- SoFoot n°64
- Avril 2009
La France a peur du Noir
“Trop de Noirs en équipe de France”, une rengaine qu'on entend de plus en plus souvent au cœur d'un discours de plus en plus décomplexé. Pourquoi maintenant? Et pourquoi dans notre pays? Décryptage.
“C’est totalement incorrect de dire ça, mais dans l’équipe de France actuelle, il y a presque trop de mecs de souche immigrée”. Lorsqu’il avait lâché ça dans So Foot au printemps 2005, le chanteur Jean-Louis Murat pensait bien mettre ses santiags dans le plat. Sauf que le tabou qu’il entendait dénoncer relevait plus de la petite bière qu’autre chose. Un an plus tard, la présence des Bleus au mondial allemand faisait se délier les langues: oui, il y avait, en France, des gens pour considérer que l’équipe nationale faisait jouer trop de footballeurs de couleur. “Togo-France sera le premier derby africain de la coupe du monde”, signé Eric Zemmour, dans Le Figaro du 23 juin. Un texte historique, en cela qu’il pose les fondations d’une nouvelle forme de réflexion sur l’équipe de France. Avant Zemmour –et son compère Alain Finkielkraut, qui avait pointé du doigt quelques mois plus tôt dans le quotidien Haaretz une équipe “black-black-black”–, lorsqu’un Français veut attaquer les Bleus par la face racisme, il s’en prend aux “étrangers”. Après Zemmour, ce sont les Noirs qui sont pointés du doigt.
De la question de l’immigration à la question noire
“Quand j’ai entendu ça et que j’ai vu le débat qui en a suivi, j’ai été surpris. Après tout, j’avais déjà joué avec l’équipe de France en Russie un match où nous étions une majorité de joueurs de couleur. C’était au début des années 80. A l’époque, personne n’avait relevé l’anecdote ni même pensé à tenir les comptes”, se souvient Marius Tresor, l’ex-libéro d’Hidalgo. En réalité, ce glissement sémantique est symptomatique de l’émergence, dans le pays, d’une “question noire”. Le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) est créé en novembre 2005 ; un an plus tard, la députée Christiane Taubira, dans la foulée de sa Loi reconnaissant officiellement la traite négrière comme crime contre l’humanité, fait paraître Les codes noirs de l’esclavage aux abolitions ; quant au sinistre Dieudonné, il n’en finit plus de se draper dans la peau du Louis Farrakhan français. Du point de vue sportif, la fin du cycle « France 98 » propulse sur le devant de la scène la forêt noire cachée par l’arbre Zidane sur lequel les médias s’étaient focalisés: le bon Arabe, intégré, et même mieux « assimilé » , et ses copains terroirs Lizarazu, Dugarry ou immigrés caucasiens (Candela, Pirès, Boghossian, Djorkaeff). Après Zidane, la génération Henry prend le pouvoir: il ne s’agit plus d’étrangers mais d’Antillais. La défaite, fut-elle en finale au terme d’une séance de tirs au but, ne les épargnera pas.
Côté blanc, cette nouvelle donne est perçue comme une menace. “Quand vous lisez la rhétorique d’un Finkielkraut, d’un Zemmour ou d’un Georges Frêche, vous voyez bien que ce qui les inquiète n’est pas tellement de savoir si telle ou telle vague d’immigrés peut s’intégrer, mais que c’est plutôt la question suivante: un Noir peut-il être français?”, explique Pascal Blanchard, historien spécialiste du “fait colonial” et auteur Des Noirs en couleur, remarquable documentaire sur les joueurs afro-antillais et néo-calédoniens en équipe de France. Question absurde, évidemment (75% des joueurs de l’équipe de France sont alors nés en métropole), mais qui remonte pourtant à loin. “La racialisation du monde, entamée au 16e siècle, a accordé une place particulière au ‘Noir’, en le plaçant tout en bas de l’échelle dans un voisinage avec le règne animal”, rappelle ainsi l’historien Pap N’Diaye. “Il n’y a pas que les racistes d’extrême-droite qui pensent cela. En fait, la majorité de la société française partage cette idée, inconsciemment. Quand SOS Racisme fait un badge, pourquoi l’appellent-ils ‘Touche pas à mon pote’ et pas ‘Touche pas à mon frère’? Un pote, même si on l’aime bien, ce n’est pas quelqu’un de la famille”, renchérit Gaston Kelman, l’indiscipliné auteur de Je suis noir et je n’aime pas le manioc. “Et on n’a toujours pas cassé le truc, complète Lilian Thuram. Certains se revendiquent ‘français de souche’, c’est violent! Cela me rappelle la phrase de Victor Hugo: ‘L’homme blanc a fait du Noir un homme’”.
Lepénisation des esprits
Dénoncer le nombre élevé de Noirs en équipe de France, c’est aussi, en filigrane, se poser la question du péril de la race blanche. Le fameux texte de Zemmour, même s’il se veut ironique dans le ton, est on ne peut plus clair sur le fond: “Pires, Rothen, Giuly, Pedretti, Squillaci, tous les recalés de la sélection –sauf Anelka– sont blancs”. Est-ce à dire qu’ils sont victimes d’un hypothétique racisme anti-blanc, qui démarrerait par le foot avant de se disséminer dans l’ensemble de la société? Quand on lit, toujours dans le même papier, que le fait que les joueurs de France soient tous noirs “ne fait qu’ajouter encore un peu plus à l’étrangeté de cette équipe”, on se le demande.
D’autant que deux ans plus tard, un soir de novembre 2008, Zemmour lâche sur le plateau de l’émission On n’est pas couché sur France2: “Domenech, en ne mettant quasiment que des joueurs noirs en équipe de France, fait de la politique”. Dans la bouche de Jean-Marie Le Pen, ça donne, le 26 juin 2006: “On sent que la France ne se reconnaît pas totalement dans cette équipe, peut-être que le sélectionneur a exagéré la proportion de joueurs de couleur, peut-être qu’il aurait dû garder dans ce domaine-là plus de mesure, peut-être s’est-il laissé entraîner par ses choix idéologiques”. De là à conclure à une lepénisation des esprits… “Comme il y a eu dans les années 80 la pénétration des idées de Le Pen chez Monsieur Tout Le Monde via la rhétorique ‘3 millions de chômeurs, 3 millions d’immigrés’, il y a eu, avec cette équipe de France, une tentative de propager les idées d’extrême droite sur le thème: ‘si c’est une équipe de Noirs, ce n’est pas une équipe de Français‘”, pointe Blanchard. Pap N’Diaye tempère néanmoins la portée du discours “FN”: “L’extrême droite n’a jamais réussi à s’appuyer efficacement sur la question du football dans son discours politique. Sans doute pour deux raisons: le foot ne compte pas suffisamment en France ; et les amateurs de foot sont attachés à des joueurs renommés, protégés par leur popularité et de ce fait intouchables politiquement, en dépit de leur couleur de peau”.
D’ailleurs, que se passera-t-il demain, si tous les joueurs français sont noirs? “C’est la peur de la peur qui fait peur, selon Christian Karembeu.C’est un phénomène médiatique. On l’a bien vu avec Obama aux États-Unis: tout le monde disait que son élection provoquerait une véritable fracture dans la population américaine, on s’aperçoit en fait qu’il n’en est rien. Quand les barrières tombent, c’est qu’elles sont prêtes à tomber…”
Propos recueillis par Franck Annese et Stéphane Régy, sauf mention et Lilian Thuram par Chérif Ghemmour.
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