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La grande histoire de Miroir du Football

Par Adrien Candau et Florian Lefèvre
14 minutes
La grande histoire de Miroir du Football

Une autre idée du football et du journalisme : c’était l’ambition de François Thébaud, l'emblématique rédacteur en chef du Miroir du Football. La ligne éditoriale de ce magazine ? Un certain talent pour le contre-pied et une idée très arrêtée du « vrai football ». À rebrousse-poil du reste de la presse française, et de son époque (1960 à 1976), marquée par le verrou et le jeu direct.

Adolescent, Christian Gourcuff n’avait pas besoin de demander à ses parents de vider le PEL familial pour souscrire à Téléfoot, Canal+, beIN Sports, RMC Sport et Eurosport. Évidemment, dans les années 60, toutes ces chaînes n’existaient pas encore. À l’époque, le championnat de France à la télévision était même aussi rare que des victoires tricolores en Coupe d’Europe. Alors, à défaut de pouvoir regarder du football régulièrement, l’actuel coach du FC Nantes fantasmait en lisant le Miroir du Football, dont il souscrit un abonnement à l’âge de 13 ans. Quand survient la Coupe du monde 1970 au Mexique, qu’importe si l’équipe de France n’est pas qualifiée, le Breton n’a d’yeux que pour la Seleção du Roi Pelé. Il ne l’a encore presque jamais vue jouer, mais il la connaît pourtant par coeur, grâce à son magazine favori. « En 70, j’étais supporter du Brésil comme jamais je n’ai été supporter ! Et ce, dès le premier match, parce que j’étais conditionné par mes lectures. Mes copains, c’était pareil. Quand on jouait entre nous, on se projetait… On était Brésiliens sur le terrain. »

Miroir, mon beau Miroir

Cité en référence par Christian Gourcuff, mais aussi Claude le Roy, Marius Trésor, Jean-Marc Furlan, Gervais Martel, et bien d’autres passionnés de football qui l’ont eu entre les mains, entre 1960 à 1976, le Miroir du Football a conquis quelque 40 à 50 000 lecteurs réguliers ; le quart de son tirage étant diffusé en dehors de la France. Il était « unique » souligne son rédacteur en chef emblématique, Francois Thébaud, invité sur le plateau d’Apostrophes en 1982. « Il était unique par son ton, par les conceptions qu’il défendait, par une certaine propension à la polémique, à la critique… Il était unique aussi par la liberté dont la rédaction bénéficiait, car c’est un journal où, pendant 16 ans, les journalistes ont eu une liberté d’action absolument complète » , assure le bonhomme face à Jacques Thibert, rédacteur en chef de France Football, un adversaire du Miroir.

C’est un journal où, pendant 16 ans, les journalistes ont eu une liberté d’action absolument complète

Retour à la genèse de l’histoire, dans les années 50. Une décennie qui fait la part belle au football spectacle avec des équipes mémorables comme le Real Madrid de Di Stéfano, le Stade de Reims de Kopa, la Hongrie, le Brésil, la France… La Coupe des clubs champions est créée, des grands stades sortent de terre, le nombre de licenciés grimpe. Bref, un véritable élan populaire enfle pour le ballon rond. Dans les bureaux de Miroir-Sprint, un magazine hebdomadaire de sport dont la maison d’édition, les Éditions J, est proche du Parti communiste, le journaliste François Thébaud (qui n’a pas sa carte au PCF) milite auprès de sa direction. Il veut créer un journal exclusivement consacré au football, qu’il entend bien démarquer rapidement de la concurrence. À vrai dire, le journaliste n’est pas un aficionado de L’Équipe et France Football

Pas de chauvinisme !

« Résultats, classements, compte-rendus, annonces des matchs à venir, échos anecdotiques… tel est l’invariable menu de la semaine footballistique. Pas un article de fond, pas une opinion sur la tactique… à l’exception des points de vue de Gabriel Hanot. Jamais un article original sur l’organisation du football, sur la politique des dirigeants, jamais bien sûr un papier polémique, un écho mordant » , dézinguera Thébaud dans son livre Le temps du Miroir, publié en 1982. Lui ambitionne de créer un journal qui traiterait du football sans préférence nationale et analyserait le jeu en profondeur, de la France à la Russie, de l’Afrique du Nord à l’Amérique du Sud.

