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La belle histoire de la Sampdoria de Mancini et Vialli
Roberto Mancini, Gianluca Vialli, Attilio Lombardo, Gianluca Pagliuca ou encore Pietro Vierchowod. En mai 1991, emmenée par un groupe de joueurs légendaires, la Sampdoria arrache le Scudetto au nez et à la barbe des machines de guerre que forment la Juventus, les deux Milan ou le Napoli. Le tout sous l’œil d’un entraîneur serbe en imperméable et d’un président gourmand. Qui avait tout prévu douze ans avant... Retour sur la grande histoire de la Sampd'oro.
La salle de presse est agitée. La Sampdoria de Gênes a une annonce importante à faire aux journalistes, ce jour de juillet 1979. Le club, qui végète en deuxième division depuis deux saisons, est racheté par Paolo Mantovani. Arrivé à Gênes en 1955, l’année de ses vingt-cinq ans, Mantovani le Romain a fait fortune dans le pétrole et connaît déjà le club pour en avoir été l’éphémère attaché de presse quelques années plus tôt. Crâne dégarni, costume impeccable et cigarette à la lèvre, le nouveau président s’assoit devant les microphones avec des airs de lord anglais : « Je ne vous promets rien, mais je vous dis une chose : préparez vos passeports. Nous reviendrons en Serie A, et nous irons en Coupe d’Europe. » Dans l’assistance, des rires étouffés concluent la bravade. Pourtant, Paolo Mantovani est tout ce qu’il y a de plus sérieux. Intelligent, riche, charmeur, il se met immédiatement au travail. Sa recette pour parvenir à ses fins est simple : faire venir les meilleurs jeunes footballeurs italiens et construire un projet sur la durée.
En l’espace de quelques saisons, Luca Pellegrini, Roberto Mancini, Fausto Pari, Marco Lanna, Gianluca Vialli, Gianluca Pagliuca, Moreno Mannini ou Pietro Vierchowod montent à bord du navire. Là, tout s’enchaîne. Le club remonte en Serie A dès 1982, remporte trois coupes d’Italie, voyage dans toute l’Europe. « Puis, en 1990, on gagne la Coupe des coupes, remet le solide défenseur Pietro Vierchowod, arrivé au club en 1983. Il n’y avait plus qu’un objectif : gagner le Scudetto l’année d’après pour faire enfin partie des grands. »Dans la bouche de Paolo Mantovani, avant le début de l’exercice 1990-1991, ça donne : « Nos intentions sont claires : nous voulons lutter jusqu’à la dernière goutte de sang pour être champions. » Dans l’assistance, cette fois, il n’y a plus personne pour rire.
« La famille, la vie, la mer »
Ambitieux ? Ambitieux. Si la Sampdoria connaît une progression constante depuis 1979, elle est loin d’être la favorite au matin de la saison 1990-1991. La Serie A est alors le plus grand championnat du monde. Celui où défilent les artistes du monde entier. À l’AC Milan, Arrigo Sacchi et ses Hollandais révolutionnent leur sport match après match. À Naples, Diego Maradona vient de redonner sa fierté au sud du pays. La Juventus a confié le numéro dix de Platini à Roberto Baggio. Quant à l’Inter Milan, c’est pire : elle compte les trois futurs meilleurs Allemands de la Coupe du monde américaine : Matthäus, Klinsmann, Brehme. Que pourrait peser le deuxième club de Gênes, ville connue pour son port, Christophe Colomb ou le compositeur Fabrizio De André, et dont les exploits footballistiques sont le mérite du glorieux Genoa au début du siècle, face à ces