- Coupe du monde 2018
La chanson du Mondial est made in France
Leur nom n’apparaît qu’en tout petit dans les crédits, mais ce sont bien deux frères français qui ont composé la chanson officielle de la Coupe du monde, celle qui va vous rentrer dans le crâne tout le mois à venir. Rencontre avec Clément et Maxime Picard, qui ne comprennent toujours pas vraiment comment ils sont arrivés là.
La fin du mois de mai a été chargée pour Clément et Maxime Picard. Le 23 sortait Only can get better, le premier single du projet Silk City, emmené par l’Américain Diplo et l’Anglais Mark Ronson. Et le 25 était dévoilée Live it up, la chanson officielle de la Coupe du monde 2018, interprétée par Nicky Jam, Era Istrefi et le revenant Will Smith. Derrière les noms ronflants de ces hitmakers du moment, la musique des deux morceaux a été confectionnée par les frères Picard, dans l’ombre et dans un petit studio de l’Est parisien. « Si on nous avait demandé ce qu’on rêvait de faire il y a cinq ans, on aurait répondu :« Un morceau avec Mark Ronson et la chanson de la Coupe du monde », sourit Maxime Picard, 29 ans, attablé au Dalou, sur la place de la Nation, en compagnie de Clément, 34 ans.Mark Ronson parce que c’est la musique qu’on aime, c’est un génie, et la chanson du Mondial parce que quand on a dit ça à nos potes, ils étaient comme des fous. » Et il y avait de quoi. Il y a deux ans, Maxime faisait encore l’ingénieur du son pour des spectacles ou des émissions de télé comme All Five Game, un tournoi de foot en salle diffusé par Infosport, tandis que Clément exerçait comme kinésithérapeute. Pas exactement le profil qu’on attend d’artistes s’apprêtant à rendre fous des millions d’amateurs de football avec un tube de l’été.
Et le début de l’histoire ne colle pas beaucoup plus au profil type des faiseurs de succès. Nés dans les années 1980 à Coulommiers, au fin fond de la Seine-et-Marne, d’une mère conseillère départementale et d’un père cardiologue, les frangins jouent au foot et au tennis à un niveau correct, mais « sans non plus pouvoir raconter l’histoire classique d’un passage en centre de formation suivi d’une blessure, ou du mec qui a battu Gasquet dans un tournoi quand il était petit » , rigolent-ils. Le papa les emmène régulièrement au Parc des Princes admirer Raí et Alain Roche, mais n’en fait pas pour autant des ultras du PSG. « Notre père supporte la France dans tous les sports, il regarde même les qualifs du 800 mètres aux JO, dit Maxime. Il nous a légué ça, aujourd’hui je serais plus content que la France gagne la Coupe du monde que le PSG gagne la Ligue des champions. » Maxime et Clément disent n’être « ni des encyclopédies du foot ni des Footix » . Clément était dans les tribunes avec son père le 12 juillet 1998 pour voir la France devenir championne du monde, car « Guy Drut était le maire de Coulommiers à l’époque, et notre mère était conseillère municipale, donc nous avions la possibilité d’acheter des billets plus facilement » .
Une bouteille à la mer
Mais grandir en Seine-et-Marne, c’est aussi grandir « dans un endroit où on peut faire du bruit » , se marre Clément. Inscrits au solfège et au piano, ils commencent rapidement à jouer ensemble, des reprises, Maxime à la batterie et Clément à la guitare. Puis migrent sur ordinateur et commencent à bidouiller des sons, alors que Clément a 18 ans, mais que Maxime n’en a que 13. Ils rencontrent les rappeurs du coin, leur pondent des instrus puis, à l’ère des forums et de Myspace, tissent quelques connexions avec de petits groupes de toute la France, comme Ghostship, dont ils produisent tous les sons d’un bel EP sorti en 2009. Ils rencontrent Gérard Baste, des Svinkels, travaillent avec Sefyu, Sniper et Luce, la gagnante de la Nouvelle Star 2010. Bref, « rien qui ne permette de gagner sa vie. À l’époque, même si c’était évidemment un rêve, on n’imaginait pas que la musique deviendrait notre métier » . Un jour, ils décident tout de même de lancer une bouteille à la mer sous la forme de quelques maquettes postées sur une boîte mail créée par Diplo, DJ et beatmaker américain déjà très bien coté, qui souhaitait découvrir de nouvelles sonorités à intégrer à ses sets. « C’est un mail qu’il ne consultait jamais, sauf que là il l’a fait juste au moment où on lui a écrit, il a aimé, et il se trouve qu’il passait à Paris la semaine suivante. Un gros coup de chance » , sourit Clément. Coup de chance qui, en 2012, se transforme en contrat avec Mad Decent, le label de Diplo.
