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En Allemagne, la victoire des supporters contre CVC et le foot business
La possible arrivée du fonds d’investissement CVC à la table de la Ligue a mis le football allemand sens dessus dessous. Les supporters ont néanmoins obtenu gain de cause ce mercredi, la DFL annonçant jeter l’éponge.
Voitures télécommandées par-ci, cadenas accrochés aux cages par-là, sans oublier des balles de tennis ou des pièces de chocolat : la célèbre rigueur allemande a pris un coup ces dernières semaines dans les stades du pays, devenus le lieu d’expression de la colère des supporters. Les fans ont redoublé de créativité pour perturber les matchs de Bundesliga et 2. Bundesliga depuis le vote en faveur d’une collaboration entre des fonds d’investissement privés et la Ligue (DFL) au mois de décembre. Leurs efforts ont fini par payer, puisque ce mercredi, la DFL a annoncé qu’elle laissait tomber ce projet, qui aiguisait l’appétit sonnant et trébuchant des promoteurs autoproclamés du développement du football allemand.
— uminosoba (@uminosoba) December 17, 2023
Argent pas content
Le 17 décembre dernier, 24 des 36 clubs des deux premières divisions allemandes ont autorisé la DFL à s’associer avec des investisseurs étrangers. Une victoire à une voix près, une majorité des deux tiers étant nécessaire dans ce scrutin secret. Un accord gagnant-gagnant pour tout le monde d’après la Ligue. « C’est un projet similaire à ce qu’a fait CVC en France, détaille Matt Ford, journaliste spécialisé dans le foot allemand, qui suit le dossier de près. La DFL propose 8% des profits des droits médias internationaux à un investisseur étranger pour une durée de 20 ans. En retour, il y aurait un investissement d’un milliard d’euros, destiné au marketing international. » Kolossal. Cet accord n’est en fait que la version édulcorée d’une proposition faite par la DFL au mois de mai 2023, qui n’avait pas recueilli la majorité nécessaire des deux tiers. Il a donc fallu rassurer les clubs, en revoyant à la baisse le pourcentage reversé aux futurs investisseurs et en donnant davantage de garanties sportives.
Si la DFL cherche autant à attirer les capitaux extérieurs, c’est parce qu’elle estime que les droits TV internationaux du championnat allemand peuvent – et doivent – être revus à la hausse. Le juteux modèle de la Premier League a de quoi faire saliver, les Anglais ayant récemment obtenu un nouvel accord pour leurs droits internationaux, chiffré à près de deux milliards d’euros par saison. La Bundesliga fait difficilement le poids avec ses 170 millions d’euros par exercice. « C’est vrai qu’il y a une grande différence entre la valeur des droits internationaux de l’Allemagne et de l’Angleterre, explique Matt Ford. Là-dessus, la DFL n’a pas tort : il y a beaucoup de choses à faire pour mieux valoriser cet espace. » Selon la Ligue, l’investissement devait permettre au football allemand de passer à la vitesse supérieure, via une stratégie marketing plus rodée et la création d’une plateforme de streaming, boostant ainsi le montant des droits TV.