machines de guerre ? « Et pourtant, entre nous, nous avions la conviction que c’était la bonne année, se souvient le gardien Gianluca Pagliuca, à la Samp’ depuis 1986. Les années d’avant, nous manquions d’expérience, on était jeunes, insouciants, mais immatures. Les gens commençaient à croire que nous n’arriverions jamais à franchir le palier, et ça nous stimulait énormément. » Il n’y a pas que les on-dit qui motivent les troupes. L’équipe de la Sampdoria ne compte pas de véritable leader, mais s’appuie sur un groupe d’ « historiques » – Mancini, Vierchowod, Lombardo ou encore Pagliuca – qui insuffle sa volonté de réussir à tout le vestiaire. « On avait tous gravi les échelons ensemble, on était tous amoureux du blason, et on avait envie que tout le monde soit sur la même longueur d’onde », rejoue le portier. Pour les nouveaux venus, l’intégration dans le groupe n’est pas très compliquée : « Quand je suis arrivé en 1988, je n’ai eu aucun problème, car c’était le président Mantovani qui m’avait voulu, raconte Giuseppe Dossena, ancien milieu de terrain du club de 1988 à 1991. Et à partir du moment où le président Mantovani voulait vraiment un joueur, le vestiaire le considérait comme l’un des siens. »
Il faut dire que Mantovani n’est pas un président comme les autres. Certains joueurs le considèrent ainsi comme « un second père ». Pietro Vierchowod : « Sa parole valait bien plus qu’une signature. C’était simple : il voulait qu’on ne pense qu’au terrain. Le reste, comme il nous le disait, c’était lui qui s’en occupait. » De fait, Mantovani gère absolument tout. De la nourriture à la qualité des maillots, du recrutement au salaire de ses employés. Giuseppe Dossena se souvient : « Au moment de signer, je devais aller parler de mon contrat avec le président. Je vais chez lui, et bien évidemment, on parle de tout autre chose pendant une heure, de la famille, de la vie, de la mer. Et puis il se lève et me fait :« Au fait, ça te va si tu touches ça ? » C’était bien au-dessus de ce que j’espérais. »Capable d’un bon mot et d’une attention pour chacun, sachant manier la carotte et le bâton avec tact, Mantovani est aussi un dirigeant proche des supporters… avec lesquels il fait parfois des tours de Vespa dans sa ville d’adoption. Résultat : des joueurs qui lui jurent fidélité et affichent un amour inconditionnel pour la Sampdoria. D’autant que les bons résultats des saisons précédentes ont attisé les convoitises des grands de la plaine du Pô. Mais, à une époque où les clubs de province servent le plus souvent de tremplin vers la gloire, personne ne bouge. Le milieu Fausto Pari, au club de 1983 à 1992, n’a pas oublié les offres de transfert reçues : « Dès 1987, le Milan nous voulait, moi et Vialli. La Juventus voulait Vierchowod. Tout le monde était sur Mancini. » Roberto Mancini, chouchou du président et doriano de 1982 à 1997, confirme : « J’aurais pu aller dans d’autres clubs plus forts, peut-être gagner le Ballon d’or et tous ces trucs-là. Mais nous nous étions promis de rester jusqu’à ce qu’on remporte un Scudetto. Personne n’est parti, on était trop attachés au club et à Mantovani. » Preuve de cet amour sincère, le Mancio, comme on l’appelle alors, se fait tatouer le logo des ultras de la Sampdoria sur la cheville, qu’il porte encore aujourd’hui.
