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Khadim N’Diaye : « On va mourir les armes à la main »
Gardien du Sénégal, le vétéran Khadim Ndiaye nous présente ici son parcours cabossé, entre goût de la simulation, crochets sur Samuel Eto’o, essais en Europe et bagarres de rue. Avec une certitude sur la Coupe du monde en Russie : « Ça va saigner. »
Commençons d’emblée avec ta légendaire simulation à la CAN 2017 lors d’un match contre l’Algérie. Un croche-patte que tu t’auto-administres avant de rester au sol pendant plus d’une minute. Peux-tu nous décrypter ce geste ?C’était la fin du match, l’Algérie poussait fort, et l’équipe était fatiguée. Il fallait gagner du temps, permettre à mes coéquipiers de souffler. On était déjà qualifiés, on avait mis les remplaçants, donc dans l’absolu, je n’étais pas obligé de le faire. Mais c’était mon seul match de la compétition, je voulais éviter la défaite et les critiques.
C’est un geste que font souvent les attaquants pour obtenir des penaltys… Je m’étais déjà entraîné à le faire, car j’étais joueur de champ dans ma jeunesse. Quand ce n’est pas trop flagrant, ça paye. J’ai un peu hésité au moment de le faire, puis je me suis dit que je ne risquais pas grand-chose. Au pire, un carton jaune pour gain de temps, mais il ne pouvait pas y avoir penalty. C’était un risque calculé.
Grâce à cette inspiration, le magazine France Football t’a élu plus grand simulateur de l’histoire, devant des clients comme Ravanelli, Busquets, Suárez et Rivaldo. C’est une fierté pour toi ? Oui. C’est bien, c’est une bonne chose. C’est beau d’être le meilleur dans un domaine, c’est une satisfaction. (Rires.) La triche fait partie du jeu, il n’y a qu’à voir Maradona et Messi qui ont marqué des buts de la main, ou Thierry Henry contre l’Irlande… Même dans mon club, ils m’en parlent encore, ils me demandent : « Mais comment as-tu pu t’en tirer ? » J’ai simplement dit à l’arbitre que j’avais mal à la cheville.
Tu étais remplaçant à la CAN. Depuis, tu as gagné ta place de titulaire en sélection, en réalisant de solides performances lors des éliminatoires, notamment contre le Cap-Vert ou l’Afrique du Sud…
J’ai joué à cause des blessures, mais je n’ai remplacé personne. J’ai saisi ma chance et j’ai donné mon addition pour la qualification. Bien sûr, je n’ai pas envie de me contenter de ça, mais en football, tout ce que tu fais appartient au passé. J’ai la chance d’être dans les 23 et je travaille dur pour mériter la confiance du coach pour la Coupe du monde. On ne sait pas ce qui va se passer, je ne suis pas sûr d’être titulaire. En club, on peut me forcer à jouer même blessé, mais en équipe nationale, il y a tellement de concurrence, le sélectionneur peut piocher dans un vivier immense… Il faut rester prudent. Le club dont tu parles, c’est l’Horoya FC, un club mythique récemment sacré champion de Guinée pour la 15e fois, au bout du suspense… C’est un club de Matam, une des cinq communes de Conakry. Le président Mamadou Antonio Souaré a pris la tête du club en 2012. C’est un homme d’affaires qui est prêt à intercéder pour le bien de son pays et qui n’attend rien en retour. Grâce à sa fortune, il a permis l’arrivée de joueurs de haut niveau, il y a des Sénégalais, des Congolais, des Guinéens, des Burkinabés. Le recrutement est panafricain, un peu comme au TP Mazembe. L’objectif qu’il s’est fixé, quand il a pris l’équipe, c’était d’entrer dans les phases de poules de la Ligue des champions dans les cinq ans. Et cela s’est réalisé.
Au niveau du championnat, Conakry est une ville animée par une rivalité incandescente entre trois clubs : l’Horoya, le Hafia et l’AS Kalloum, les trois équipes les plus titrées du pays.Quand je suis venu ici, j’ai adhéré avec le peuple, et je commence vraiment à apprécier cette concurrence. Entre l’Horoya et le Hafia, la rivalité est saine. On joue le match, c’est tendu sur le terrain, mais il n’y a pas de problème une fois la rencontre terminée. En revanche, si on joue contre l’AS Kalloum, il n’y a même pas de salutations, pas de collaboration, rien du tout. (Rires.) Ce sont des jaloux.
Il y a de quoi puisque vous avez remporté six fois le championnat sur ces sept dernières années… Oui, nous sommes les meilleurs. Mais depuis que je suis arrivé, en 2014, le niveau du championnat augmente. Il y a quelques années, on pouvait enchaîner les 4-0, mais désormais c’est plus difficile. Les matchs, on ne les gagne pas comme ça, attention. Cette saison, c’étaient des 1-0, des 2-1, des matchs au couteau. Des joueurs étrangers arrivent dans les autres équipes pour nous concurrencer et ça tire tout le monde vers le haut.
Tu sembles très attaché à tes couleurs. Tu as récemment déclaré à la presse locale : « Même si le Real me voulait, je ne quitterais pas Horoya. » En fait, c’était dans le sens figuré. (Rires.) Plus sérieusement, je suis très attaché à l’Horoya et je m’en contente. Ce sont eux qui m’ont relancé à un point mort de ma carrière. Ils m’ont donné le temps de jeu et la confiance qui m’ont permis d’être compétitif.
