- Journée mondiale du baiser
La Kiss cam, c’est de la bonne ?
Après 35 ans de bons et loyaux services aux États-Unis, la célèbre Kiss-cam fait son apparition dans les stades de France. D'abord à l'Euro, puis à Dijon en fin de saison, le modèle est-il applicable aux pudiques spectateurs d'un sport qui transpire la testostérone ? Pas sûr. Comme souvent, ce sont les hommes qui rechignent à la tâche...
Elle passe sa langue sur les lèvres, comme une lionne le ferait avant de fondre sur une gazelle sauvage. Toute l’attention de la foule est centrée sur sa proie, sur elle, et elle le sait. D’ailleurs, elle a faim. La féline se penche légèrement sur sa gauche, ferme les yeux et tend ses muscles labiaux tout droit dans l’axe. À mi-chemin, elle rencontre une autre paire de lèvres, celles de son compagnon. Ils s’enlacent, s’embrassent, s’embrasent, se lâchent. La foule, c’est-à-dire le stade, applaudit. Ça y est, le jeune couple vient de remplir son examen de passage dans le monde de l’entertainment d’avant-match : celui du bisou de la Kiss-cam. Un rituel tout droit venu d’outre-Atlantique, là où l’on joue au football avec les mains et où un match de baseball compte plus de coupures pubs que l’avant-conseil de Koh-Lanta. Dans les travées de matchs de basket aussi, c’est un rituel : montrez un poil trop de complicité et une caméra viendra vous encercler, un joli cœur incitant au rapprochement des chairs. Jusqu’ici le football était épargné, puis le phénomène a débarqué à l’occasion de l’Euro 2016. Oui, dans le football, pernicieusement. Qui a décidé qu’il était socialement bien vu d’exposer son intimité devant un stade entier, dans un milieu où les hommes préféraient jusque-là « embrasser leurs bières » ? Chronique de l’échec annoncé d’une Kiss-cam « pas si anodine que cela » au regard des psychanalystes.
Embrasse-moi si tu peux
« C’est moi qui ai pensé à ça, oui. Mais je ne considère pas ça comme une trouvaille. J’aime bien la NBA, ça existe depuis très longtemps, donc je connais très bien le procédé. » Le modeste qui s’exprime au téléphone s’appelle Aurélien Gaudriot. C’est lui qui, en tant que responsable communication et marketing du club de Dijon, a émis l’idée d’installer la première Kiss-cam du football français à Gaston-Gérard, même s’il tient à souligner que la décision était « collective » . C’était à l’occasion d’un avant-match en avril dernier, face à Angers. Puis rebelote à Bordeaux, la semaine suivante. « On a fait un investissement d’une caméra qui se pilote par un joystick, parce qu’on a gagné les 15 000 euros du championnat des tribunes l’année dernière. La caméra ne coûte pas 15 000 euros, hein. Elle se pilote depuis la régie où est géré l’écran géant. On a commencé par des gros plans, les gens étaient super contents de se voir, puis on s’est dit que c’était sympa et qu’on pouvait reprendre la Kiss-cam. » Objectif plus large : proposer au spectateur une expérience plus complète, avec des animations en marge de la rencontre. « Regardez à Lyon ! Ils font des concerts, le client prend une boisson, passe à la boutique… » Avec, en filigrane, une incitation à la consommation. Et un couple amoureux…
« Les gens qui s’aiment consomment plus que ceux qui ne s’aiment pas » , confirme l’enjouée Fabienne Kraemer, psychanalyste spécialiste du couple et de la vie affective. « J’ai un peu étudié votre truc, c’est moins anodin qu’il n’y paraît pour un couple. Plus qu’un moment de complicité, c’est un test : est-ce que tu joues avec moi ? Est-ce tu t’affiches avec moi ? Le souci, c’est qu’afficher qu’on est avec quelqu’un, c’est presque une forme d’engagement. C’est toujours un problème dans le couple, surtout chez la jeune génération, et surtout chez les garçons. » Le spectateur moyen du football serait-il trop macho pour afficher son amour dans une arène pleine de testostérone ? Pire. Plus qu’une question de lieu, c’est une question de sexe : « En s’exhibant avec une femme, l’homme signale à toutes les autres qu’il n’est pas libre. Les hommes aiment avoir des possibilités. Or, quand ils en choisissent une, ils ont l’impression de devoir abandonner toutes les autres. Les femmes n’ont pas ce tiraillement. » Franchement, docteur Kraemer, ce n’est pas un peu caricatural, ça ? « C’est caricatural, oui, mais c’est une vérité qui peut faire en sorte que certains hommes ne vont pas vouloir jouer le jeu. »
« Vous imaginez si on se trompe de couple ? »
La rumeur la plus probable voudrait que la Kiss-cam ait été mise en place pour la première fois en 1982, à l’occasion d’un match de baseball des Los Angeles Dodgers. L’information est difficilement vérifiable, mais l’équipe fête cette saison-là l’installation du premier écran géant dans son Dodger Stadium, et cherche à occuper ses fans pendant les 90 secondes de pause entre les manches, en plus des nombreuses coupures pubs et autres temps morts qui polluent le jeu. C’est la naissance d’une pratique désormais courante aux États-Unis, à laquelle se prêtent d’ailleurs volontiers les plus grandes stars du pays, comme Michelle et Barack Obama en leur temps. C’est « cool » , c’est parfois fait de carton-pâte, c’est américain. Une petite intrusion publique dans la vie privée qui a donc mis 35 ans pour arriver en France et qui pourrait repartir très rapidement, comme le craignait Aurélien Gaudriot au départ : « C’est sûr qu’on avait une petite crainte. Si ça n’avait pas fonctionné ce n’était pas un drame, hein. Mais peut-être effectivement qu’en France, ils jouent un peu moins le jeu. On n’a pas encore eu de refus, au pire ils se sont fait un petit bisou sur la joue. Vous imaginez si on se trompe de couple ? »
En demandant à ses spectateurs de s’embrasser, ne serait-ce finalement pas le football lui-même qui crierait « embrassez-moi ! » ? N’est-ce qu’une simple initiative visant à apporter un peu de bonne humeur et à faire passer le temps, ou le but est-il d’adoucir l’atmosphère des matchs pour attirer plus de familles, voire plus de femmes ? La mentalité française, plus prude que sa consœur américaine, peut-elle faire perdurer l’initiative ? On pencherait pour le non. Fabienne Kraemer, actuellement en préparation d’un ouvrage sur le rapport des hommes avec leur érection, prend parti pour le oui : « Ça va être intéressant de voir si ça marche. Je trouve qu’il y a un virage en ce moment sur le côté macho des hommes. Ils ont envie de s’en débarrasser, ils ont envie qu’on leur offre plus de capacité à être tendre. Je suis d’une génération où les hommes ne se mettaient pas à genoux pour demander en mariage, maintenant, ça se fait. Vu le monde du foot, a priori on pourrait penser que les hommes n’ont pas trop envie de s’afficher. Dans le futur peut-être, mais on est peut-être déjà dans le futur. » Une chose est en tout cas sûre, bien loin du débat sur l’utilité ou non d’une caméra à bisous dans une enceinte de football : « Une fois, ils avaient pris un papy avec une demoiselle assez belle. Si ça se trouve, c’était sa petite fille…, se marre Aurélien Gaudriot. La jeune femme lui avait tendu la joue, tout le stade avait rigolé. Je ne suis pas avec les gars dans la régie, mais ils doivent bien se marrer. » Si les techniciens se poilent depuis le parking, c’est déjà pas mal.
Par Théo Denmat