- Le derby du week-end – Iran – Esteghlal/Persepolis
La fabuleuse histoire du derby de Téhéran
En fin d'après-midi se dispute le derby de Téhéran, 77e du nom, entre les deux clubs les plus populaires d'Iran : Esteghlal et Persepolis. Deux rivaux dont l'histoire se mêle à celle, complexe, du pays. Rarement le football n'a autant exacerbé les tensions que dans le fameux Azadi Stadium de Téhéran. Une équipe en bleu, l'autre en rouge : la suprématie perse se joue balle au pied devant 100 000 fans déchainés, toujours prêts à dégoupiller.
Google, barre de recherche, mots clés « derby » , « Esteghlal » et « Persepolis » . Arrive vite en résultat le fait qu’il s’agit là de la plus fameuse rivalité d’Iran. Cool. D’Asie même. Ah ouais ? Du monde, décrivent certains observateurs. Dis donc, carrément du monde ? L’Iranien serait à ce point porté sur l’exagération ? Un peu peut-être, mais pas tant que ça, en fait. Car, en poursuivant nos recherches, on s’aperçoit assez vite qu’on a effectivement là affaire à un derby de tarés, qui peut à l’aise figurer dans le top 5 de la planète foot. Vous en connaissez beaucoup, vous, des rivalités qui se disputent devant 100 000 spectateurs ? Des fans qui s’installent au stade plusieurs heures avant le coup d’envoi pour faire monter la sauce ? Où l’enjeu est tel qu’il a longtemps fallu faire appel à des arbitres étrangers pour minimiser les risques de scandale ? Où certains matchs ne sont pas allés à leur terme, tant la tension était forte ? Où la troisième mi-temps se termine parfois dans la rue façon baston XXL, avec les flics pour arbitres ?
C’est tout ça, le derby de Téhéran, « Surkhabi » en V.O. Une folie furieuse qui a vu le jour pour la première fois en 1968. À l’époque, Esteghlal a la légitimité historique. Il ne s’appelle pas encore Esteghlal pour être précis, mais Taj FC. Et à ses débuts en 1945, il s’appelait Doucharkheh. Mais dès 49, c’est donc devenu le Taj FC, au maillot bleu. À Téhéran, c’est bien connu, cette équipe créée à l’origine par des officiers de l’armée a les faveurs du pouvoir. En l’occurrence en 1968, le pouvoir iranien est entre les mains du Shah Mohammed Reza Pahlavi, un réformateur pro-occidental, adoré des élites du pays, moins du peuple plus conservateur et religieux. Le peuple justement, rayon football, se range du côté des rouges de Persepolis, club né en 1963, mais qui a vraiment commencé à avoir des résultats au moment de la crise d’un ancien club de Téhéran, Shahin FC, en 1967. En récupérant une bonne partie de son effectif, Persepolis se met rapidement à avoir des résultats, grimpe en élite et se voit donc pour la première fois offrir la possibilité d’affronter celui qui va devenir son grand ennemi pour les décennies à venir : Taj FC, futur Esteghlal.
Le souvenir du 6-0 de 1973…
La rivalité sur le terrain prend rapidement un tour sociologique aussi facile qu’évident : en gros, les élites contre le petit peuple. Le bleu contre le rouge. Simple, mais efficace. Et forcément, le petit se plaint très rapidement d’être défavorisé par rapport au gros. Dès 1970, un match est arrêté avant les 90 minutes, les joueurs de Persepolis sentant l’arnaque avec un arbitre partial. L’année suivante, idem. Mais en 1973, c’est la revanche, flamboyante : 6-0 pour les rouges, humiliation historique ! Un score que les fans de Persepolis aiment encore à chanter quand il leur prend envie de chambrer. Un sorte de « et un et deux et trois zéro » , mais en deux fois plus long et en perse, on vous laisse imaginer. À partir de ces années-là, le « Surkhabi » rythme l’année en Iran, à raison de deux matchs par an grand minimum (les diverses coupes donnent aussi l’occasion de se friter assez souvent hors du championnat).
En 1979, le Shah part en exil sous la pression du peuple, l’ayatollah Khomeini fait le chemin inverse et met en place la République islamique. Dans la société, c’est un bouleversement. Sur le rectangle de pelouse, tout continue comme avant ou presque. Taj FC prend le nom d’Esteghlal (qui veut dire « Indépendance » ) et le derby continue de faire office d’exutoire pour la population de Téhéran. En 1983, l’Azadi Stadium déborde, avec 128 000 spectateurs recensés pour une enceinte qui ne peut en accueillir que 100 000. La pelouse est envahie avant le coup de sifflet final. La tension monte. Douze ans plus tard, en 1995, nouveaux incidents : Persepolis, qui menait de deux buts, se fait rejoindre à 2-2, avec un pénalty litigieux sifflé en faveur de l’adversaire. Les rouges crient à l’injustice, tellement fort qu’ils sont entendus par les instances. Ceux-ci prennent une décision : désormais, ces rencontres à haut risque seront arbitrées par des étrangers, de manière à limiter les soupçons d’arrangement.
Un Irlandais héros de Persepolis
Malgré ce choix fort, la tension atteint son paroxysme cinq ans après. Le 29 décembre 2000, la fin de match est folle et, alors qu’Esteghlal croit tenir sa victoire à 2-1, Ali Karimi surgit et permet aux rouges d’arracher le nul. Pour la victoire, c’est dans la rue que ça se joue après le coup de sifflet, avec de violents affrontements et des dizaines de blessés. Dans les vestiaires aussi, ça chauffe. Neuf joueurs seront suspendus, certains pour 18 mois ! Depuis ? Depuis, ça s’est un petit peu calmé. Les arbitres iraniens peuvent à nouveau revenir sur la pelouse du derby. La dernière péripétie en date a eu lieu en février 2012, avec une victoire 3-2 de Persepolis suite à un triplé tardif signé Eamon Zayed. Un joueur qui a la particularité de posséder la double nationalité libyenne et irlandaise, où il est né et où il est reparti jouer dans le championnat local, sous les couleurs de Shamrock Rovers, après un interlude de quelques années en Iran. Ce fut l’une des rares victoires pour un camp ou pour l’autre, car très majoritairement le derby de Téhéran se termine sur un score nul. De là à considérer que le résultat est arrangé pour éviter des débordements de fans déçus….
Aujourd’hui à 16h20, ce sera donc le coup d’envoi du 77e « Surkhabi » . Le bilan jusqu’à présent : 24 victoires pour Esteghlal, 17 pour Persepolis, 35 nuls. Esteghlal, champion en titre (son 8e) occupe la 4e place provisoire de la nouvelle saison qui a débuté en juillet. Persepolis est 5e et détient 9 titres, le dernier datant de 2008. Imaginez-vous que depuis le lever du soleil ce matin, des milliers de fans sont déjà au stade. Il a en effet été décidé il y a quelques années de mettre les places pour le derby en vente seulement le jour-même, histoire d’éviter les trafics de faux billets. Des heures qu’ils sont au stade, à gueuler, à patienter, sous le cagnard. Clan rouge d’un côté, clan bleu de l’autre. Une pensée pour eux.
Par Régis Delanoë