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La dernière danse de Clément d’Antibes
Ça fait dix-huit ans qu’il trimbale son coq Balthazar, son maillot bleu et son surnom dans tous les stades du monde pour supporter l’équipe de France. Pourtant, à 68 ans, Clément d’Antibes s’apprête à raccrocher : cet Euro 2016 à la maison sera celui de ses adieux. Et dire que tout a débuté par un coup de foudre pour Daniel Bravo…
Note : suite à un problème d’impression, il manque quelques mots, page 44, dans l’article consacré à Clément d’Antibes dans le numéro de SO FOOT actuellement en kiosques. Pour nous excuser de cette vilaine coquille, nous republions l’article gratuitement ici, sur sofoot.com.
Il est installé pile derrière le but d’Alphonse Areola, à l’échauffement, en train de se faire martyriser par Karim Benzema, Antoine Griezmann, Alexandre Lacazette et Anthony Martial. Ce jeudi 8 octobre 2015, dans l’Allianz Riviera de Nice, Clément d’Antibes s’apprête à encourager l’équipe de France pour la 221e fois, à l’occasion d’un match amical face à l’Arménie, à moins de 25 kilomètres de son appartement antibois. Celui que l’état civil désigne sous le nom de Clément Tomaszewski, aidé par son épouse, « Éliette d’Antibes » , fixe une banderole à sa gloire. Avant de déposer sur les 406 sièges réservés par l’association loi 1901 de supporters qu’il préside, et qui porte son nom, des écriteaux, à brandir lors de l’entrée des joueurs, sur lesquels on peut lire une belle coquille : « Clément d’Antibes, FRANCE-ARMEMIE (sic), Allez la France. » Main sur le cœur, droit comme un I, Clément entonne ensuite l’hymne national comme si sa vie en dépendait. Les Bleus donnent le coup d’envoi, Clément peut s’asseoir. Enfin.
RTT, cigarillos et Henri Émile
À 68 ans, cet ancien gypso-technicien ( « le gars qui fait les plâtres à l’hôpital » ) à la retraite est fatigué : après sept Coupes du monde, cinq championnats d’Europe et des dizaines de matchs amicaux – « Je jonglais entre les RTT et les arrêts maladie pour aller aux matchs. Parfois, je cochais la date : je savais trois mois à l’avance que tel mercredi, je serais malade. » –, Clément d’Antibes raccrochera le maillot bleu floqué à son nom après l’Euro 2016. Une décision qu’il a déjà prise en 2010, après le fiasco de Knysna. « J’ai dit à ce morveux d’Évra que ce n’était pas bien, ce qu’ils avaient fait. Je me saigne en prenant un crédit de 4000 euros pour aller les voir, et eux, ils font grève. Il m’a répondu « Mais j’y suis pour rien, il y avait 25 mecs autour de moi, qu’est-ce que tu veux que je fasse, que je me batte ? » Que du bidon. » C’est le retour de son pote Henri Émile dans le staff des Bleus qui lui fait changer d’avis. « Il était tout heureux quand Laurent Blanc m’a rappelé. Je suis content quand je le revois, explique l’historique intendant. Le jubilé de Tigana, le 22 mai à Cassis, je sais qu’il sera là. Quand on avait inauguré le stade à mon nom à Poigny-la-Forêt, dans les Yvelines, il était monté depuis Antibes ! C’est dommage qu’il arrête après l’Euro, la passion doit dépasser les hommes. » Sauf que cette fois, ça semble être pour de bon.
