La forteresse du Nord

En même temps, quand vous débarquez pour la première fois à Tucuman, vous vous dites que ces gens-là ne disent pas que des conneries. Des maisons en ruines, des carcasses de voiture abandonnées, des cartoneros avec leurs chevaux et leurs charrettes. Le Tiers-Monde, le vrai. En 2001, pendant la grande crise financière, on y bouffait des chats, des enfants mourraient de faim et le choléra se répandait dans les environs. Moyenâgeux.

Oui mais voilà, cette année l’ambiance a changé à Tucuman. Une sorte d’euphorie générale règne dans les rues de la vieille ville. Car “El Santo” joue en première division et y écrit l’Histoire.

Il y a cinq ans, San Martin moisissait pourtant encore dans la ligue tucumanienne, soit la cinquième division argentine. Le fond du panier. Les matchs en semaine contre des paysans du Nordeste. Les terrains boueux. Et puis, en seulement quatre ans, San Martin réalise un parcours complètement fou en remontant chaque année, l’occasion de réviser un peu cet énorme bordel organisationnel qu’est le championnat argentin : Liga, Argentino B, puis Argentino A, Nacional B et aujourd’hui donc, en Primera. Le grand chelem.

Pire, San Martin a décidé de continuer sur sa lancée et de s’incruster dans le haut du classement au lieu de lutter pour le maintien. Trois victoires dont une à l’extérieur contre Tigre et une terrible fessée 3-1 infligée à River le 21 septembre dernier. Septième du championnat, à un point de Boca, le Santo est en bonne position pour se qualifier pour la prochaine Libertadores.

Et cette place en haut du classement, le Santo la doit sans aucun doute à son meilleur joueur, la Ciudadela. Stade imprenable qui voit une furie rouge et blanche se déchaîner chaque fois que San Martin joue à domicile. Il faut avouer que Tucuman, c’est pas toujours très swing, alors, les jours de match, c’est toute la ville qui s’amasse dans la citadelle et fait trembler les contreforts du « stade le plus chaud du pays » selon “Paso a Paso”, célèbre programme de foot. Gustavo Lopez, de “90 minutos de futbol”, ne s’est, lui, toujours pas remis de l’ambiance lors du match contre River et milite aujourd’hui pour qu’on y organise la finale de la Coupe Davis, histoire de faire trembler les gros bras des Espagnols : « Quand je suis entré dans le stade, il restait une heure et demi avant le coup d’envoi. Mais à ce moment-là, tout le monde était déjà en train de chanter et de crier. C’était de la folie et cela m’a foutu la chair de poule » .

En ayant été invaincu dans son enceinte pendant vingt-trois rencontres jusqu’à la défaite du week-end dernier contre Banfield, Tucuman a remis au goût du jour une vieille tradition argentine qui veut que les déplacements en province se transforment souvent pour les équipes de Buenos Aires en un long “voyage au bout de l’enfer”. Le football devenant en effet l’occasion, pour une fois, de fourrer ces portenos orgueilleux, racistes et donneurs de leçons.

Légendes et histoires vraies foisonnent sur ces matchs au fin fond de l’Argentine. Le genre de rencontres où l’arbitre siffle trois penalties par match. Où l’on envoie la réserve pour être sûr de ne pas gagner. Car en cas de défaite, les locaux, que ce soient les hinchas, les flics ou le maire, détruisent tout, le stade, la ville et surtout les adversaires. La plus belle de ces légendes étant sans doute celle contée par le génial Soriano dans “Arqueros, ilusionistas y goleadores” où un but maradonesque se termine en prison, aux côtés de l’arbitre, le visage ensanglanté…

Avant cette année, San Martin de Tucuman était néanmoins surtout connu pour quelques coups d’éclat au travers d’une histoire pas vraiment flashy. Un des trois vainqueurs de la “Coupe de la République”, organisée par la AFA de 1943 à 1945, entre deux coups d’État. Peut-être aussi la seule équipe de l’histoire du football à être montée en première division sans avoir joué en seconde. C’était en 1987/1988. Grâce à un système de qualification comme toujours incompréhensible, le Santo, alors en Argentino A (la troisième division argentine), est sacré “champion de l’intérieur”, ce qui lui permet de participer au reducido de Nacional B (la seconde division) pour la montée en Primera. Tucuman gagne et passe de la troisième à la première division en deux mois. Surréaliste.

Mais l’histoire que les grand-pères de Tucuman aiment à raconter en sirotant leur maté durant les longues et chaudes après-midis d’été reste cette branlée collée à Boca un soir de novembre 1988, à la Bombonera. Un 6-1 mémorable qui résonne toujours dans les chants des hinchas, vingt ans après.

Cette histoire, San Martin en écrit une nouvelle page chaque semaine. La plus belle serait sans doute de participer à la Libertadores et, là, on imagine mal comment les murs de la vieille Ciudadela, construite en 1930, pourront résister à la frénésie collective qui risque d’envahir les travées du stade quand les tambours de la barra brava frapperont les premières notes de “San Martin es un sentimiento”.

Par Pierre Boisson