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« La discipline japonaise, c’est le Boléro de Ravel ! »
Vahid Halilhodžić reçoit dans un restaurant français de son quartier Roppongi, à Tokyo, où il s’est installé il y a un peu plus d’un an en prenant la tête de la sélection nippone. Entre deux asperges et un canard confit, l’entraîneur décortique le foot japonais, désosse l’objectivité des médias français et revient aussi sur l'échec de Trabzonspor ou son flair autour de Riyad Mahrez. Apaisé par sa nouvelle vie, mais pas tout à fait assagi, Coach Vahid sert de la bonne punchline et garde toujours la pêche.
Comment ça se passe depuis votre arrivée au Japon ?Je m’attendais à un football local d’un niveau un peu supérieur. Dans l’engagement et l’intensité, c’est un peu juste. Il y a beaucoup de respect entre les joueurs. J’ai regardé environ 50 matchs de championnat, je ne me souviens pas d’un penalty sifflé. C’est leur culture, ce respect peut paraître excessif quand on vient d’Europe. Ils n’ont pas de vice dans le jeu. Sinon, il y a une base technique intéressante, de vrais enchaînements. Mais dès qu’il y a de l’impact physique, le déchet technique monte en flèche.
Comment vous y prenez-vous pour dépasser ces limites ? C’est quelque chose de très mental. On peut être agressif sans être Tyson. Ils ont bien réussi à transformer ce manque d’agressivité initial au rugby à XV, donc c’est possible. Bon, ils ont eu six mois de préparation. Moi, je les ai par séquence de neuf jours, dont les trois premiers sont pour la récup’ de ceux qui arrivent d’Europe, donc ça ne fait pas lourd. De l’autre côté, ils sont tellement sympathiques, tellement éduqués que c’est un bonheur. J’essaie de faire évoluer certaines choses petit à petit.
Quel est l’objectif de la sélection ?On veut aller à la Coupe du monde pour y faire un résultat, pas juste pour participer.
Et en matière de jeu ?On progresse. Sur le plan défensif, je demande au bloc de se structurer avec la possibilité de faire des pressings dès que possible. Pour récupérer le ballon vite quand on l’a perdu. Il y a encore certaines défaillances, parce que le bloc a tendance à être trop bas. Mais pour l’instant, on n’a joué que des équipes faibles, et on a toujours eu la possession. Défensivement, on n’a pas encaissé de buts de toute la phase de qualification. Offensivement, on cherche la fluidité et la rapidité vers l’avant en une ou deux touches, avec 3/4 joueurs dans une action. Des remises dans l’intervalle, dans la profondeur… On a un problème d’efficacité, on se crée beaucoup d’occasions sans marquer. Avant, le jeu de la sélection était basé sur la possession du ballon et la conservation. Moi, je veux accélérer le jeu. On fait régulièrement plus de 800 passes par match. On peut toujours faire mieux, mais on a progressé.
Est-ce que vous avez rencontré des difficultés dans la transmission de votre vision ?Le plus difficile, c’est de créer le jeu offensif. Il y a plein d’options et plein d’idées, mais on a peu de temps, alors il faut faire des choix. Au départ, dans son club, chaque joueur joue différemment. Créer l’équipe, ça passe par l’automatisation de mouvements, créer une complémentarité, mais ça prend du temps. Ça peut prendre des années pour créer une identité de jeu. C’est plus facile à dire qu’à faire. Quand j’entends toutes les conneries de jeu à la barcelonaise, à la nantaise… Surtout les anciens défenseurs qui parlent de projet de jeu vers l’avant… On joue rarement vers l’arrière, hein… Il y a plein de phrases et de concepts tout faits comme ça. Les journalistes adorent jouer du pipeau et impressionner le péquin lambda. Mais après, quel exercice tu mets en place pour progresser sur tel point précis ? Il ne faut pas non plus proposer un jeu utopique si tu n’as pas les joueurs pour ça. Il faut s’adapter à tes qualités, sans rêver.
