellement le remake de la lourde défaite sur console. Pour se consoler et décompresser. Australie-Samoa américaines. Et il a trouvé la parade, enfin, pour gagner : laisser la deuxième manette sans joueur actif pour qu’il puisse marquer autant de buts que possible. Plus qu’un médicament, une drogue. Mike Brett en reste encore aujourd’hui ébahi : « Dans sa manière de vivre, il continue de suivre ses rêves, de se donner à fond malgré les difficultés. Ce qui m’a surpris, c’est la façon dont il se démenait et ça fait écho avec la mentalité samoane » .
Jaiyah Saelua ne joue pas à la console. C’est un « fa’afafine » selon la tradition polynésienne, à savoir une personne née de sexe masculin, mais qui, le plus souvent, se travestit et occupe la place d’une femme dans la société. Importante, respectée et appréciée dans le groupe, elle est la seule internationale transgenre du monde. « Ils ont la sensibilité, la grâce d’une femme et la puissance d’un homme, donc la meilleure partie de chaque être. Ils sont aussi plus proches de Dieu que les autres. Elle est un symbole, c’est un personnage très inspirant » , explique Mike, avec élégance. Sans doute une première aussi pour le duo sky-chips.
Couvre-feu à 18 heures
Brett et Jamison sont en effet très loin des îles samoanes. Ils ont joué au foot ensemble dans leur jeunesse en Angleterre, sont fans de Wimbledon, actuellement en D3 anglaise, et ont fait leur chemin dans l’industrie du football professionnel, en réalisant des spots publicitaires pour les équipementiers de grands clubs comme Barcelone, Manchester United ou Arsenal. Ils ont fini écœurés par le système qu’ils ont vu trop souvent de trop près. Un monde de sponsors, d’argent, de corruption et de fanatisme démesuré qui ne leur correspondait plus. Ils ont alors changé de braquet pour se tourner vers le « football vrai » , ce que les Anglais appellent le « pure football » .
Et se sont donc plongés dans cette histoire et culture samoanes. Ils ont par exemple vécu le couvre-feu, tous les jours, à 18 heures. Signifié par le chef de l’île en sonnant les cloches de l’église, il est respecté quotidiennement par les 60 000 habitants de l’île. Un couvre-feu à la samoane. Pendant quinze minutes, la population croyante se dirige vers les églises. Pour les autres, la terre s’arrête également de tourner et ils s’autorisent un quart d’heure d’introspection salvatrice. Plus tard, ils se retrouveront autour d’un Umu, sorte de four traditionnel utilisé chaque jour pour nourrir le peuple samoan, grand amateur de poulet et de porc, avec le chef qui se sert en premier.
Un ancien de l’Ajax aux commandes
De véritable chef, l’équipe nationale de football en manque cruellement. Depuis la création de l’équipe en 1994, les joueurs ont jusque-là cumulé 32 défaites internationales consécutives, pour près de 250 buts encaissés. 17 années d’affilée à mouiller le maillot sans remporter une seule victoire. Au printemps 2011, la Fédération américaine de soccer décide enfin d’aider ses Samoas et propose à ses coachs nationaux le poste de sélectionneur des Samoas américains, comme pige exotique. Le Néerlandais Thomas Rongen, ancien joueur de la réserve de l’Ajax dans les seventies, ancien coéquipier de Cruijff aux LA Aztecs, et alors coach des U20 US, saute sur l’occasion.
À 55 ans, il voit la vie autrement depuis le décès de sa fille, en 2004, dans un accident de voiture. Lorsqu’il débarque en octobre 2011 sur l’archipel, il met tout le monde au parfum dès la première causerie. Il a devant lui trois semaines avant son premier test : la réception du Tonga, en match qualificatif pour le Mondial brésilien 2014, le 23 novembre 2011. Rongen jongle avec le piètre niveau de ses joueurs, leurs métiers ou leurs études, comprend que son défenseur central est un fa’afafine, réduit la durée des entraînements, mais les fait passer d’une fréquence hebdomadaire à quotidienne. Et il concentre surtout ses efforts, vu le temps imparti, sur un aspect : le mental. Caractériel et charismatique, coach Rongen change l’état d’esprit de ses poulains, jusque-là apeurés à l’idée de reprendre une rouste.
Gourou et Tonga triste
À obstacle, le Néerlandais préfère l’idée de défi, qu’il réussit à inculquer à ses joueurs. « Rongen maîtrise techniquement le foot, mais il a su comprendre les gens. Il est comme un gourou, essaie Mike Brett. Il a réussi à les faire progresser, mais surtout à leur faire croire en eux. C’est la chose principale : les faire espérer » , s’exclame-t-il. Et la magie opère. Dix ans après la déroute australienne, le 23 novembre 2011, les Samoas américaines remportent leur première victoire de l’histoire en battant le Tonga (2-1). Un moment qui a profondément marqué les réalisateurs. « C’est le pic émotionnel du film, confirme Mike. Ils se congratulaient les uns les autres. Ce fut vécu comme un événement national, une vraie fierté. C’est une victoire collective qui a un goût de revanche aussi, vis-à-vis des médias qui avaient tendance à ne parler que de la déroute. En fait, si on y réfléchit bien, ce n’est pas un film sur le foot, mais sur le genre humain, sur les sentiments. Le foot est la toile de fond. »
Par Gaultier Fabre // Propos recueillis par Gabriel Cnudde