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Kwon Chang-hoon : « En Corée du Sud, on vit comme si la menace n’existait pas »
Depuis un an et demi, Kwon Chang-hoon s'est installé à Dijon, où il a réussi à s'imposer comme un cadre. À 24 ans, à l'aube de la Coupe du monde en Russie, le milieu offensif sud-coréen se pose pour parler de lui et de son pays, en marge de la rencontre historique entre les leaders des deux Corées, Kim Jong-un et Moon Jae-in. Rencontre avec le Guerrier Taeguk.
Si je dis « année 2002 » , cela te fait penser à quoi ?La Coupe du monde… Peut-être que le monde entier ou presque se souvient que cette année-là, la Corée du Sud a réalisé quelque chose de remarquable (demi-finale, puis défaite face à la Turquie dans le match pour la 3e place, N.D.L.R.). En 2002, j’étais en CE1, je jouais tout le temps au foot dehors avec mes potes. Et je regardais tous les matchs en entier, j’avais l’autorisation. Toute la famille était devant la télé les soirs de match. Il y avait comme une ambiance de fête permanente dans tout le pays, dans la rue. Beaucoup de gens regardaient les matchs ensemble dehors dans les restaurants ou les bars. Ce que vous avez dû vivre en 1998 ici. J’avais seulement 8 ans, j’aimais déjà le football, mais cet événement m’a donné une envie intense de m’y consacrer car à ce moment, le football m’a procuré énormément de bonheur.
C’est à cette époque que tu deviens fan de Park Ji-sung ?Oui. Regarder ses matchs en 2002, cela m’a vraiment donné envie de devenir footballeur professionnel. C’était mon idole, puis avec le temps, c’est devenu un exemple à suivre. Il a réussi à s’imposer au PSV Eindhoven, puis à Manchester United, cela m’a fait prendre conscience qu’un Sud-Coréen pouvait s’imposer dans de grands clubs. Alors j’en suis venu à scruter son jeu, ses gestes, pas forcément à tout suivre dans ce qu’il faisait, mais à m’inspirer autant que possible de lui. C’est l’un des pionniers parmi les joueurs coréens qui se sont imposés en Europe. Il y a Cha Bum-geun (121 sélections et qui s’est imposé en Allemagne dans les années 1980, N.D.L.R.), le premier grand joueur sud-coréen, et donc Park Ji-sung. Ils ont ouvert les frontières pour nous, et nous ont même montré comment les franchir. Ce sont des inspirations pour aller plus loin en tant que footballeur, et peut-être même comme homme aussi. Cha et Park sont des personnes qui cassent les barrières et les préjugés.
Tu as pu rencontrer Park Ji-sung ?
Non, pas encore, mais j’aimerais vraiment. Si je l’avais en face de moi, je ne sais même pas ce que je pourrais lui dire. Je lui dirais bonjour poliment, pour commencer, et ensuite, ce serait le vide total dans mon esprit. (Rires.) Je serais ému et intimidé.
Quand tu vivais en Corée du Sud, tu regardais beaucoup de foot, notamment les matchs européens ?Je regardais beaucoup la Premier League et la Ligue des champions. Mais il fallait se lever dans la nuit pour regarder les matchs en direct, à cause du décalage horaire, donc moi je misais sur les rediffusions, car je ne pouvais pas me permettre de me lever en pleine nuit. Vu qu’il y avait des joueurs sud-coréens dans ces compétitions, les médias et les chaînes de télé proposaient une couverture à longueur de journée. Cela m’a permis de regarder des joueurs de très haut niveau, d’observer ce qu’il se fait de mieux à mon poste. Je ne vais pas être très original, mais cela m’a permis de beaucoup regarder Lionel Messi. C’est une source d’inspiration immense.
Si tu n’avais pas été footballeur, tu aurais fait quoi ?
Je ne peux pas m’imaginer faire autre chose. J’ai toujours pensé à devenir footballeur professionnel. Si je n’y étais pas parvenu, aujourd’hui, je serais étudiant. Quand j’étais gamin, je ne faisais pas que du foot, bien sûr. Je pratiquais d’autres sports, mais que des sports avec des ballons : baseball, basket-ball… Je ne peux pas compter combien de vitres j’ai cassées. Ma mère avait fixé une règle claire : ok pour jouer au ballon tout le temps, mais dehors, pas dans la maison.