À partir de là, la vie des frères change quelque peu. Certes, ils continuent à garder un travail à côté parce qu’ils sont « prudents, et que l’argent met longtemps à arriver des États-Unis » , mais ils passent le reste de leur temps entre leur studio de Nation et la grande maison de Diplo à Los Angeles, où ils peuvent venir habiter à tout moment pour bosser. « Parfois, Clément s’occupait de grands brûlés le lundi, et à la fin de la semaine on était en studio à LA » , s’étonne encore Maxime. Quand ils squattent chez Diplo, les Picard Brothers ne loupent aucun match et poussent leur hôte à s’intéresser au ballon rond. Au point que le producteur achète, en 2016, des parts dans le Phoenix Rising, un club de deuxième division de MLS. Pendant ce temps, les Frenchies font leur chemin dans la jungle de la pop américaine. Ils produisent It won’t stop de Sevyn Streeter et Chris Brown, disque de platine outre-Atlantique même s’il reste relativement confidentiel de notre côté de l’océan. Ils s’occupent aussi de quelques morceaux de Major Lazer, le principal projet de Diplo. Et découvrent aussi l’étrange vie de ceux qui se lèvent tous les matins pour « travailler » alors que, pour eux, la musique n’est toujours pas un job. Ceux qui rêvent tous de placer un son pour Rihanna et « qui finissent par faire tous la même chose » . Après avoir un temps songé à s’installer à Los Angeles, ils décident finalement de garder leur vie française pour ne pas être avalés par ce business. Tout en continuant à travailler assidûment pour Diplo.
« De toute façon, ça rend fou »
Lorsque ce dernier est choisi par la FIFA pour produire la chanson officielle de la Coupe du monde, il fait écouter une série de maquettes aux huiles de la Fédération internationale venues jusqu’à son studio perso, installé chez lui. Un premier morceau est choisi, mais la FIFA change d’avis. Finalement, elle opte pour une chanson créée par les Picard Brothers, deux ans auparavant, originellement pour Major Lazer. « Sur la version originale, c’était Quavo, le rappeur de Migos, qui chantait le refrain, apprend Maxime. Et puis la FIFA a flashé dessus et a choisi d’autres artistes. » Ce sera donc Nicky Jam, « parce que c’est l’artiste latino qui cartonne le plus en ce moment » , la chanteuse kosovare Era Istrefi, « pour le côté européen » , et Will Smith. « Au début, on a été un peu surpris par ce choix, mais il s’avère que ça fonctionne bien, juge Clément. Et puis surtout, notre mère, si tu lui parles de Nicky Jam et Era Istrefi, elle ne connaît pas, alors que Will Smith, si. » Les allers-retours sont incessants entre la FIFA, Sony, Diplo et, au bout de la chaîne, les frères Picard, pour modifier des détails : une trompette qui arrive un peu avant, un couplet qui passe au début. « Heureusement que Sony faisait tampon, on était plutôt tranquilles, dit Maxime. Mais en même temps, même s’ils nous avaient demandé de tout recommencer depuis le début à deux jours de la deadline, on l’aurait fait, tellement on avait envie que ça marche. »
Et ça a marché. Le 15 juillet, Diplo sera présent lors de la finale pour jouer lui-même le morceau, et les frangins espèrent bien se glisser dans ses bagages. « Il sait à quel point ça nous tient à cœur, donc je pense que ça va le faire, mais je ne suis pas sûr qu’il ait conscience du nombre de gens plus importants que nous qui voudrons aussi un billet, sourit Clément. Mais nous, s’il faut qu’on soit debout dans un coin de la tribune, ça nous va. » Pendant la compétition, un extrait de leur morceau passera après chaque but inscrit. « Ça va être douloureux si c’est un but contre la France, mais au moins ça permettra à nos parents de comprendre enfin ce qu’on fait dans la vie » , d’après Maxime. Les frères Picard ont bien conscience que ce morceau a de bonne chance d’insupporter les amateurs de football après un mois de compétition à l’entendre en boucle, comme tous ses prédécesseurs. « De toute façon, ça rend fou, tous les morceaux de la Coupe du monde sont voués à se faire tirer dessus, poursuit Maxime. Mais je pense que l’objectif principal, qui est de mettre l’ambiance dans les stades, sera atteint. À l’arrivée, je suis très content de la tournure du truc… mais si ça avait été pire, j’aurais été content aussi, en fait. Juste pour le principe : avoir fait le morceau de la Coupe du monde. »
Par Thomas Pitrel
Tous propos recueillis par TP