Dans un premier temps, sa direction n’est cependant pas convaincue par la viabilité d’un canard sur le football. Le directeur du journal Maurice Vidal est sceptique, mais il accepte de lancer un hors-série de Miroir-Sprint consacré à Raymond Kopa, avant le Mondial 58. Puis un deuxième, retraçant « l’épopée suédoise » des Bleus, seulement battus par le Brésil en demi-finale. Pour la première fois, on voit apparaître, sur fond bleu, le titre « Miroir du Football » . Un troisième hors-série raconte « les étoiles du football mondial » l’année suivante. Puis un quatrième, titré « le football explosif de l’Amérique du sud » en couverture, à l’occasion du championnat sud-américain – l’ancienne formule de la Copa América – en Argentine. Signé Thébaud, le reportage à Buenos Aires est auréolé du prix Martini 1959 récompensant le meilleur article sportif de l’année et décerné par le syndicat des journalistes français.

Encore trois numéros test, et le Miroir du Football devient un journal mensuel en janvier 1960. Dans les colonnes du numéro 1, l’édito-programme de Thebaud met les choses au clair : « Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher ou le culte commercial de la vedette… Ne poursuivez pas votre lecture ! Mais si vous aimez le Football pour lui-même, si vous cherchez à étendre le champ de vos connaissances dans tous les domaines du sport qui a conquis le Monde, alors le Miroir du Football est déjà votre revue. »

Du recrutement chez les lecteurs

François Thébaud, Francis Le Goulven, Faouzi Mahjoub et Jean Boully forment alors le noyau d’une rédaction complétée par des pigistes. Loïc Bervas a été l’un d’eux, mais avant tout un fidèle lecteur du Miroir. Un jour, il adresse au courrier des lecteurs un article critique à l’égard du président de la FFF, Fernand Sastre. « J’ai regardé dans le numéro d’après, si mon texte était passé, dans le courrier des lecteurs, il n’y avait rien, rembobine Bervas… En fait, Thébaud avait passé ma lettre en article ! Et il m’a contacté à ce moment-là. On s’est rencontré, et c’est à partir de là que j’ai commencé ma collaboration au magazine. » Un processus de recrutement iconoclaste, à l’image de ce que l’on retrouve dans les 40 pages du magazine, qui devient bi-mensuel en 1971. Le Miroir pense le ballon différemment et fait de sa singularité le premier argument de son succès, comme l’explique Bervas : « Pourquoi les gens ont suivi Thébaud et le Miroir ? Eh bien, dites vous d’abord qu’à l’époque, le journalisme sportif était très compromis. C’est-à-dire qu’il était surtout factuel. Il suivait l’actualité et il n’y avait pas tellement de commentaires et de réflexion sur le jeu. En France, ça fait seulement 30 ans que les philosophes et les économistes se sont penchés sur le football. A la différence du Brésil, où les intellectuels ont traité le football dès les années 30. Il y avait un manque en France, et le Miroir a comblé ce vide-là. »

Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher ou le culte commercial de la vedette… Ne poursuivez pas votre lecture !

Le fil conducteur du Miroir aura ainsi été la promotion du sport roi comme une discipline avant tout collective, offensive et créative, avec l’idée très arrêtée que cette manière de jouer correspondrait à l’expression du jeu la plus pure. Le journal n’hésite pas à employer le terme de « vrai football » (1), en opposition au « verrou » , le jeu basé prioritairement sur une défense solide. « Après la décennie 50, très offensive, on a assisté dans les années 60 à ce que l’on considérait au Miroir comme une régression du football, estime Bervas. L’AC Milan, l’Inter dominent le foot continental et Boulogne a ramené le « béton » en France, cette idée selon laquelle « On fait 1-0 ça suffit, il faut défendre et chercher le contre« . L’idée en verve dans le foot français, c’est que pour gagner, il faut suer, il faut en baver, un point c’est tout. Ça correspondait à ce que Thébaud appelait le football-industrie. »

La « guérilla » idéologique contre L’Équipe et France Football

Parce qu’il incarne cette ligne autoritaire et qu’il dévalorise dans la presse les joueurs français (2) alors même qu’il est censé les faire progresser, Georges Boulogne (sélectionneur national de 1969 à 1973, puis DTN de la fédération, de 1970 à 1982) devient le grand adversaire idéologique du Miroir. Le second est Jacques Ferran, le rédacteur en chef de L’Équipe. « La concurrence avec le Miroir du Football ? Ça a bercé tout le début de ma carrière de journaliste, confirme Philippe Tournon, qui signait à L’Équipe à l’époque. Il y avait une « guérilla » idéologique entre le Miroir du Football et notre groupe. Enfin, c’était surtout le Miroir qui s’acharnait à dénigrer ce qui ne cadrait pas avec ses convictions du jeu. Pour eux, il n’y en avaient que pour le jeu court, la défense en ligne, le jeu à la rémoise, l’Anderlecht de Pierre Sinibaldi… »

Il y avait une guérilla idéologique entre le Miroir du Football et notre groupe. Enfin, c’était surtout le Miroir qui s’acharnait à dénigrer ce qui ne cadrait pas avec ses convictions du jeu.