La raison ? Au choix : l’âge – « Je m’essouffle un peu. Quand on est allés en Albanie en bus, j’ai failli gerber. » -, la nouvelle méthode d’attribution des places pour l’Euro, ces stades ultramodernes non fumeurs qui le contraignent à se planquer pour tirer sur ses cigarillos, la nouvelle génération de joueurs pourris-gâtés qui esquivent les photos, ou encore la lassitude d’Éliette, qui « rêve d’enfin prendre de vraies vacances » . Mais peut-être aussi parce qu’il attire moins l’attention des caméras. « Aujourd’hui, on voit beaucoup moins Clément à l’image, reconnaît Fabien, porte-parole des Irrésistibles, le nouveau club de supporters des Bleus. Ça veut dire qu’on fait le boulot, et que les supporters de l’équipe de France ont changé. Depuis 2014, la Fédération tient à se détacher de l’image du supporter post-98 franchouillard et à promouvoir une autre dynamique : des fans qui chantent et qui font des tifos, plutôt qu’un spectateur derrière une banderole à son nom. On ne veut pas savoir si on nous a vus à la télé, mais si on nous a entendus. Respect total à Clément pour sa fidélité, mais on a des types plus assidus, qui ont 70 matchs de plus à leur actif, et qui ne se mettent pas en avant. On n’a pas de Julien de Paris, par exemple. » Le principal intéressé a senti le vent tourner. « La fédé tente d’imposer les Irrésistibles. Ils ont pris de l’ampleur. Forcément, au Stade de France, ils sont 1 200 et sont à une station de métro. Mais en déplacement, ils sont une trentaine… » Clément pourra se consoler en se disant que jamais les Irrésistibles ne figureront en photo dans les livres d’éducation civique, comme il le fut dans l’édition 2003 du manuel édité par Magnard, à destination des élèves de 3e. Une reconnaissance qui fait la fierté de celui qui a vu le jour en 1948 en Algérie, d’un père polonais engagé dans la légion étrangère et d’une mère espagnole.
Gallinacé et hiéroglyphes
Mais Clément n’est pas dupe. Il se doute qu’il doit surtout cette reconnaissance à Balthazar, son célèbre coq. Ou ses coqs, puisque « Balthazar est bien mort une dizaine de fois. Mais comme ils ont tous la même mère, je garde le prénom » . Malheureusement, la ferme qui l’approvisionne en volailles a perdu tout son cheptel, suite aux inondations qui ont touché la Côte d’Azur en octobre dernier, et est actuellement engagée dans un bras de fer avec sa compagnie d’assurances. Clément – qui confie ne « jamais manger de coq au vin » – et Balthazar, c’est une association qui durait pourtant depuis le 8 juillet 1998. « France-Croatie, demi-finale. Avant le match, autour du stade, on est une quarantaine à se balader avec des coqs. Mais quand il a fallu entrer, tous n’ont pas pu, car leur coq était trop gros. Tandis que moi, je l’avais mis dans mon pantalon, s’emballe l’infirmier en désignant son entrejambes. Ce con m’avait cagué de partout, ça dégoulinait. Arrivent les hymnes. Coq sur l’écran géant. Pour les stadiers, c’était naturel, comme si j’avais eu l’autorisation. » À la suite de ça, Clément obtient une lettre de la Fédération l’autorisant à pénétrer dans tous les stades de France avec son animal. « Il y a un seul endroit où je n’ai pas pu, c’était à Bordeaux. Le responsable de la sécu, c’était le grand patron de la SPA du Sud-Ouest. Il me dit : « J’ai beaucoup de respect pour vous, mais je ne peux pas admettre que vous traumatisiez ce gallinacé. » Il m’a fait un roman. Laisse-moi entrer, merde… » Dorénavant sans fournisseur, Clément va devoir ruser pour trouver le +1 qui l’accompagnera dans les stades l’été prochain. Ce ne sera pas la première fois.