La communication avec les joueurs n’est pas trop compliquée ?Il y a un traducteur. Il y a des mots et des notions très spécifiques à la langue japonaise, donc c’est indispensable. Parfois, on ne se comprend pas évidemment. Mais en insistant, tu y arrives. En une semaine de boulot, tu dois faire un mois de travail dans un club, donc on n’a pas le choix. Ils sont un peu formatés dans l’idée qu’ils suivent les consignes de l’entraîneur. J’aime bien l’idée qu’ils aient plus d’initiatives, plus d’imagination, c’est là qu’est le jeu. Ils peuvent paraître crispés par rapport à ça de prime abord, mais après, ils se détendent. J’ai discuté avec les leaders de groupe, et pendant un moment, c’était juste un monologue, mais ensuite, on s’est mis à dialoguer. Et je les ai piqués pour avoir un feedback.
Donc la discipline des Japonais n’est pas une légende ?Rholala, c’est la rhapsodie de Gershwin. Le Boléro de Ravel.
Ça vous change de la France ?En France, on n’est jamais contents, toujours on conteste. Chacun a ses idées, c’est très compliqué de bosser efficacement, malgré le talent partout. Les Français font un exploit et après ils plongent, parce qu’ils deviennent philosophes et n’ont pas forcément la rigueur. La pression psychologique de l’exigence sur la durée, peu de sportifs français sont capables de la supporter comme Nadal. À part quelques exceptions, Teddy Riner par exemple.
Vous pensez qu’il y a un problème d’éducation en France ?C’est une tradition française de ne jamais être content ou satisfait. Il y a une certaine négligence. Tu le vois avec les TGV quand tu compares avec les Shinkansen (trains à grande vitesse japonais, ndlr), il n’y a jamais un retard, c’est à la seconde près. Les gens veulent des responsabilités en France, mais ne veulent pas les assumer. Quand il y a un problème, ce n’est jamais de leur faute. Au football, la base, c’est le joueur qui décide. On vire souvent les entraîneurs, en disant que « le message ne passe plus » , alors que le mec veut travailler. Ici, c’est un autre monde, la comparaison est ridicule.
Revenons au Japon, est-ce que vous sentez la pression des médias autour de la sélection ?La plupart des conférences de presse se terminent avec des applaudissements, ça me change un peu de certains pays où j’ai bossé. Par rapport à ce que j’ai connu en Algérie, c’est très agréable, c’est un respect total. Il y a une attente de résultats par rapport à mon arrivée, c’est normal. Chacun a sa vision du foot et à partir de là, tu critiques ou pas. En France, il y a beaucoup de copinages, de sympathies, pour que le journaliste écrive un truc sympa sur toi. L’objectivité est souvent remplacée par la subjectivité personnelle.
Vous avez gardé une dent contre les médias français ?Ils ont trop de pouvoir. Mais pas qu’en France. Les médias ont du pouvoir, ils façonnent l’opinion publique. Quand ils veulent détruire quelqu’un, notamment, comme L’Équipe avec Aimé Jacquet, ou quand il y avait un lobby à qui ça ne plaisait pas que je sois à la tête de PSG. Les médias se prennent pour les plus grands philosophes du monde de temps en temps. Ils savent tout. Quand c’était moi, rien n’allait, j’étais trop exigeant, etc., et puis avec un autre « c’est super » . C’était pareil pour Bielsa. Et maintenant, tout le monde pleure son départ. Ça dépend de ce que tu veux.
Et votre vie ici, comment vous la trouvez ?Je suis tout le temps à Tokyo. Tous les matins, je cours. Hier soir, je suis rentré tard, mais ce matin, j’ai couru sur un tapis, parce que dans les parcs, c’est compliqué, les gens me reconnaissent. Je prends un petit déj’, et je file au bureau, à 30 minutes de chez moi. Je conduis le plus souvent, sauf les jours de matchs où on m’amène au stade. Le président ne voulait pas que je conduise. Il voulait que je me trimbale tout le temps avec un chauffeur, mais j’aime bien être seul de temps en temps. Au début, ça fait bizarre de conduire à gauche, ça m’arrive encore de me tromper aux intersections, il faut être bien bien concentré, sinon ça peut coûter ! Sinon, la cuisine japonaise est fantastique. Y a plein de viandes et de légumes fantastiques. Il y a différentes soupes, des bouillons avec des pâtes, mais c’est moins mon truc déjà. J’ai quelques problème avec le poisson cru et les algues. De temps en temps, je mange des trucs sans savoir ce que c’est, mais c’est globalement très agréable.