Ton père t’emmenait au stade ? Mes parents étaient très pris par leur travail, donc je n’avais pas l’occasion d’aller au stade avec l’un ou l’autre. Ce qui fait que je n’ai pas grandi avec un esprit « supporter » de quelconque équipe.
La Coupe du monde 2018, tu la sens comment ?Déjà, il faut que je sois sélectionné. Je considère que ma place n’est pas encore assurée, il y a d’autres joueurs qui postulent. Et puis le football, c’est un sport d’équipe, donc j’espère que nous jouerons en équipe, que nous aurons un bel équilibre collectif. Un bon résultat pour nous, ce serait déjà de sortir de notre groupe. Oui, aller en huitièmes de finale, ce serait bien. Vous savez quelles sont les autres équipes dans notre groupe ? Allemagne, Suède et Mexique. C’est un groupe difficile…
Pour un joueur asiatique qui débarque en Europe, la qualité de jeu est importante, mais la faculté de s’adapter à la vie européenne l’est tout autant…Les deux grandes clés, c’est la relation avec les autres joueurs, et réussir à s’adapter à la vie dans le pays d’accueil. M’adapter à Dijon, cela a été assez rapide, je me sens vraiment bien ici, dans la vie quotidienne. J’ai passé du temps à essayer d’observer et comprendre la culture française plus qu’à essayer de partager la mienne. Par exemple en France, j’aime bien le fait que les gens dans la rue te saluent même si tu ne les connais pas. En Corée du Sud, la vie est trop stressante, les gens d’un même immeuble ne se saluent pas naturellement, il y a une distance. En France, vous n’avez pas cette distance, cela a été une très bonne surprise pour moi. Les gens sont très ouverts ici, conviviaux, c’est une bonne chose. Quand je vais au restaurant, je vois que les gens sont très respectueux les uns avec les autres. En Corée du Sud, tout est très formalisé.
Tu as suivi les Jeux olympiques d’hiver ? Les deux Corées ont défilé sous le même drapeau.Je crois que c’est un premier pas, je souhaite que cela permette d’établir une relation plus harmonieuse entre les deux pays. Je suis né dans cette situation, il y avait déjà la séparation entre les deux pays. Donc pour moi, la situation est normale, je n’ai pas de sensation de danger, je l’aurais peut-être eu si j’étais né avant la séparation entre les deux Corées. Mais là, c’est pour moi la situation de toujours, et donc beaucoup de Coréens comme moi vivent la situation assez sereinement. On fait avec. Supposons que les deux Corées veuillent se faire la guerre. Autour de nous, il y a trop de complications, trop d’acteurs comme les États-Unis ou la Chine, trop d’enjeux, qui font que ce ne serait pas possible. On s’efforce à ne pas voir la guerre potentielle, on s’efforce à ne pas voir. On vit comme si la menace n’existait pas, car de toute façon on n’a aucune influence sur les événements.
Dans le film Joint Security Area, des soldats sud-coréens et nord-coréens fraternisent. Les gens du sud et du nord comprennent encore pourquoi ils sont divisés en deux pays, ou sont-ils dépassés par ce conflit ? La génération d’avant a vécu la Guerre de Corée. Ma génération, on l’a apprise à l’école.
Le sentiment des deux générations par rapport à cette séparation est radicalement différent. C’est difficile d’expliquer ma vision des choses, je ne pose pas la question « est-ce deux pays différents ou un pays divisé ? » On vit avec, on fait abstraction… C’est une situation regrettable, surtout pour les familles qui ont des membres des deux côtés. Mais si la situation perdure, ce lien humain va disparaître petit à petit avec les générations. Dans cinquante ans, combien de familles auront des membres des deux côtés ? Je souhaite la réconciliation et la réunification, mais je ne peux pas dire si c’est réalisable. Tout ça, c’est de la politique, et la politique, c’est compliqué. Je connais mieux le football que la politique.
Propos recueillis par Nicolas Jucha, à Dijon
Traduction coréen/français par Esther Wang