Certains clubs, le Bayern Munich en tête, insistent depuis de nombreuses années déjà sur la nécessité d’ouvrir définitivement leur porte aux investisseurs privés, pour être en mesure de rivaliser avec les autres clubs européens, comme pour relancer la concurrence au sein même de la Bundesliga. « Je pense qu’en Allemagne, chaque club devrait pouvoir décider lui-même s’il veut ouvrir ses portes aux investisseurs ou non, exprimait Karl-Heinz Rummenigge, ancien président du Bayern, dans le podcast TOMorrow en 2022. La grande question que l’on doit se poser est de savoir combien de temps on peut se permettre des restrictions qui privilégient la tradition plutôt que la compétitivité. »
Lignes rouges
Si la DFL est parvenue à faire avancer le projet, les supporters ont immédiatement levé les boucliers pour freiner la machine. Hans-Joachim Watzke, porte-parole du comité exécutif de la Ligue, a dû s’avouer vaincu mercredi : « Au regard des développements actuels, une poursuite réussie du processus ne semble plus possible. » L’argent, c’est bien, mais prendre le risque de vendre son âme au diable, c’est nein. Même si la Ligue assurait avoir tracé des lignes rouges, promettant que le pouvoir décisionnaire des futurs investisseurs serait limité. « Les soi-disant lignes rouges ne résisteront pas à une collaboration sur les 20 ans de contrat prévus, balaye Jost Peter, président de l’Unsere Kurve, qui regroupe une vingtaine d’associations de supporters. Les investisseurs ne sont pas attachés au football et à ses valeurs, mais à leur propre profit. Le projet repose sur une croissance sans frein des recettes issues des droits TV. La France vient de démontrer que cette hypothèse est fausse. »
Une majorité de supporters craignait ainsi que la DFL et son investisseur « franchissent les lignes rouges pour pouvoir satisfaire les attentes en matière de bénéfices » et compenser des droits TV inférieurs à leurs ambitions. « CVC constitue une menace pour la culture du football allemand. Une fois que CVC aura mis le pied dans la porte, il ne le retirera plus, mais exigera de plus en plus d’influence », prévenait la pétition lancée par l’association Finanzwende, qui a recueilli plus de 6000 signatures. « Soyons honnêtes : si la Bundesliga veut se faire connaître sur les grands marchés étrangers, par exemple en Asie, il faudra y disputer des matchs, et un investisseur insistera sur ce point, au plus tard en cas de crise de rendement », s’inquiète Jost Peter, pas vraiment chaud à voir la DFL suivre les traces de LaLiga. En 2018, la Ligue espagnole avait annoncé son intention de délocaliser des matchs de championnat aux États-Unis pour booster sa marque – ce qui ne s’est finalement pas fait, la justice espagnole s’y étant opposée.
« Démocratie bafouée »
La méfiance était d’autant plus forte du fait du particularisme du football allemand, symbolisé par la règle des 50+1, instaurée en 1998. Un garde-fou auquel les fans tiennent beaucoup. Puisque les membres du club détiennent au moins 50% des parts de l’entité, les supporters peuvent en effet peser sur les prises de décision. Mais les conditions du vote sur l’arrivée d’investisseurs, à bulletin secret, ont rebattu les cartes et permis à certains d’aller à l’encontre de ce que demandaient leurs supporters. De gros soupçons pèsent notamment sur le directeur exécutif de Hanovre, Martin Kind, qui n’aurait pas respecté la recommandation des membres de son club. « Si Martin Kind a ignoré cette directive, si on considère qu’on n’a pas respecté le 50+1, on peut dire que le vote n’est pas légitime », estime Matt Ford. Les ultras du HSV l’ont directement épinglé le week-end dernier en déployant des banderoles au vitriol, où l’on pouvait lire : « Directives et démocratie bafouées, 50+1 mis à mal, le glorieux HSV dans l’ombre d’un homme d’affaires sourd et douteux. »
17/02/2024 Germany🇩🇪 Hansa Rostock ultras with remote controlled mini car with smoke bomb on pitch to protest against DFL investors pic.twitter.com/RDxiQtX1KT
— 𝐂𝐚𝐬𝐮𝐚𝐥 𝐔𝐥𝐭𝐫𝐚 𝐎𝐟𝐟𝐢𝐜𝐢𝐚𝐥 (@thecasualultra) February 17, 2024
Jost Peter reprend : « Ce n’est que comme ça que l’entrée des investisseurs a été acceptée. On voit ici clairement ce que valent les soi-disant lignes rouges lorsque, dès le premier vote, tout est mis en œuvre pour enfreindre ses propres règles à l’ombre d’un vote secret. » Plusieurs clubs, parmi lesquels Paderborn, Darmstadt, Gladbach, St. Pauli ou Karlsruhe, ont aussi exposé leurs doutes. « Les allégations, en particulier une éventuelle violation de la règle des 50+1, doivent être éclaircies », affirmait le communiqué publié par Cologne la semaine passée. Les supporters n’auront finalement pas à poursuivre « la résistance dans les stades ». CVC restait le seul candidat encore en lice pour décrocher le pompon, mais l’opposition populaire a réussi à stopper le manège. Une bataille majeure gagnée contre le foot business, en attendant la fin de la guerre.
Par Quentin Ballue et François Linden, avec JD