Cette conception sans concession du beau jeu – ou du « vrai football » – est longuement détaillée, argumentée et théorisée dans le magazine, qui se structure rapidement autour de rubriques emblématiques. Thébaud et le journaliste Pierre Lameignère, un ancien joueur pro au RC Paris, multiplient notamment les articles louant le centre en retrait, le corner indirect et les combinaisons au sol et critiquent le recours abusif au jeu long. Le Miroir ose même une critique des médias, très avant-gardiste pour l’époque, avec sa rubrique intitulée « le temps des girouettes » . « Elle répertoriait les analyses contradictoires des journalistes avant et après les matchs, reprend Bervas. Par exemple, en coupe des clubs champions 1974-1975, contre Hajduk Split, les Stéphanois avaient été largement battus à l’aller et Jacques Ferran avait écrit que « c’étaient des petits garçons« . Puis, après le fameux match retour où ils ont gagné 5-1, il expliquait que Sainté était une équipe remarquable. On tournait ça en dérision. » Autre originalité du magazine, il s’intéresse au football amateur, en valorisant des équipes qui tentent de mettre en application ses principes de jeu : « Le Miroir s’est beaucoup intéressé à deux clubs amateurs proches de ses conceptions du jeu. Il y avait le Stade Lamballais de Jean-Claude Trotel, en Bretagne, et aussi le FC Cavalaire de Robert Bérard, près de Toulon. »

Enfin, le titre se distingue par son traitement approfondi du football international. Le Miroir comprend par exemple une double page centrée sur le football belge : « On a beaucoup défendu l’Anderlecht de Pierre Sinibaldi (entraîneur des Mauves de 1960 à 1966 puis de 1970 à 1971, NDLR), déroule Bervas, une équipe qui jouait selon nos idées, en 4-2-4, avec la défense en ligne et un jeu créatif. » Mais c’est le football sud-américain qui a le plus souvent les faveurs du magazine, le Brésil de Pelé étant pour Thébaud et ses journalistes l’incarnation ultime d’un jeu débridé, artistique, libéré des carcans tactiques : « On a fait beaucoup de Unes sur Pelé, parce que c’était le symbole de l’intelligence de jeu, aussi bien avec son club de Santos qu’avec l’équipe nationale » , poursuit Bervas. Thébaud confirmera lui-même que le magazine ne pouvait que se ranger derrière cette Seleçao : « Durant la plus grande partie de l’existence du Miroir, le football brésilien en général et Pelé, l’incarnation individuelle la plus parfaite de l’art du football, lui ont fourni les plus éloquents des exemples. » À cet égard, le sacre brésilien en finale du Mondial 1970 face à l’Italie, la grande apôtre du catenaccio, est vécue comme une victoire idéologique par les journalistes du titre. Dans son numéro 135 spécial Mundial, le Miroir s’émerveille en titrant : « Brésil, champion : le triomphe de l’offensive ! » Un triomphe en trompe-l’oeil : Thébaud et son équipe ne le savent pas encore, mais le Miroir ne verra pas la fin des années 1970.

Miroir brisé

Au milieu des années 1970, les éditions J, sont au plus mal. Nombre de ses titres, à l’exception notable du Miroir, ne se vendent plus et le groupe doit fusionner en 1973 avec les éditions Vaillant. Une restructuration qui va sonner le début de la fin pour l’enfant chéri de Thébaud : « La nouvelle direction est notamment pilotée par Jean-Jacques Faure, un type assez jeune, qui est un permanent du PCF, explique Bervas. Pour lui, ce n’était pas normal que la direction n’ait pas davantage de contrôle sur la ligne éditoriale. » Ce dernier juge notamment le Miroir trop critique, négatif et intransigeant dans ses analyses du jeu et des équipes. « Lors du Mondial 1974 en Allemagne, le Miroir envoie pas mal de reporters sur place, poursuit Bervas. C’est une épreuve assez pauvre sur le plan footballistique, notamment au regard du jeu produit par son vainqueur, l’Allemagne de l’Ouest. Les articles du Miroir sont peu enthousiastes, mais le directeur de la publication, Maurice Vidal, fait publier un texte qui s’appelle « La Fête« . C’était un article positif, contradictoire avec les reportages du Miroir, et placé à l’intérieur du journal, et non pas comme un éditorial. »

Ce qu’ils veulent, c’est de l’enthousiasme ; c’est le style « Salut les copains ! », comme l’ont compris des commerçants avisés dont les tirages font rêver ceux qui se prennent pour des patrons de presse.