Aphorismes, volley et restaurant sur la côte
Une fois par semaine, le mercredi, les joueurs convient leur famille et dînent tous ensemble au restaurant, à Gênes ou dans une localité de la côte ligure. « C’est une formule banale, mais c’est la vérité : on vivait bien ensemble, vante Marco Lanna, défenseur blucerchiatoentre 1987 et 1993. On était même contents de partir ensemble en mise au vert, alors que normalement, tu t’y ennuies à mourir dans des endroits tristes et paumés au milieu de montagnes. Nous, on s’amusait tout le temps. Je n’ai jamais été aussi heureux d’aller à l’entraînement qu’à cette époque-là de ma vie. On transpirait comme des fous, mais on avait le sourire. » L’homme qui donne le smileà tout le monde n’est pourtant pas réputé pour être l’entraîneur le plus drôle du moment : il s’agit de Vujadin Boškov. Né en Serbie, passé par le Feyenoord Rotterdam ou le Real Madrid, Boškov est choisi par l’ambitieux Mantovani pour coacher son équipe dès 1986. Peu connu du public local malgré son expérience à l’internationale, Boškov met vite tout le monde dans sa poche, à coups d’aphorismes définitifs dont il a le secret, énoncés dans un italien marqué d’un fort accent slave. Échantillon : « Je n’ai pas besoin de faire un régime, chaque fois que je rentre dans le stade de la Sampdoria je perds trois kilos », « Un grand joueur voit des autoroutes là où les autres voient des sentiers », « Je pense que la tête n’est bonne que pour mettre un chapeau ». Surtout, Boškov sait ce qui plaît à ses footballeurs. « Même lors de la préparation athlétique, il y avait un ballon, explique Lanna. Il organisait des volleys, des tennis-ballon… Il considérait que le ballon était l’outil premier du footballeur, du coup on avait toujours un ballon dans les pieds, même quand on faisait un footing. » Pietro Vierchowod tresse lui aussi une couronne de lauriers à son ancien mister : « Avec le groupe que nous avions, Boškov n’avait pas vraiment besoin d’enseigner, mais il n’y avait pas meilleur que lui pour maintenir le groupe uni. Il ne t’accusait jamais de rien et te disait que c’était toi le plus fort. En fait, il arrivait à faire croire à tout le monde qu’il était le plus important de l’équipe, et on en était tous convaincus. »
Portée par un président illuminé et un entraîneur plus fin qu’il voudrait ne le faire croire, la Sampdoria s’accroche dès le départ pour être dans la course au titre. Les matchs de prestige ne manquent pas (0-0 contre la Juve lors de la 4e journée, victoire 1-0 contre le Milan à San Siro lors de la 7e journée, victoire 4-1 à Naples lors de la 9e journée), mais le club laisse filer trop de points, la plupart du temps contre des équipes plus modestes. En novembre 1990, la Samp’ perd à la maison le derby contre le Genoa. Après le match, Boškov voit rouge : « Chacun voulait être le héros de ce match et le gagner tout seul. C’est pour cela que nous l’avons perdu. Maintenant, nous devons souffrir, plutôt que de nous promener dans les rues de Gênes ou d’aller au restaurant. » « Le président savait que nous n’avions aucun problème de motivation contre les grandes équipes, du coup, il ne donnait des primes que pour les victoires contre les équipes plus faibles », détaille Fausto Pari.
Hélas, les résultats ne suivent pas, et les matchs allers se concluent de la pire des manières. Deux défaites d’affilée, d’abord à domicile contre le Torino, puis sur le terrain de Lecce, et un match nul. C’en est trop. Avant le début des matchs retours, les cadres décident de convoquer toute l’équipe dans un restaurant de Rapallo, une charmante localité à 30 kilomètres de Gênes. Gianluca Pagliuca rejoue la scène : « C’était un beau restaurant avec vue sur la mer, mais personne n’a profité de la vue : nous nous sommes dit tout ce qu’on devait se dire, de façon assez crue. » Marco Lanna : « C’était les plus anciens qui parlaient, les jeunes écoutaient et répondaient seulement s’ils étaient mis en cause. » Giuseppe Dossena : « On avait tous besoin de se remobiliser, d’être plus soudés. » Les cadres historiques assènent un message dans le crâne de tout l’effectif : le Scudetto ne doit pas leur échapper.
