- Foot et histoire
La IVe République au rythme du football
Ouf, la France peut enfin souffler. Après le refus d'un premier projet de Constitution en mai, le 13 octobre 1946, il y a soixante-dix ans tout rond, les Français approuvaient par référendum la Constitution de la IVe République. Une régime aussi bref que mal-aimé, sous lequel les joueurs de football et les clubs sont parfois devenus de réels acteurs politiques.
Intermède de douze petites années dans la si longue histoire de France, la IVe République a souvent été cataloguée comme une page à oublier. Née dans le chaos de l’après-Seconde Guerre mondiale, morte dans la pagaille de la guerre d’Algérie, ce régime mal pensé et encore plus mal dirigé n’a jamais trouvé son équilibre et a vite sombré dans le désamour. « Nous avons gagné la guerre, mais maintenant il va falloir gagner la paix, et ce sera peut-être plus difficile » , disait Georges Clemenceau après la Première Guerre mondiale. Après la Deuxième, les responsables politiques en charge des dossiers ont prouvé que le « Tigre » avait toujours raison. Et au milieu des soubresauts, de l’instabilité et des débuts du conflit algérien, les footballeurs de l’époque ont connu leur lot d’aventures, baladés au gré des vents d’une actualité tortueuse, dont ils ont parfois été les acteurs. Car le monde du football a subi de plein fouet une partie des répercussions de l’après-guerre, à commencer par la galère du redécoupage des territoires après les conquêtes, les annexions et les morceaux de pays rendus ici et là. Après la libération de la Lorraine en mars 1945, l’épineuse question de la Sarre, région frontalière, pose des soucis aux organisateurs du championnat de France de football. La Sarre a été intégrée à la zone d’occupation française, et après quelques consultations locales, elle devient en 1947 un État indépendant, mais sous protectorat français. Un statut bâtard, hybride, avec une nationalité sarroise, le franc français pour monnaie, et un enfer pour savoir que faire du FC Sarrebruck, le club de la capitale de la région.
L’impossible amitié franco-allemande
Dès la saison 1948-1949, une tentative est initiée : le championnat de France de deuxième division a dix-neuf clubs, donc une équipe par semaine n’a pas de match à jouer. Chaque journée, Sarrebruck affrontera donc l’exempté en question, mais sans faire partie du championnat pour autant. Les points des Sarrois ne seront pas comptés, et ils ne figureront pas au classement. Alfred Wahl, historien contemporain spécialiste du football, développe : « Le gouvernement français a demandé à la FFF d’intégrer le FC Sarrebruck. Le gouverneur de la Sarre, un ancien Résistant, avait fait une demande auprès de Jules Rimet, alors président de la Fédération. » Problème, à la fin de la saison, Sarrebruck a 59 points, en ayant remporté 26 matchs sur 38 avec la meilleure attaque. En bref, le FC Sarrebruck aurait terminé champion, avec 6 points d’avance sur le RC Lens. Le club demande alors à intégrer officiellement la FFF, et le gouvernement et Jules Rimet soutiennent le club. Mais les dirigeants régionaux, animés par de forts sentiments anti-allemands, grincent des dents et montent un petit coup d’État. « Le responsable de la ligue d’Alsace de football s’est opposé à ce que le FCS joue à nouveau la saison d’après » , pose Alfred Wahl. « Lors de l’assemblée générale de la Fédération en juillet 49, il avait réuni plusieurs dirigeants de ligues régionales contre cette idée. Jules Rimet a dû répondre positivement à leur demande. » Désavoué, mis en minorité, Rimet démissionne de la présidence de la Fédération dans la foulée. Le FC Sarrebruck, lui, avait déjà préparé son plan B, et Alfred Wahl dénonce : « Ils ont été hypocrites, et négociaient en même temps avec l’Allemagne qui reconstituait sa Fédération. L’homme fort de la Sarre, qui n’était pas tellement antinazi, était tout content et il s’est replié immédiatement sur la République fédérale. »
Les balles de l’Algérie