Pas du genre à mettre de l’eau dans son vin, Thébaud vit très mal la chose. À partir de 1974, la guerre est déclarée entre la direction du journal et son rédac’ chef : « Pendant les deux ans qui vont suivre, Thébaud va recevoir une série de mémos, de textes comminatoires, nous disant qu’il faut changer plein de trucs… complète Bervas. On publie aussi un questionnaire aux lecteurs, en leur demandant si la ligne éditoriale doit devenir moins critique, en gros… »

Une marée verte et un naufrage

C’est finalement l’épopée des Verts qui va précipiter la fin du journal. Ou plus précisément le traitement critique du Miroir à l’égard de l’AS Saint-Etienne. « La direction du Miroir du Football entend participer au festin, blâmera Thébaud a posteriori dans son livre. Mais pour que cet espoir se réalise, il faut transformer le Miroir comme le prévoyait son nouveau PDG : cesser de faire des réserves sur le style de jeu des Verts, sur la régularité de certaines décisions d’arbitrage, sur le chauvinisme du public de Geoffroy-Guichard. (…) Ce qu’ils veulent, c’est de l’enthousiasme ; c’est le style « Salut les copains !« , comme l’ont compris des commerçants avisés dont les tirages font rêver ceux qui se prennent pour des patrons de presse. » En mai 1976, Sainté est qualifié en finale de la Coupe des clubs champions. À force de nager à contre-courant de la marée verte, Thébaud est déchargé de la rédaction en chef par sa direction. Deux de ses trois collaborateurs permanents du Miroir sont licenciés. Solidaires de leur emblématique rédacteur en chef, garant de l’esprit du journal, la plupart des pigistes démissionne. Le Miroir perd ses plumes historiques. Il ne s’en relèvera pas. Devenu un journal « conformiste » , il perd ses fidèles lecteurs et cesse d’être publié, en 1979.

Soixante ans après son lancement, quel héritage a laissé le Miroir du Football ? Le magazine est sans aucun doute resté dans les mémoires d’une génération entière de lecteurs, marqués par son contenu novateur et engagé. Il aura aussi obtenu quelques succès tangibles, comme l’introduction du contrat à temps en 1969, pour lequel le Miroir a intensément milité en étant à l’initiative de l’occupation du siège de la FFF en 1968, comme l’expliquait Thébaud : « Auparavant, un joueur était contractuellement lié à son club jusqu’à l’âge de 35 ans… Durant des années, ce système des transferts devait être l’une des cibles de l’offensive du Miroir dans son combat pour la dignité du joueur. »

Ce qu’il ne savait pas, c’est que ce contrat à temps qui devait assainir le football serait perverti bien des années plus tard, par les rachats d’années de contrats des joueurs par les clubs. Ce que Christian Gourcuff non plus ne savait pas, c’est qu’il serait, un jour, déçu, en revoyant le Brésil de 1970. « Pour regarder les matchs, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Parce qu’évidemment, aujourd’hui, le rythme du jeu n’est plus le même. En 1970, le football était très arrêté, le porteur du ballon était très libre. J’ai revu des parties de matchs, et là, ça m’a terriblement déçu. Donc, j’ai arrêté la vidéo. Je préfère garder les souvenirs, c’est suffisant. » Et relire un Miroir du Foot.

Dans cet article :
L’empreinte carbone hallucinante de Ronaldinho
Dans cet article :

Par Adrien Candau et Florian Lefèvre

propos recueillis par AC et FL, sauf mentions.

(1) Extrait de l’article « Pourquoi la priorité au physique ? » paru dans le Miroir en avril 1972 : « Le vrai football est un art où l’effort physique indispensable s’exprime efficacement dans la joie du jeu. »

(2) À la question du journal France Soir, le 12 octobre 1971 : « Pensez-vous que le football ne pourra s’élever au premier plan ? » Boulogne répond : « C’est une certitude. Aucun sport, chez nous, n’a la moindre chance d’accéder au premier plan. Encore moins le football qui n’est pas aidé. »

(3) D'anciens rédacteurs et co-équipiers de François Thébaud ont fondé en 2009 l'Association des amis de François Thébaud, qui anime le site miroirdu football.com, pour maintenir la mémoire du journal et de son créateur, et aussi parler de l'actualité du football dans l'esprit des principes du magazine.

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