- Ligue des champions
- Finale
- Real Madrid/Atlético Madrid (4-1 ap)
La langue du Real Madrid
Une finale de Ligue des champions est une affaire de professionnels. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Au Real, la plus grande arme, ce n’est pas le budget ou le président. C’est la langue.
Abandonnez ici toute espérance, vous qui entrez dans une finale. Samedi dernier, on aurait pu avoir l’une de ces finales ratées, aussi indécises qu’ennuyeuses. On se serait étrillé pour être les premiers à voir une misérable frappe cadrée ou quelque chose qui ressemblait à une envie de gloire. Au lieu de cela, on eut l’enfer des prêches jansénistes de Christian Jeanpierre, désolé mais réaliste, sur la nature humaine. Les finales étaient toujours frustrantes, c’était inévitable. Nous étions tous regroupés dans le même bateau. À mesure qu’on progressait sur le Styx, on voyait se débattre dans les eaux, au-dessous de nous, les célèbres condamnés du passé : la Hollande de 1974, l’Argentine de Diego en 1990, Saint-Étienne 1976 ou l’Atlético de 1974 n’en finissaient plus de payer leur orgueil. Ils avaient voulu jouer, ils avaient perdu. La leçon avait été bien retenue : pour gagner, il faut oublier la jouissance et apprendre l’indolence. L’Atlético semblait mieux préparé à cette grande traversée ascétique. Peu importait la souffrance, tant que le paradis s’ouvrait à eux à la fin du trajet. Il fallait se repentir. Même San Iker fut changé en un ridicule personnage de conte philosophique. Casillas avait tenté d’agripper un ballon trop flottant au-dessus de la tête de ses camarades. Mais il n’aurait jamais dû quitter son poste à la poupe du radeau. Il aurait dû laisser Khedira se défaire seul de Godín plutôt que de tenter le diable et sombrer ainsi dans le ridicule. La morale de cette fable était connue : le paradis des finales revenait toujours au plus rigoriste. Les Meringues, trop occupé à goûter leur légende, avaient dû ravaler leur orgueil et leur foutue Decima. Bien fait pour eux.
Aller jusqu’au bout
Mais le Real a quelque chose d’irrationnel. Pour comprendre ce qu’est l’âme meringue, il aurait fallu vivre en Espagne, s’installer devant n’importe quel transistor ou téléviseur et pousser le son. C’était le dernier corner avant la fin. Il ne restait rien, ou alors pas grand-chose. Suffisamment pour ceux qui y croyaient. Le Real Madrid ne se rend jamais. La remontada, c’est un peu comme la résurrection, il n’y a que ceux qui croient vraiment qui en profiteront. Alors Modrić posa le ballon juste devant les 20 000 Madridistes regroupés et le lança au milieu d’un champ de tête. Devant les écrans madrilènes, on ne vit pas grand-chose au milieu de cette mêlée homérique, à part peut-être un crâne andalou s’élancer au-dessus des autres. Avec lui, les Meringues voyaient, image par image, le ballon décoller de sa tête, suivre une trajectoire à angle droit, échapper à la main tendue de Courtois et se glisser dans le petit filet de la rédemption. Il n’y a pas de mots français pour traduire ce que fut ce hurlement qui fit trembler les piliers de la Création : « Goooooooooool, goooooooooool del Madriiiiid ! »
Le jour où les Espagnols décidèrent de ne pas traduire « goal » par « meta » (but en castillan), mais par « gol » , en conservant ainsi la syllabe « o » (celle du plaisir) bien ouverte, ils sonnèrent leur entrée dans la culture foot et inventèrent le Real Madrid. Quel est l’homme qui, chez nous, décida un beau matin, de traduire le mot anglais « goal » par « but » ? Quel est celui qui, du haut de sa grammaire et de ses principes, priva ainsi un peuple de l’extase collective consistant à ouvrir la bouche en grand, détendre le diaphragme, inspirer fort dans les poumons et hurler une syllabe aussi bruyamment que les cordes vocales le permettent quand un ballon franchissait une ligne ? Quand l’instant d’un « goooooool » chez eux peut durer dix, vingt, trente secondes, parfois même une ou deux minutes ; chez nous, il ne dure qu’une seule seconde. Le temps de dire « but » et de laisser ensuite la place à la glose. Qu’on nous présente celui qui nous interdit cet orgasme footballistique et nous condamna ainsi pour toujours au coitus interruptus d’une traduction en forme de lame trop aiguisée découpant l’émotion brute et monstrueuse en rondelles minuscules et égoïstes. Tant que la langue française prononcera cette sentence – « but » – les lèvres fermées et la bouche en cul (de poule), sans hurler un bon coup en se foutant de l’homonymie du « goal » , elle ne prendra jamais la mesure de ce qu’est le football. Elle ne comprendra pas ce que représente le Real Madrid.
Le septième ciel
Crier « Gol ! » le plus longtemps possible est le plus beau des triomphes parce qu’il prolonge l’instant de la joie et de l’exultation. Il marque les oreilles, les esprits et tous les résumés de match qu’on verra encore dans cent ans quand on parlera de la Décima à nos héritiers. Hurler « goooooooooool ! » au bord de l’apoplexie, c’est rendre spectaculaire une joie qui aurait dû rester prudente et silencieuse si elle avait été chaste, normale et individuelle. Mais cette joie était collective et tout à fait impure. Même Roland Barthes le disait (enfin presque, dans ses Mythologies, il parlait du catch, en fait) : « Ce qui est ainsi livré au public, c’est le grand spectacle de la Douleur, de la Défaite, de la Justice. » En refusant la pudeur, le « gol » célèbre un but marqué et condamne de façon immédiate l’opposant écrasé sous tant de décibels et d’hystérie. Quand Sergio Ramos égalisa à trente secondes de la fin, son cri s’entendit jusqu’à Madrid et l’énergie mystique qui s’en dégagea déclencha la plus fabuleuse des épopées.
Dès lors, le Real ne pouvait plus perdre et se jeta à l’attaque comme on eut descendu une pente escarpée en rugissant. L’Atlético, effondré par tant de panache, s’inclina sous les cris de Bale, les larmes de Marcelo et les muscles de Ronaldo. À chaque but marqué, les locuteurs radiophoniques espagnols prolongèrent le bonheur extatique d’auditeurs envoûtés par cette syllabe qui se répétait continuellement. Il n’y avait plus aucun prudence dans cette jouissance aussi sincère qu’inutile. Bien sûr, marquer un but ne résoudra jamais rien. Dans nos vies normales, jamais un évènement aussi dérisoire qu’un but marqué à des kilomètres de chez nous, ne nous procurera autant de bonheur d’un seul coup. Mais si le Real a remporté dix fois plus de finales de Champions que la France entière, c’est peut-être parce qu’il est épicurien et aime jouir en hurlant très fort. La langue ne sert pas qu’à commenter ou à débattre. Elle sert aussi à gagner. Et oui. Les voies de l’espérance sont impénétrables.
Par Thibaud Leplat, à Madrid