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- Liga
- 28e journée
- FC Barcelone/Real Madrid (2-1)
La paix tactique du Clásico
Durant des années, le Clásico aura été un match à part. Une véritable opposition de styles aux traits de combat philosophique. Et l'opposition était allée si loin qu'elle en était devenue caricaturale. Guardiola et Mourinho, Messi et Cristiano, Xavi et Xabi, le 4-3-3 et le 4-2-3-1. Presque trop cinématographique, le Clásico avait perdu la surprise qui fait pourtant la richesse d'un match de football commun. En fait, le Clásico était presque devenu l'histoire d'une interminable guerre de tranchées. Mais ce dimanche soir, cela a changé.
Le dernier épisode de ces affrontements aura eu lieu en octobre dernier au Bernabéu, lors du naufrage du milieu commandé par Xavi dans ce qui ressemblait à une dernière mission impossible : protéger, nourrir de ballons et soutenir offensivement le trio Neymar-Messi-Suárez. Après tout, Johan Cruijff l’avait bien dit au moment de la signature de Luis Suárez : « Avec trois joueurs qui se nourrissent plus de l’action que du jeu, je ne vois pas comment le Barça peut conserver une attaque fluide. » Lors de ces derniers mois, Luis Enrique a tranché : le trio jouera détaché du reste de l’équipe, et tant pis pour le style hollandais. De toute façon, l’Asturien a toujours été un symbole du football direct.
Les vertiges du Camp Nou
C’est donc la fin de la guerre des styles. Évidemment, les batailles vont continuer. Mais hier soir au Camp Nou, le parfum du Clásico n’était plus celui des duels des années 2010. Il y avait trop de liberté. La bataille du milieu n’était même pas fermée. Le porteur du ballon n’était même pas asphyxié. Non, ce qui flottait dans l’air, c’était plutôt un nuage d’anarchie, un football direct joué au service de deux triplettes d’attaquants différentes dans leur nature, mais semblables dans leur structure. Hier soir, le Barça et le Real se sont partagés la possession de balle (52% côté catalan). Hier soir, le Barça a marqué sur un coup de pied arrêté et un (très) long ballon. Hier soir, aucun joueur blaugrana n’a touché plus de 100 ballons. Hier soir, Javier Mascherano l’a dit : « Le football est un tout, il n’y a pas que la possession. Nous cherchons à devenir une équipe totale. » Et enfin, hier soir, Dani Alves a bien joué une version classique du poste d’arrière latéral droit.
S’il y a paix, c’est parce qu’il y a rapprochement. Si les détails montrent des modes de fonctionnement distincts, une certaine symétrie tactique peut s’analyser à première vue. Les deux formations proposent deux schémas aux concepts-clés communs : un quatuor défensif avec deux latéraux qui se projettent énormément, trois milieux joueurs et trois flèches. Elles mettent aussi en jeu des joueurs aux rôles similaires : Isco-Iniesta, Modrić-Rakitić, Kroos-Mascherano, Benzema-Suárez. Les capacités sont différentes, les rôles ne sont pas les mêmes, mais les deux équipes doivent répondre aux mêmes nécessités structurelles. Ainsi, le besoin de ballons des deux tridents aboutit sur un rythme aux séquences rapides, un match très ouvert, et une ode à la verticalité. Oui, le Camp Nou est devenu un théâtre de jeu direct, d’attaques rapides et d’appels vertigineux, comme le montre le but de Luis Suárez. La possession est partagée, tout comme les passes dans le tiers de terrain adverse (134 pour le Real, 115 pour le Barça).
Seulement, les différences sont nombreuses. De son côté, le Barça fait encore preuve d’une vraie maturité dans l’usage des phases de possession, mais préfère tout simplement punir ses adversaires dans les grands espaces. Le Real, lui, a plus de difficultés dans la construction placée. La nature de l’équipe le force même à transférer les responsabilités offensives en fonction du type d’attaque : Cristiano et Bale pour les phases directes, Marcelo et Modrić pour les phases de possession. Le point commun, c’est que Kroos est toujours au départ de l’action, et que Benzema laisse toujours sa patte sur la fin, au moment fatidique de la création. Dans le jeu long, le Real reste encore largement leader : 41 longs ballons à 29, sans compter les gardiens. Les façons de défendre ont aussi montré des différences. Alors que le Real a été la seule équipe à maintenir un pressing intense, haut et efficace (en première période), le Barça a dû s’appuyer sur les interventions de ses deux centraux. Côté Real, Toni Kroos a taclé 7 fois, tandis qu’Isco a réussi 3 interceptions. Côté Barça, Piqué et Mathieu ont réalisé 8 tacles et 9 interceptions à eux deux, avec une mention spéciale pour l’Espagnol, qui semble peu à peu retrouver son autorité. Évidemment, l’absence de Xavi n’est pas étrangère au succès du pressing madrilène. Enfin, si cette paix tactique impose une conséquence, c’est la suivante : le Barça est devenu aussi compartimenté collectivement, voire plus que le Real Madrid. Hier soir, Luis Enrique a une nouvelle fois confié sa création aux 19 dribbles réussis de ses hommes, dont 15 pour la MSN…
L’église Messi au centre du village Barça
Pendant longtemps, on avait cru à un putsch tactique de Neymar. Le Brésilien, roi du côté gauche des schémas de Lui Enrique, semblait petit à petit mettre les pieds sur le commandement de l’animation offensive barcelonaise. Andrés Iniesta avait perdu son espace vital, et énormément de temps de possession. Le travail généreux de Luis Suárez dans l’axe lui créait des espaces inespérés. Et le positionnement axial de Leo Messi lui offrait une source inépuisable de bons ballons. Mais Luis Enrique a tout changé. En déplaçant Messi sur le côté droit, l’Asturien est parvenu à remettre l’Argentin au centre du jeu. Avec 77 ballons touchés, le numéro 10 est largement le joueur le plus influent du jeu catalan, dépassant même la boussole Mascherano, pourtant très sollicitée (72 ballons). La mesure a bousculé les hiérarchies. D’une, le jeu de Messi a retrouvé une spontanéité maradonienne ( « On a oublié ce qu’était Diego Maradona » ), comme en atteste cet enchaînement génial en début de match : toupie, petit pont sur Ramos. De deux, le 10 se retrouve paradoxalement plus libre, parce qu’il n’est plus jamais dos au but, en attestent ses 5 dribbles réussis et 3 fautes subies.
