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La Chine, naturaliser plus pour gagner plus
Dans sa course à la qualification pour le Mondial 2022, l'équipe nationale de Chine a décidé de faire appel à cinq joueurs d'origine étrangère. Nouvelle politique sportive ou simple coup de boost pour les années à venir, alors que l'Empire du milieu rêve de dominer la planète football d'ici 2050 ? Tentative de réponse.
Le 24 décembre 2012, le club chinois de Guangzhou Evergrande s’offre un joli cadeau pour Noël : l’attaquant brésilien Elkeson, contre un chèque de six millions d’euros pour son ancien employeur Botafogo. À 23 ans, celui qui a touché du doigt la Seleção – une convocation, mais pas d’entrée en jeu sous Mano Menezes – doit permettre au club de la ville de Canton de passer du statut de puissance nationale – double champion de Chine – à celui de terreur du continent. Près de neuf ans ont passé, Guangzhou Evergrande a remporté deux Ligues des champions asiatiques (2013, 2015), et Elkeson est toujours là, après un interlude de trois ans à Shanghai. Surtout, l’ancien Auriverde, à force d’enfiler les buts comme des perles, a donné des idées aux pontes du football chinois : le naturaliser pour l’intégrer dans l’équipe nationale en 2019.
D’Elkeson le Brésilien à Ai Kesen le Chinois
Il y a deux ans, le Brésilien de naissance n’est pas exactement le premier étranger à changer de passeport pour la cause. Nico Yennaris, 26 ans, a déjà franchi le Rubicon quelques semaines plus tôt. À la seule différence que le Britannique a une double ascendance sino-chypriote, laissant à « Ai Kesen » l’honneur d’être le premier joueur sans la moindre origine chinoise à obtenir le droit de jouer avec l’équipe nationale. Dans un pays qui refuse la double nationalité (article 3 de la Loi sur la nationalité chinoise) et où l’on appelle un homme courageux un haohan (好汉) en référence à l’ethnie majoritaire, le changement a de quoi intriguer. Surtout que depuis 2019, Elkeson a fait des émules : ils sont cinq joueurs naturalisés à faire partie de la dernière liste du sélectionneur Li Tie pour les matchs éliminatoires du Mondial 2022 : les Brésiliens Fernando Henrique et Alan Carvalho, ainsi que l’Anglais Tyias Browning.
Pour comprendre ce profond changement philosophique, il faut s’intéresser au tout puissant président de la République populaire, Xi Jinping. Grand amateur de football, on le dit séduit par Manchester City, un selfie avec Sergio Agüero et David Cameron faisant office de preuve sur les réseaux sociaux. Surtout, le numéro un du parti communiste et de l’Empire du milieu veut que son pays brille à l’échelle planétaire. Et pour rayonner, le sport est un outil de soft power puissant. « À l’heure actuelle, la Chine a su s’installer comme une place forte dans les sports olympiques, au point d’être le concurrent des États-Unis pendant les Jeux », souligne Carole Gómez. Selon la spécialiste en géopolitique du sport à l’IRIS, « briller dans les disciplines olympiques c’est vital pour la Chine, mais Xi Jinping sait que pour franchir un palier, il faut faire de même dans le sport le plus populaire sur la planète ». Or, la Chine n’a disputé qu’une Coupe du monde, en 2002, pour une sortie de route en phase de poules avec trois défaites.
50 millions de petits Chinois, et moi et moi et moi…
C’est dans l’optique de fermer quelques bouches que la Chine a lancé en avril 2016 un plan de développement sur les moyen et long termes, de 2016 à 2050. « Le projet est une politique stratégique publique directement pilotée par le gouvernement chinois, qui emmène dans son sillage onze ministères, quatre commissions du Conseil d’État, cinq agences gouvernementales, le département de propagande du parti communiste, sans oublier multitude de bureaux, agences et commissions aux niveaux provinciaux et locaux », liste d’emblée Emanuel Leite Junior, de l’université d’Aveiro. Pas besoin d’entrer dans les détails d’un programme que l’universitaire portugais a passé au peigne fin pour comprendre qu’il s’agit d’un enjeu majeur. De 2016 à 2020, la RPC devait selon son plan construire 20 000 écoles spécialisées dans le football, 70 000 terrains, et avoir entre 30 et 50 millions de petits Chinois du primaire au collège qui pratiquent le football quotidiennement. En 2030, cela doit monter à 50 000 écoles et il doit y avoir une sélection nationale masculine au niveau du Japon ou de la Corée du Sud, les références asiatiques. Avant, en 2050, d’avoir cette même équipe dans le top 20 au classement FIFA en ayant a minima organisé une Coupe du monde, voire en l’ayant gagné.
Le président Xi Jinping
Avec des joueurs naturalisés ? A priori non, selon Diego Quer, auteur d’une étude sur ce plan de développement du football chinois avec sa consœur Jennifer Pedro pour l’université d’Alicante. « Ces joueurs naturalisés doivent servir de référence pour les jeunes joueurs chinois, être comme des modèles sur le plan technique, tactique, et surtout au niveau de leur professionnalisme, de leur attitude hors terrain concernant la récupération, l’hygiène de vie… » Car au pays de Lao Zi et Confucius, si la Chine doit gagner une Coupe du monde, il est important que cela soit avec des individus pur sang. « Le plan de développement est orienté long terme pour cette raison sur le développement de la formation de jeunes. » Pour Emanuel Leite Junior, il s’agit ni plus ni moins de « créer une culture de la pratique et de la consommation du football dans la société chinoise, ce qui peut raisonnablement prendre deux ou trois générations de footballeurs… »
Une Coupe du monde pour fêter le centenaire de la République populaire de Chine
Preuve qu’une Chine dominante dans le monde du football sera 100% locale ou ne sera pas, les récentes sélections de joueurs naturalisés ont fait débat. « Sur place, c’est devenu un sujet délicat, il y a de grandes discussions entre les supporters, les médias et même des personnalités du sport… » En janvier, l’ancien attaquant de l’Eintracht Francfort Yang Chen avait ainsi remis en question cette approche dans un podcast diffusé au bled : « Personnellement, c’est très dur pour moi d’accepter le principe de la naturalisation. Cela ressemble à un choix désespéré… » Pour Carole Gómez, c’est au pire « un aveu d’échec provisoire », ou plus raisonnablement « le recours à une courroie de transmission vers l’objectif de 2050 ». 2050, justement, n’est pas une date choisie au hasard : le lendemain du centenaire de la naissance de la République populaire de Chine. « Gagner une Coupe du monde avant cette échéance, c’est renforcer le récit d’une République populaire de Chine conquérante. » De son côté, Emanuel Leite Junior y voit des intentions plus matérielles qui relativisent l’impact du recours à quelques Brésiliens et Européens en mal de matchs internationaux. « Le plan de développement du football s’inscrit dans une volonté de développer l’industrie du sport dans son ensemble, le football étant le moteur potentiel de cette ambition, développe-t-il. Les autorités chinoises perçoivent aujourd’hui le sport comme un vrai levier de développement économique et social, en plus de sa portée diplomatique. » Quand Elkeson joue pour l’équipe de Chine, il joue donc aussi pour son PIB…
Par Nicolas Jucha
Propos recueillis par NJ, sauf ceux de Yang Chen.