Mais au-delà du cas allemand et de la gestion de l’après-guerre, le nouveau cauchemar de la IVe République devient la situation en Algérie. Les innombrables gouvernements se succèdent pour rien, les hommes providentiels ne le sont pas, et impossible de faire respecter l’ordre dans ce qui est encore un département français. Après des années d’incompréhensions entre les Français d’Algérie et les autochtones, le conflit éclate en 1954, lorsque le 1er novembre, le Front de libération nationale (FLN) appelle à la radio le peuple algérien à lutter pour le départ des colons et la création d’un État indépendant. Trois ans plus tard, en 1957, la capitale est à feu et à sang avec la terrible bataille d’Alger démarrée en janvier. Mais en Coupe de France, le club d’El-Biar, qui mixe Pieds-Noirs et Algériens, bat le Stade de Reims de Jonquet, Hidalgo et Kopa. À leur retour en Algérie, les joueurs sont attendus par une foule en délire qui prend d’assaut leur avion. Une semaine plus tard, un attentat dans le stade du club fait dix morts. Le 26 mai de la même année, le président René Coty assiste à la finale de cette même Coupe de France à Colombes. Dans la tribune officielle, une belle brochette de noms ronflants : quelques ministres, le directeur général de la police, le préfet Maurice Papon, mais aussi et surtout l’émir Ali Chekkal, ancien vice-président de l’Assemblée algérienne, marié à une Française fille de militaire, et grand partisan de l’Algérie française. « En Algérie, il ne peut y avoir qu’un seul drapeau, celui de la France » , avait-il déclaré un jour, devenant ainsi un traître, un collabo, aux yeux du FLN qui avait demandé sa mort. Sur le terrain, Toulouse démolit Angers 6-3, mais à la sortie du stade, les sourires s’effacent en un instant. Un jeune Algérien tire sur Ali Chekkal et l’abat d’une balle en plein cœur. L’année suivante, en 1958, Coty n’assiste pas à la finale de la Coupe de France.
Le cadeau de Coty
Toujours en 1958, la fuite de nombreux joueurs algériens juste avant la Coupe du monde crée un drame. Car le FLN a secrètement monté une équipe de football pour attirer les plus grands joueurs algériens, créer une équipe d’Algérie avant l’heure, et en faire le porte-drapeau de la lutte pour l’indépendance. Des cadors comme Rachid Mekhloufi de Sainté ou Mustapha Zitouni de Monaco, qui avaient déjà joué en Bleu et qui auraient été sélectionnés pour la Coupe du monde, sont de la partie. Alfred Wahl se souvient : « Raymond Kaelbel, titulaire lors du Mondial, attendait Zitouni à la gare de Monaco pour aller jouer contre Angers, mais il n’est pas venu, car il avait filé. » L’évasion se fait à l’arrache. Blessé la veille, Mekhloufi s’enfuit de l’hôpital avec ses bandages. Certains joueurs partent en train, d’autres en voiture, d’autres se sont fait arrêter par la police. Mais la bande finit par se retrouver, et est surnommée le « onze de l’indépendance » . Non reconnue par la FIFA, l’équipe du FLN disputera tout de même des dizaines de matchs, surtout contre des pays arabes ou communistes, du type Bulgarie, Vietnam, Maroc ou Tunisie. Mekhloufi, qui a tiré un trait sur une Coupe du monde pour participer à l’aventure, déclarera plusieurs décennies plus tard : « Je n’ai pas hésité une seconde. Une grande majorité de Français ne connaissait rien de la situation en Algérie. C’est en apprenant notre engagement aux côtés du FLN qu’ils ont pris conscience de sa gravité. » La République est à bout de souffle, De Gaulle revient au manettes, balance un « Je vous ai compris » à Alger le 4 juin 1958, puis fait adopter une nouvelle Constitution en septembre. En 1959, René Coty recevait son lot de consolation. Le Havre, sa ville natale, où il était retourné habiter et où il allait mourir, remportait la Coupe de France, la première soulevée par une équipe de D2. L’ancien Président avait reçu les joueurs chez lui, et s’était extasié devant le trophée. Une fête plus belle que toutes les garden party de l’Élysée réunies.
Par Alexandre Doskov
Propos de Alfred Wahl recueillis par AD