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La carte et le territoire, par Felipe Saad
Depuis onze ans qu’il sillonne la France d’ouest en est et du nord au sud, Felipe Saad a eu le temps d’apprendre le corse, de faire pas mal de tourisme et de craindre d’avoir été enlevé par un gang de moustachus. Le défenseur brésilien raconte tout ça dans une belle carte postale.
Il ne manque que le Pays basque. Je suis comme mon père : lorsque je pense avoir trouvé une bonne formule, j’ai une (fâcheuse) tendance à trop la répéter. Depuis quelque temps, je n’arrête pas de dire : « Après la Bretagne, la Haute-Savoie, la Corse et l’Alsace, bientôt je n’aurai plus qu’à habiter au Pays basque ! » Façon de souligner que je ne suis passé que par des régions à la mentalité particulièrement fière. Mon tour de France a commencé en 2007 quand un agent très bien informé (c’est ironique) m’a annoncé qu’il m’avait dégoté un essai en France avant de me tendre un billet d’avion. Destination : Brest. « Un employé du club t’attendra à l’aéroport » , me promet-il. À la descente de l’avion, personne, si ce n’est un moustachu avec un papier sur lequel est écrit « EAG » .
Je ne le calcule même pas, j’attends, j’appelle l’agent et ce gars vient à ma rencontre. Il s’appelle Loïc Collet, c’est l’intendant de mon nouveau club. À ce moment-là, les seuls mots que je connais en français sont ceux du « Je vous salue Marie » appris à l’école catholique au Brésil lorsque j’étais petit. Entre ça, des tentatives en anglais et quelques gestes, la communication est difficile, et dans la voiture, je vois défiler les panneaux : « Brest, 10 km » , « Brest, 15 km » , puis 30 kilomètres… En vrai Brésilien, je crois alors être victime d’un kidnapping de la mafia française des moustachus. Je lui tends le classement de L2 où l’agent m’avait entouré en rouge le nom du Stade brestois. Il me répond par une espèce de X avec les mains, mime un « non, non, non ! » et pose son doigt sur le nom de l’En Avant de Guingamp. La bonne nouvelle, c’est que je ne suis pas en train d’être kidnappé. La mauvaise, c’est que je ne travaille certainement pas avec le bon agent.
Crêpes, neige et raclette
Il y a quelques mois, je jouais au Maracanã devant 80 000 spectateurs avec Botafogo, dans une ville de 12 millions d’habitants, et voilà que je débarque à Guingamp et ses 8000 âmes. Je débute par un essai contre Le Havre et j’apprends la langue de Molière avec Fernanda, professeur franco-portugaise embauchée par le club.
Je mange des crêpes et en 2009, on gagne la Coupe de France face à Rennes, en battant le record d’affluence du Stade de France. Entre les bénévoles, l’ambiance de la ville et du Roudourou, je dois avouer qu’aujourd’hui, les Gaulois ont une place plus grande dans mon cœur que les Cariocas. En 2010, Loïc décède au mois d’août. Une semaine après, je m’engage avec le club aux cinq noms, dont deux de villes et un d’une marque d’eau minérale, et je pars à la découverte de la Haute-Savoie. Avec Évian Thonon Gaillard, les crêpes sont remplacées par la raclette. Lors du premier hiver, je me souviens de séances ludiques avec 30 centimètres de neige et une température de -9°C (mon record). Paradoxalement, le Brésilien que je suis est ravi : à 12-13 ans, j’avais déjà eu la chance de découvrir la neige. Je fais des rencontres enrichissantes : Pascal Dupraz, le chef Eric Favre, qui a tellement de succès dans son restaurant de Saint-Cerges qu’il faut réserver un an à l’avance, et l’ami podologue Xavier Fresnel, qui fait des miracles aussi, mais sur les pieds des autres. C’est lui qui m’emmène à Bourg-en-Bresse, où l’AC Ajaccio joue en Coupe de France, le 21 janvier 2011. Je rentre avec eux en Corse et, en une heure et demie, je gagne une dizaine de degrés.