Les jumeaux du but, Matthäus et Jésus
La Sampdoria réalise une deuxième partie de saison tonitruante. Elle bat à nouveau le Milan, le Napoli et la Juventus. Seule l’Inter parvient à suivre le rythme imposé par les « jumeaux du but », Mancini et Vialli. Dans cette course folle, la Sampdoria bénéficie du soutien de tout un pays. « L’Italie toute entière était avec nous, se rappelle Pagliuca. Ça faisait une dizaine d’années qu’on jouait ensemble, nous étions une équipe très populaire, le petit contre les grands, et tout le monde avait envie que le petit gagne enfin. Et puis, on était beaucoup à avoir refusé de partir, et les gens le savaient. Cette fidélité plaisait aux Italiens. »Le coude-à-coude atteint son apogée le 5 mai 1991. Pour le compte de la 31e journée du championnat, l’Inter reçoit la Sampdoria à San Siro. Les Milanais ont deux points de retard sur le leader génois, et prennent d’emblée leur adversaire à la gorge. Les Génois semblent épuisés au bout d’un quart d’heure de jeu. Juste avant la mi-temps, l’indispensable Roberto Mancini est exclu après un contact avec Bergomi, expulsé lui aussi. La seconde période repart sur les mêmes bases. À l’heure de jeu, alors que la Samp’ se débat pour ne pas couler, Vialli récupère le ballon au milieu de terrain, transmet à Dossena, seul, à trente mètres. Un contrôle, un regard, une frappe tendue en bas à gauche : 0-1. Plus tard, un but est refusé à Klinsmann pour hors-jeu, et l’Inter se procure un penalty. Matthäus, le spécialiste maison, pose le ballon aux onze mètres et s’apprête à défier Pagliuca. Qui n’a rien oublié vingt-quatre ans après : « Je savais très bien comment Matthäus tirait ses penaltys, je l’avais étudié longuement, très longuement. C’était en général des penaltys en force, très puissants. » L’Allemand tire effectivement en force au milieu, l’Italien ne plonge pas dans le vide et repousse la frappe en s’aidant des mains et des pieds. « C’est le moment décisif du match, dit Pagliuca, sans fausse modestie. Si l’Inter avait égalisé, je pense qu’on aurait perdu ce match. » Il se passe tout le contraire. La Sampdoria se libère, touche le poteau par Lombardo, repousse les tentatives sans fin des Interistes et double la marque à la 76e grâce à Vialli, divinement servi par Moreno Mannini. Sur le banc de touche, cintré dans un imperméable beige d’un autre temps, Boškov exulte. Son équipe n’est pas encore sacrée championne d’Italie, mais elle vient de prendre cinq points d’avance sur son adversaire direct, à trois journées de la fin du championnat.
Deux semaines plus tard, la Sampdoria atteint enfin son but ultime en terrassant Lecce au stade Marassi – trois buts inscrits dans les trente premières minutes – et remporte pour la première fois de son histoire le titre de champion d’Italie. La fête est immense. Dans les couloirs, les journalistes demandent au président Mantovani s’il s’agit d’une victoire pour la ville de Gênes. « Non, non. C’est exclusivement une victoire de la Sampdoria », préfère préciser le président. « C’était comme conclure un cycle entamé des années plus tôt », observe, nostalgique, Marco Lanna. Dans la foulée du titre, tout le monde décide de poursuivre l’aventure, pour disputer la Coupe des champions. La « Sampd’oro » , la Sampd’or, comme on la rebaptise, s’arrête en finale contre le Barça de Cruyff (1-0, but de Koeman, en prolongation). « La défaite en finale à Londres laisse encore aujourd’hui un goût amer en bouche, regrette Pagliuca, car on aurait vraiment bouclé la boucle, mais c’est la vie. » Le cycle magique s’arrête donc là, ce 20 mai 1992, sur la pelouse de Wembley. À l’été, Gianluca Vialli est le premier gros morceau à faire ses valises. Direction Turin, et la Juventus. Sa cession est vécue « comme un testament » par le président. Amoureux de ses joueurs, Mantovani est en réalité en train de mourir. Un an plus tard, en octobre 1993, il passe au-delà, victime d’un cancer du poumon. Son enterrement se déroule dans un quartier résidentiel de Gênes. Alors que son cercueil est porté par ses anciens joueurs devant des milliers de tifosi en larmes qui applaudissent à tout rompre, un groupe de jazz, venu spécialement de la Nouvelle-Orléans, joue quelques notes d’un morceau, inspiré d’un poème irlandais, que le président aimait tant : « What a friend we have in Jesus. »
Par Lucas Duvernet-Coppola
Article publié dans le SO FOOT #126 en 2015.