Les volatiles n’étant pas les bienvenus en avion, le premier défi de Clément après chaque atterrissage en terre inconnue demeure de trouver un Balthazar. Comme en 2010, en Afrique du Sud, lorsqu’il visite un township pour dégoter le roi de la basse-cour. « Un Black du coin nous avait emmenés à 30 bornes de Cape Town. On a dû se barrer vite fait, des types se ramenaient avec des serpettes. On s’est fait caillasser. Résultat, j’ai pas eu le temps de récupérer ma monnaie, j’ai dû le payer 40 dollars. En Corée, ça m’avait coûté 5 euros… » Si le Mondial des hommes de Domenech ne dure pas longtemps, le séjour sud-africain de l’ancien hospitalier aurait pu être encore plus éphémère. Antoine Boutonnet, qui dirige la division nationale de lutte contre le hooliganisme et qui est chargé de faire l’interface entre les supporters des Bleus et les autorités du pays hôte, se souvient de l’entrée des Tricolores dans la compétition, face à l’Uruguay. « Au début du match, les stadiers nous parlent d’un « gros problème » avec un supporter, via le talkie-walkie. J’y vais et je vois Clément entouré de gens de la sécurité. » Boutonnet est contraint de jouer au diplomate. La législation locale interdit en effet les animaux à l’intérieur des stades. « Les mecs me disaient : « Speak english ? » « Bah non, no speak, je parle pas anglais, qu’est-ce que tu m’emmerdes ? », râle encore Clément. Il y a toujours un copain pour me traduire l’anglais, d’habitude. À chaque fois, je me dis que je vais apprendre, j’ai acheté une méthode Assimil ou un truc comme ça, mais j’y arrive pas. Et puis, ça fait trente-quatre ans que je me démerde. Je sais juste dire « window », pour l’avion. Si je ne suis pas côté hublot, je suis malade. » Malgré plus de 300 000 kilomètres et 39 pays visités grâce aux Bleus, l’Antibois rame toujours autant pour communiquer. Autant dire qu’il a passé un bel Euro 2012 en Ukraine-Pologne… « Le pire, c’est les pays de l’Est. C’est marqué en hiéroglyphes. Les cartes sont fausses. Tu peux te retrouver dans un bar à putes sans être au courant. T’es obligé de te renseigner auprès du premier mec qui passe avec sa charrette. Biélorussie, Slovénie, on s’est toujours paumés dans ces pays perdus… » Reste le charme de la rencontre avec l’autochtone. « Tu voyais des mecs aux crânes rasés, avec des croix gammées… Tu sens dans leur regard qu’ils sont là pour la baston. Alors je ne parle pas anglais, mais je sais dire « bière » en russe. Je criais « pivo ! » Tu paies une tournée générale à 3 euros, terminé, on ne te touche plus. »
« Un charme naturel »
Des moments de « convivialité » qui lui rappellent forcément son adolescence passée en Dordogne. Clément Tomaszewski a neuf ans lorsque ses parents quittent la Tunisie pour Bergerac, où ils achètent une ferme. Au pays des omelettes aux morilles, du monbazillac et du rugby, le gamin s’adapte vite. Il y a le foot, d’abord, au Club Stella. Et puis, à l’adolescence, dans les années 60, les amis : André, le rugbyman, Marco, « le petit pied-noir boxeur » , et Gérard, « le grand blond costaud » , comme les décrit le premier cité. « Tous les copains se regroupaient par bandes au centre-ville de Bergerac. On prenait le car qui nous amenait dans les petits villages alentours, pour aller dans des bals qui se tenaient dans des dancings. » Et qui dit bandes et bals, dit bastons. La faute à une fille qu’il ne fallait pas draguer, la plupart du temps. « C’était au coup de poing, il n’y avait pas de couteaux. Mais on n’était pas trop ennuyés sur ce plan-là, car Clément était craint avec son mètre 90. D’ailleurs, il avait beaucoup de succès avec les filles, il était reconnu pour ça. Il avait un charme naturel » , précise André. En mars 1968, au retour d’un service militaire effectué à Brive-la-Gaillarde, Clément met le cap sur la Côte d’Azur, où ses parents et ses deux frangins sont installés depuis peu à Saint-Laurent-du-Var. Son pote Gérard, lui, a déménagé à Antibes, quelques années auparavant. Clément l’y rejoint et trouve un job de garçon de plage. Sur le sable, le jeune homme à l’allure sportive et au regard clair ne passe pas inaperçu dans son slip de bain. Et c’est Éliette, donc, qui remporte la mise. La jeune auxiliaire de puériculture de l’hôpital d’Antibes, qui sait que son directeur désire monter une équipe de football, s’empresse de vanter les mérites balle au pied de son plagiste, qui intègre l’équipe sans être employé de l’hôpital. Sur les terrains du championnat corporatif, Clément brille à tel point qu’il se voit offrir une place d’homme à tout faire au centre hospitalier – poste qu’il garde jusqu’à sa retraite en 2008. « Il s’occupait du linge sale » , croit savoir André, son copain de Bergerac. Lorsque Clément n’est pas occupé à l’hôpital ou auprès d’Éliette, il passe une partie de son temps libre à jouer au rami, assis à une table de la brasserie Jules, dans la vieille ville. L’occasion pour lui de se faire des amis. Dont Daniel, surnommé « Banel » . Au début des années 80, le courant passe tout de suite entre les deux hommes. Supporter de l’OGC Nice, Banel emmène Clément découvrir le stade du Ray et ses Aiglons, parmi lesquels le jeune prodige local, Daniel Bravo, dont Clément tombe amoureux. C’est cette passion pour le « Petit Prince » qui marque le début de la course de Clément Tomaszewski vers le titre officieux de supporter numéro 1 de l’équipe de France de football.
