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La Coupe de la France des Gilets jaunes
Le raccourci est tentant. La Coupe de France, avec ses petits poucets, ses matchs de villes moyennes, ses stades accessibles uniquement en voiture, constituerait la compétition idéale et idoine des Gilets jaunes. Comme toutes les comparaisons entre le foot et l'actualité politique, il existe forcément une part de construction artificielle, et opportuniste. Et souvent un fond de vérité...
Le foot est devenu un point de référence incontournable de notre société qui se lit, se vit et se raconte de plus en plus à travers lui. Ainsi, pour justifier la loi anti-casseur, officiellement destinée à contenir les violences lors des manifestations des Gilets jaunes, le Premier ministre Édouard Philippe n’a pas hésité à citer en exemple et en source d’inspiration la législation sur les supporters. De même, la multiplication des rencontres reportées, nos CRS ne pouvant assurer sur tous les fronts, a eu la portée d’un séisme : pour que même le ballon rond arrête de rouler, quelque chose de vraiment grave devait se passer près de chez vous.
Les deux foots
Alors, lorsque le petit club d’Andrézieux dans la Loire, avec ses moins de dix mille habitants, est venu dégager en Coupe de France l’OM de l’orgueilleuse métropole phocéenne, la symbolique était évidente, tant la révolte des Gilets jaunes représente d’abord une remontada territoriale. La bataille de la France qui occupe les ronds-points contre celle qui prend le tram et le métro, celle qui cherche son réseau contre celle qui surfe en 4G, celle qui regarde la Ligue des champions à la télé contre celle qui reçoit ses invitations en loges.
Il n’y a rien de nouveau en fait. Depuis toujours, depuis sa naissance, la Coupe de France joue ce rôle, occupe cette fonction. Celle de donner la voix et à voir le pays dans son entier et son épaisseur kilométrique de nationales et départementales. Une épreuve où le moindre FC du plus petit village pouvait participer et donc ressentir le sentiment d’exister au fronton et au panneau d’affichage d’une République jacobine et centralisatrice. Le Petit Poucet restera l’éternelle narration d’un foot d’en bas, d’un petit peuple qui vient se réapproprier son sport, alors qu’à l’instar du reste de la société, l’utopie méritocratique avait petit à petit cédé la place au réalisme de la reproduction des élites. Pendant qu’il ne cessait de se médiatiser, de grossir économiquement et finalement de s’éloigner de ses bases, quitte à les oublier – d’où l’éternelle complainte des bénévoles des associations communales.
Foot de sous-préfecture
Les Gilets jaunes ne sont pas une surprise pour qui a pris la peine d’écouter, sans sourire, se plaindre les pros quand ils étaient contraints de se déplacer en lointaine banlieue normande à Quevilly ou sur les contreforts du Massif central. Tout cela pour se frotter à un bus défensif et parfois l’humiliation d’une défaite aux pénos sous les cris de joie de la foule accoudée aux rambardes blanches qui s’écaillent. Dans ces confrontations sans cesse recomposées chaque saison, apparaissait le temps de 90 minutes l’idée que les faibles pouvaient renverser l’ordre des choses et des écarts de division à coups de tacles rugueux et de terrains pourris. Un discours que d’aucuns traiteront de populiste, mais qui façonnent l’élaboration d’un romantisme dont se nourrit encore, malgré FIFA 19 et Neymar, notre foot tricolore. La Coupe de France eut par ailleurs cette singularité, de par la longue éclipse du football parisien, d’offrir le spectacle en guirlande d’un Hexagone bien plus vaste que la ville lumière. Ce n’était certes pas les pauvres contre les riches, davantage ceux qui peinent à l’ombre contre ceux qui lèvent les bras devant les caméras.
Le hasard n’est donc peut-être le seul coupable si, cette année, la compétition s’avéra particulièrement cruelle pour les « gros » . Un foot de sous-préfecture y a pris sa revanche pendant que BFM ou C-News suivaient la bataille des Champs-Élysées. De l’AS Vitré (sous-préfecture d’Ille-et-Vilaine) à Villefranche-sur-Saône (sous-préfecture du Rhône), qui défie l’ogre parisien et son budget de plus de 400 millions d’euros, une autre géographie se dessine, cantonnée aux marges du rêve. Un foot où la hausse du prix de l’essence coûte proportionnellement bien plus que les amendes de l’UEFA pour des fumis, surtout avec la réforme territoriale qui a étendu les distances des déplacements. Un foot qui compte les subventions publiques, en baisse, plus que les sponsors privés. Un foot qui ne protège pas les artistes, mais ses défenseurs.
Au même titre que le rap annonça les émeutes de 2005, la Coupe de France pouvait depuis longtemps éclairer ce que nous vivons aujourd’hui : de portraits de semi-pros qui ont raté le train – de vie – de la Ligue 1 au drame Luzenac. La version 2018-2019 résume finalement l’évolution de notre vie politique. L’an dernier, les stars du PSG couvaient avec condescendance les héros populaires des Herbiers, pendant que leur entraîneur soufflait au nouveau président de la République son admiration pour son parcours. Désormais, combien de Gilets jaunes seront posés sur le coffre arrière des Renault devant le stade de Croix dans le Nord ?
Par Nicolas Kssis-Martov