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La croix de Messi

Par Thibaud Leplat
5 minutes
La croix de Messi

Le pire endroit pour être le meilleur joueur du monde, c'est l'Argentine. Comme Diego avant lui, Leo doit se sauver lui-même et gagner le Mondial à lui tout seul pour prouver comme il est grand. Si Messi est un héros, c'est de cette croix qu'il le tient.

Dans son maillot bleu et blanc un peu trop large pour ses épaules d’enfant, il a l’air de flotter. Adidas a bien tenté de tailler le costume le plus ajusté au meilleur du monde en préparant des coutures aux entournures pour qu’il n’ait plus qu’à se glisser dans cette tunique comme un roi dans un manteau d’hermine, ce maillot traîne pourtant toujours derrière lui, les épaules ne sont jamais ajustées et ce short est définitivement trop long. Malgré tous les efforts des modélistes, ils ne réussiront jamais à changer Léo ou plutôt « Lio » , comme ils disent à Rosario. Il aura toujours l’air d’un enfant qui joue au grand. Ce bandeau bleu qui enroule son bras gauche sous des kilomètres de responsabilité n’y fera jamais rien non plus. Vous aurez beau lui accrocher des brassards, des amulettes ou des talismans, vous ne parviendrez jamais à corriger cette physionomie de pré-adolescent. Même s’il est de bonne volonté et tente d’être raisonnable comme tous ces grands qui lui expliquent comment il doit parler, comment il doit se tenir pendant une Coupe du monde, Lio ne sera jamais comme vous. Il aimera toujours conduire la balle le plus vite possible à travers les terrains du monde entier. De Rosario à Barcelone, tous racontent la même histoire. Lio est le seul joueur au monde qui joue exactement de la même façon qu’il ait 7 ou 27 ans. Sa personnalité de gamin est irréductible à l’apprentissage de la société des adultes. Mais Lio n’est pas Peter Pan. En fait, il est adulte depuis longtemps. S’il feint des allures d’enfant, c’est pour nous attendrir un peu sur son sort. Il aimerait qu’on l’aide à porter la croix que les adultes lui ont mis sur le dos.

Il était gros, mais il était beau

Alors oui, balle au pied sur un terrain ensoleillé, il est beaucoup moins beau que l’Autre, el Pelusa. On a beau essayer de les faire coïncider, Lio fait toujours l’enfant. Et dire qu’à cet âge-là, Diego, lui, avait déjà les manières d’un roi. Son maillot rayé collé sur ses chairs ventripotentes, ce numéro qui semblait aussi grand que lui et ses crochets gauches, cette façon de se faufiler dans le moindre espace sans avoir l’air d’avoir jamais touché le ballon, ces gestes-là sont impossibles à oublier quand on vit sur la rive droite du Rio de la Plata. Un dieu nommé Diego vint un jour sortir l’Argentine du terrain vague où elle semblait condamnée à se traîner pour toujours. Depuis 1986, l’Argentine a contracté avec Maradona une dette émotionnelle qui se transmet de génération en génération. « Quand tu regardes une image de Diego, analysait un jour Jorge Valdano qui joua juste à côté de lui en 1986, tu réalises qu’il avait un sens poétique. Tout en lui expirait le football. La pause, la course, sa façon de dissimuler le ballon, la plus simple passe du monde, il te la donnait parfaitement. Sans aucun défaut. C’est la sensation que donne l’art. Il était petit et grassouillet, mais avec un ballon dans les pieds, il était beau. »

1986 pour toujours

Inévitablement, on pardonne tout à Diego, et rien à Lio. Quand, hier, Maradona s’installa en toute impunité dans les tribunes de Belo Horizonte pour voir son Albiceleste en direct (pour la première fois depuis 2010, en Argentine c’est un évènement), les hinchas sautèrent, dansèrent, chantèrent « Maradoooo, Maradoooo… » comme si à force de prières et de rites cabalistiques, ils finiraient par le rajeunir et le renvoyer sur le rectangle vert dont, pour eux, il était encore le centre. Chanter Diego, c’est encore gagner la Coupe du monde 86, c’est faire comme si l’Argentine avait remporté toutes les autres Coupes du monde depuis sa création, comme si à chaque édition il fallait défendre un titre qui pour toujours serait bleu et blanc. Comment voulez-vous donc faire l’adulte quand on vous rappelle à chaque instant que vous êtes chargé avec vos seuls crochets et vos quelques buts de rembourser une dette contractée par vos ancêtres ? Quand on vous dit tous les jours que vous êtes le meilleur, qu’on vous colle un grand numéro 10 dans le dos, qu’on vous donne le brassard et qu’avec une puissante tape sur l’épaule, on vous envoie vous affronter aux fantômes du monde entier avec pour mission à peine cachée d’effacer la dette émotionnelle de 40 millions de vivants (plus celle de tous les morts depuis 1986) contractée avec un seul homme, il y a de quoi avoir envie de hurler en tirant sur son maillot le plus fort possible. Quand on vient de marquer son premier but et de donner la victoire à son pays contre la Bosnie (le 2e but dimanche dernier), il y a de quoi ne plus avoir envie de grandir.

Le chat noir

Hier, Lio Messi marqua un deuxième but en Coupe du monde au milieu d’une équipe qui n’arrivait pas à décoller les pieds de la colle du sol brésilien. Agüero, Higuaín, Gago : c’est à croire que personne ne voulut assumer la responsabilité historique qui leur incombait pourtant à tous. À chaque fois, c’est la même chose. Gagner ce Mondial reviendrait à se hisser à la hauteur de Diego. Or les adultes pressentent ce qu’il se passera le jour où Messi soulèvera une Coupe du monde avec le maillot argentin. La dette sera enfin remboursée et les gens pourront enfin commencer à oublier le grand Diego, à lui en vouloir même. L’héritier deviendrait le nouveau sauveur et l’ancien héros le nouveau martyr. Alors bien sûr, Sabella, l’homme le plus sage d’Argentine, est prêt à tout accepter pour protéger un peu son enfant-capitaine de ce terrible renversement des valeurs. Lio réclame publiquement un changement de système (du 5-3-2 de la Bosnie, vers un 4-3-3 contre l’Iran) ? Il s’exécute bien docilement comme on cède au caprice d’un dauphin destiné à régner bientôt. Hier soir contre l’Iran, l’Argentine n’y arrivait pas malgré ce changement. Alors à la 87e, Diego se leva, accompagna sa fille Giannina (par ailleurs aussi ex-femme d’Agüero et mère de son fils Benjamin) et quitta le stade. Trois minutes plus tard on entendit : « Goooooooooooooooooooooolllll de Messiiiiii » . Lio venait d’attraper un lucarne du pied gauche à quelques secondes de la fin et de libérer un stade. 1-0, l’Argentine était en huitièmes de finale. L’éternel président de la Fédération Julio Grondona se chargea alors de planter les premiers coups de couteau : « Se fue el mufa y ganamos, la puta que lo pario ! » (le chat noir est parti et on a gagné, fils de pute !). Sur un plateau de télévision vénézuélien, Dieu répondit d’un doigt. Et Messi d’un signe de croix.

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