Comme Arsène Wenger, vous vous sentez plus zen ?Ah oui ! La vie est plus sereine. On sent moins le stress. Quand tu arrives à Paris, tout le monde est nerveux, on dirait que 90% des gens sont dépressifs. Ici, c’est calme, mais de temps en temps, c’est vrai qu’ils ont du mal à formuler le négatif. Mais tu te sens mieux, cet apaisement est communicatif.
Vous vous attendiez à quoi avant de débarquer au Japon ?Quand tu viens d’Europe et que tu penses « Japon » , tu penses plutôt robot-téléphone portable-technologies, plus un peu d’histoire, les samouraïs, mais pour une fois, ma famille était d’accord avec mon choix. J’avais peur de faire une connerie parce que j’avais des propositions beaucoup plus intéressantes financièrement, des trucs qui faisaient mal à la tête. J’avais déjà fait une connerie après la Coupe du monde, j’avais fait une promesse à Trabzonspor, et là-bas, je suis tombé dans un guet-apens avec une équipe censée jouer le titre, mais avec un effectif pour descendre. On s’est quittés comme des amis, pas fâchés, ils ont changé 4/5 fois d’entraîneurs depuis. Je me suis senti un peu trahi et trompé, parce que j’avais refusé quelques grands clubs européens. Le Japon est arrivé tout de suite après et je n’ai pas vraiment réfléchi. Il y avait 50 candidats dont des noms assez gros, mais ils m’ont choisi, je ne sais pas exactement pourquoi. Mais tant mieux, je suis bien ici.
Comment vous vivez l’intérêt des supporters autour du foot ici ?Nos derniers matchs, on a réussi quelques actions de très haut niveau, spectaculaires, et la réaction du public est bonne. C’est une occasion en or de devenir le sport numéro 1 dans le pays, de dépasser le base-ball. Mais il faut faire quelques matchs références pour ça. L’attachement à la patrie est très profond pour les Japonais, et si tu les rends fiers, ça peut créer quelque chose. Il y a un grand respect des supporters de la part des joueurs, ils viennent les saluer après chaque match. Les gens étaient un peu déçus des résultats en Coupe du monde et en Coupe d’Asie. Quand je suis arrivé, l’état émotionnel de l’équipe était complètement à plat. Déjà, en temps normal, ils ne montrent pas grand-chose, mais là, c’était vraiment une tristesse totale. Ils étaient un peu déçus, perdus. J’ai analysé beaucoup pour arriver avec des solutions concrètes, améliorer certaines choses. Il ne faut pas faire de complexe d’infériorité par rapport aux adversaires. L’aspect psychologique et social autour d’une équipe ou d’une sélection est très important. J’y réfléchis beaucoup quand je travaille sur le jeu.
Vous suivez encore le football européen malgré le décalage horaire (+7 ou 8h à Tokyo par rapport à Paris, ndlr) ? Si je veux suivre les matchs de certains de mes joueurs, je n’ai pas le choix, je me lève pour les regarder, surtout le samedi et le dimanche. Je vais en Europe de temps en temps.
Comment vous gérez le cas de Kagawa par exemple, qui était un peu mis au placard à Dortmund en fin de saison ?Il a eu un passage à vide, avec une grosse concurrence. Après, je lui ai expliqué les choses, il fallait qu’il élève son niveau, c’est tout. Il a fait de bons matchs avec nous, il a marqué et ça l’a aidé à revenir plus fort.
Dans le même genre, ça vous fait plaisir de voir Riyad Mahrez briller avec Leicester ?J’ai été critiqué en Algérie, on m’a traité de fou, « un mec jamais sélectionné qui joue en deuxième division » , « on a de meilleurs joueurs » . Et maintenant, tout le monde me dit que je l’ai vu en premier. Je cherchais un joueur de ce profil, je l’ai repéré sur un match et j’ai demandé à voir ses matchs. J’en ai regardé une dizaine, parce que pour l’intégrer à la liste de 23, il fallait être sûr. Pareil pour Islam Slimani, il jouait dans un petit club, jamais une sélection. Je l’avais proposé à (Waldemar) Kita à Nantes gratuitement, pour 300 000 dollars, ça ne s’est pas fait et maintenant il vaut 30 millions (il rit).
Propos recueillis par Gino Delmas, à Tokyo