De Van Gogh à Dalida
Ce matin de juin 1982, Clément propose à Banel d’aller à Bilbao dans les jours qui suivent, pour assister au premier match des Bleus au Mondial, face aux Anglais. L’idée ? Représenter Bravo. « Il avait été présélectionné, mais il s’était bousillé le genou, raconte Clément. Donc je me suis dit que si lui ne pouvait pas y aller, pourquoi est-ce que nous on n’irait pas ? » Banel est sur le point de se marier, mais qu’importe, il embarque Clément dans sa 504. Les deux lascars foncent vers le Pays basque, achètent des places à la sauvette et se pressent dans San Mamés. Banel et Clément se retrouvent en tribunes à quelques sièges de Patrice Laffont ( « J’étais invité par un copain. Je n’étais pas très content, c’était la première fois que je voyais un match derrière les buts » ), et de… Dalida, accompagnée par les heureux vainqueurs d’un jeu concours. « Elle avait un seau de peinture sur la gueule, il faisait 40 degrés » , se marre Clément trente-quatre ans après. Banel se souvient surtout que c’est en se faisant prendre en photo avec la star qu’ils ont raté le but de Bryan Robson, après vingt-sept secondes de jeu. Une inattention dont Clément n’est pas franchement coutumier, lui qui est plutôt du genre à cheval sur les règles. Notamment concernant l’alcool. L’une des directives de la charte de son association bannit d’ailleurs les beuveries en déplacement. « J’ai jeté des gars de l’assoce parce qu’ils attaquaient le whisky dès le matin. J’ai vu des mecs défoncés qui ne savaient pas qui était l’adversaire. Des types se faire taper parce qu’ils avaient mis la main au panier à une gonzesse. J’ai bu, mais c’est fini, tout ça. Avant, dans la valise, il y avait toujours la bouteille de 51. En déplacement, c’est con de se lever à midi et de ne rien visiter. » C’est que Clem’ cultive par ailleurs une sensibilité culturelle et artistique. « Grâce à l’équipe de France, il y a quinze ans, j’ai connu une gonzesse qui étudiait Van Gogh. Ce qui me plaît chez lui, c’est qu’il ne met pas de noir dans ses tableaux. C’est la clarté, le soleil, le blé… À chaque fois que je vais quelque part, je regarde s’il n’y a pas une exposition sur Van Gogh. En voyage, je suis autant touriste que supporter. » Ainsi, Clément, son maillot des Bleus sur les épaules ( « Je peux le mettre pendant vingt jours, je le lave quand je prends la douche » ), s’arrange toujours pour partir trois, quatre jours, lorsqu’il suit l’équipe de France à l’étranger, afin de visiter tous les châteaux, monuments et sites pittoresques. Et forcément, ça a un coût. « Quand je revois Rothen ou Giuly, ils me demandent : « Comment tu faisais ? Tu dois avoir du pognon, on te voyait à chaque match. » Alors je leur explique que quand ils étaient au chaud, moi, je dormais dans une gare, avec des cartons, comme un SDF. » Une chance qu’aucun Balthazar n’ait eu à finir en duvet…
Par Marc Hervez et Mathias Edwards