De trois, l’attention de la défense adverse doit donc être portée sur ce couloir droit, mais pas que. On a vu à maintes reprises à quel point les renversements de jeu du pied gauche de l’Argentin pouvaient faire mal (2 longs ballons réussis sur 3 hier soir), notamment contre Manchester City. C’est finalement Neymar qui en profite à gauche. Mais également Andrés Iniesta. Écrasé entre l’axe de Messi et le couloir de Neymar il y a quelques semaines, Iniesta retrouve de l’air et des responsabilités. De quatre, Luis Suárez peut pleinement réaliser son travail d’avant-centre comme le joueur extraordinaire qu’il a toujours été. Enfin, la présence de Messi à droite contraint aussi Dani Alves à plus de retenue (seulement 43 passes et 1 centre). Et ce n’est pas plus mal pour une équipe qui cherchait avant tout à retrouver un équilibre défensif. Mais si le Barça semble aller dans la bonne direction, hier soir le bon pressing du Real Madrid en première période a largement limité l’influence de l’Argentin, l’obligeant d’ailleurs à revenir dans l’axe dès la demi-heure du jeu. Un mécanisme naturel, pas vraiment positif à long terme, mais qui sera certainement une solution immédiate de Luis Enrique en cas de faille de la relance lors des prochaines semaines.
La souplesse de Carlo Ancelotti et la raideur de Gareth Bale
Si ce Clásico devait nous donner quelques enseignements, ils concernaient l’état de résistance du projet de jeu madrilène face à la pression. En 2014, Carlo Ancelotti est ponctuellement (c’est important de le préciser) parvenu à mettre sur pied un système de jeu en phase avec les objectifs du club. Le défi de cette saison, c’était de le maintenir debout malgré la fatigue, la pression, bref, l’avancée de la saison. Et si l’échec est total depuis quelques semaines, en partie du fait de l’absence cruciale de Luka Modrić, il faut dire que le Real Madrid sort la tête haute de ce Clásico de tous les dangers. Et la raison est simple : en dépit de la défaite, la formation d’Ancelotti a retrouvé – le temps d’une petite heure – la souplesse tactique qui l’avait caractérisée lors des plus grandes épreuves de 2014, de la demi-finale contre le Bayern au Clásico de l’automne dernier. Comme le Milan d’Arrigo Sacchi, le Real d’Ancelotti présente sur le papier onze postes, mais ô combien de fonctionnalités. La souplesse entre le 4-3-3 offensif et le 4-4-2 défensif. La souplesse des déplacements d’Isco sur le côté gauche, prêt à rentrer à l’intérieur pour créer, et à courir dans le couloir pour protéger. La souplesse de Toni Kroos, prêt à prendre le recul nécessaire pour guider la relance, sans oublier de prendre le risque de presser très haut. La souplesse du jeu de Modrić, tout en nuances et subtilité : un joueur qui sait mettre des points-virgules avec ses pieds.
Et la souplesse, enfin, de Karim Benzema, qui comble à merveille le gouffre laissé par le 4-4-2 dans le troisième quart axial du terrain (en l’absence de James). Une souplesse pertinemment décrite, enfin, par Mascherano à la fin du match : « Les joueurs du Real Madrid te poussent à jouer à un rythme dans lequel ils sont les meilleurs au monde. » Ainsi, encore, la principale interrogation de ce système tourne autour du rôle de Gareth Bale. Le Gallois est très loin d’avoir un rôle taillé symétriquement sur celui de Cristiano. Ailier du 4-4-2 défensif, il s’est vu forcé à revenir très loin dans son camp pour défendre sur les changements d’ailes catalans. Moins bien servi que Cristiano – Carvajal plutôt que la paire Marcelo-Isco – Bale est et devrait donc rester une menace secondaire du jeu madrilène. La conséquence la plus importante est collective : par rapport à Di María, la présence du Gallois implique une perte de fonctionnalités collectives dans ce Real. Alors, le Real sera-t-il assez souple ? On le sait, les souffrances des Madrilènes sont plutôt soulignées par les formations offrant moins d’espaces que ce Barça en construction. Contre l’Atlético, par exemple, le Real ne pourra pas dicter le rythme de la musique.
Par Markus Kaufmann
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