Vin corse, N’Golo Kanté et tennisman français
Sur l’Île de Beauté, au fil de quelques verres de vin corse, je développe une amitié avec Patrice Fiori, serveur dans une brasserie locale, amoureux de mon pays et ami de tous les Brésiliens passés par l’ACA. À cela s’ajoutent deux maintiens miraculeux en L1 et des cours de langue et d’histoire de la Corse dont je retiens une chose : ne surtout pas dire que leur idiome ressemble à l’italien ! C’est aussi en Corse que François Giacomini, cinéaste local, produit un documentaire sur mon humble parcours.
En 2013, je passe, comme on dit au Brésil, « do Oiapoque ao Chuí » (le point le plus au nord et le point le plus au sud du pays) et je débarque en Normandie. J’ai eu des propositions de Chypre, de Grèce, d’Israël… mais cela aurait été trop compliqué de partir aussi loin. Je signe donc au Stade Malherbe Caen. Je côtoie le joueur le plus gentil que j’ai croisé dans mon parcours, N’Golo Kanté, et je rencontre celui qui est aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis : Luis Pavesi, un Brésilien qui travaille chez Orange. À côté des visites au Mont Saint-Michel et des sorties culturelles au Cargö, et même sans trop kiffer les tripes à la mode de Caen ni le Calvados, la Normandie me donne ce que j’ai de plus précieux au monde : la naissance de mon fils Gael. Les jeux de mots avec un certain tennisman sont tolérés, mais la vérité c’est que je voulais un prénom qui soit facile à prononcer en France comme au Brésil.
Après un maintien miraculeux de plus, je continue ma vie de nomade avec la plus belle ville où il m’ait été donné d’habiter : Strasbourg.
La meilleure ambiance aussi, celle de la Meinau. Pour ne pas déroger à la règle, j’avais des anges gardiens près de moi : une famille franco-libanaise nommée Saad également, dont le père Paul-Jacques était dentiste à Strasbourg. Il y avait aussi les Monteiro, des Portugais fans du Racing qui sont ensuite devenus des amis. L’aspect européen de la ville ainsi que le biculturalisme lié à sa proximité avec l’Allemagne ont rendu ces deux ans passionnants. Quand je ne visitais pas la cathédrale, l’opéra ou le théâtre du Maillon, je fréquentais la salle Rhénus pour encourager les basketteurs de la SIG, ou alors je traversais les frontières. Que ce soit pour aller à Bâle voir jouer Robert Glasper, un jazzman que j’adore, ou pour faire les courses à Kehl, parce que c’était moins cher. Mais je poussais parfois plus loin, notamment pour visiter la sœur de ma grand-mère à Francfort. Ou tout simplement pour me balader à Karlsruhe, Stuttgart, Offenburg… sans oublier Europa Park, le plus grand parc de loisirs d’Allemagne.
Avant de retourner en Bretagne, à Lorient, en 2017, je suis arrivé pour la première fois au bout de mon contrat à Strasbourg, après avoir souvent changé de club pour regagner du temps de jeu ou pour raisons familiales. Cette mentalité de nomade me vient de ma famille aux origines diverses. L’Italie pour ma mère, le Portugal pour ma grand-mère, le Liban pour mon arrière-grand-père. Mes parents m’ont souvent emmené en voyage et surtout, à 15 ans, je suis parti à 2000 kilomètres de chez moi, au centre de formation de l’EC Vitória à Salvador de Bahia. La plupart des joueurs ne vivent que pour le foot.
De mon côté, j’essaie de m’intéresser aux choses, de suivre des formations. Nous avons la chance d’avoir du temps libre, malgré la fatigue et les déplacements. Dans quelques années, j’en aurai moins et je ne voudrais pas avoir des regrets. Quand j’étais petit, je n’imaginais pas qu’un jour, j’habiterais en France. Ce serait un énorme gâchis de vivre à un endroit et de ne pas profiter à fond de la culture locale. Encore une fois, cela vient de ma famille. Mes parents et ma sœur ont toujours privilégié la culture plutôt que la recherche d’argent. Beaucoup de films, musiques, pièces de théâtre, voyages et musées ont bercé mon enfance et ma jeunesse. Quand j’avais 13 ans, nous avons fait par exemple cinq heures de queue à São Paulo pour une expo de Rodin. J’ai gardé ces passions et je les garderai toujours.
Par Felipe Saad
Ce texte ne figure pas dans le So Foot #155 actuellement en kiosque