Tu as été élu meilleur gardien et meilleur joueur étranger du championnat pour la troisième fois d’affilée. Tu n’as jamais essayé d’aller en Europe ?Si, en 2012, j’ai failli signer à Kalmar, en Suède. Je n’aime pas trop me le rappeler. Je suis venu, mais rien n’a marché.
Le titulaire, c’était Etrit Berisha, qui est à l’Atalanta aujourd’hui. J’ai fait de bons matchs là-bas avec la réserve, on a discuté salaire et contrat, ils m’ont demandé de revenir sous quinze jours. Il fallait que j’aille à Abidjan prendre un visa long séjour pour la Suède. Ils voulaient me prendre, mais ça a traîné à cause d’un dirigeant du football sénégalais qui était trop gourmand, il voulait plus que les 45 000 dollars que le club proposait. Finalement, ils avaient le choix de me prendre ou de garder un Brésilien de 19 ans qui était trop fort, et finalement je suis resté à quai.
Cela reste une grosse déception ? Non, ce n’était pas ma chance, je ne devais pas signer là-bas.
Pour les jeunes footballeurs africains, l’Europe reste perçue comme l’eldorado. De nombreux intermédiaires véreux en profitent et les arnaquent à la chaîne. Je le répète à tous mes jeunes frères : méfiez-vous des faux agents. N’écoutez pas leurs fausses promesses et concentrez-vous sur le terrain. Le football te prendra de toute façon si tu es bon. Le plus important, c’est de s’entourer de personnes honnêtes. Entre la personne qui dit : « je vais essayer de te trouver un club » et l’autre qui va dire : « je vais t’amener à Galatasaray ou Manchester United » , je préfère la première solution. Les mecs qui prennent ton argent en disant qu’ils vont t’emmener quelque part, c’est de la connerie, je ne les fais pas manger. Personnellement, je n’ai jamais eu d’agent. C’est moi qui gère mes trucs.
Du coup, tu seras un des rares joueurs de la Coupe du monde à évoluer en Afrique sub-saharienne… Récemment, j’ai pensé à ça, oui. On est peu de joueurs à avoir cette chance, il y a le gardien du Nigeria aussi je crois. C’est une chose extraordinaire, mais ce sera un gros challenge. C’est un défi de représenter le football africain. Les gens vont voir que les joueurs qui jouent en Guinée ou au Nigeria savent ce qu’ils font.
Robert Kidiaba était lui aussi un portier très talentueux, et lui non plus n’a jamais connu l’Europe. Il a récemment déclaré que tu avais des « qualités exceptionnelles » .
Cela me fait très plaisir. C’est quelqu’un que j’ai toujours estimé. Lui, il a passé toute sa carrière au TP Mazembe, avec le président Moïse Katumbi. Il aurait pu évoluer dans les plus grands championnats, il a fait le choix de rester en Afrique. J’ai eu la chance de jouer contre lui, quand j’étais jeune, lors des éliminatoires de la CAN 2012. On avait gagné 4-2.
Ce qui nous ramène presque dix ans en arrière, au moment de tes premières sélections nationales. Officiellement, j’ai 13 sélections, mais j’ai fait plus de 50 rassemblements. J’ai commencé en 2009, à la suite de mon titre de champion du Sénégal avec l’ASC Linguère. Maintenant, cela fait trois ans que je suis là à chaque fois.
Au Sénégal, avant de devenir professionnel, tu as commencé ta carrière dans les navétanes, un tournoi amateur qui concurrence sérieusement le championnat local. Oui, j’ai intégré le Saint-Louis Football Center en 2001 et suis resté jusqu’en 2006-2007. On a gagné le titre en cadet, le public avait sa chanson pour moi. Au Sénégal, les navétanes sont beaucoup plus considérées que le championnat, que très peu de monde regarde. La ferveur qui entoure les matchs n’a rien à voir.
Comment tu expliques cette popularité ?Dans le championnat, tu joues plus région contre région, alors que les navétanes, c’est quartier contre quartier, voisins contre voisins. Il y a d’énormes rivalités, ça dégénère parfois. C’est la folie. Des fois, au sein d’une même famille, un frère va supporter l’équipe A, l’autre l’équipe B. Le jour du match, tu sais que ça va être tendu, que le public va être chaud.
À l’époque, tu n’étais pas gardien, mais attaquant…Tu peux demander à quiconque de mon âge, j’étais plus technique, plus costaud, meilleur que tout le monde. Seulement, après, je suis devenu gardien de but. J’ai dépanné dans les cages lors d’un match, et ils ont fait ma licence en tant que gardien. Du premier tour à la finale, je n’ai pas encaissé le moindre but. Du coup, je me suis dit : « Ah c’est possible » et j’ai commencé à m’entraîner sérieusement à ce poste. J’ai reçu le maillot de Fabien Barthez, mon idole, d’un pote qui était allé en vacances à Marseille.
Aujourd’hui, ton passé de joueur de champ te permet d’être assez sûr balle au pied…
Mes coéquipiers ne s’inquiètent jamais pour me faire la passe. Quand j’ai fait le crochet à Eto’o à la CAN 2012, j’ai montré qu’on pouvait être tranquilles. Feinte de dégagement et crochet. (Rires.) C’était vraiment beau. J’ai été critiqué dans les médias pour ce geste, les gens disaient que je n’avais pas la maturité, mais pour moi, ne pas perdre le ballon, c’est une qualité importante pour un gardien moderne. Tu as vu le jeu au pied de Neuer ? Jamais un dégagement. Mais à l’époque, ce n’était pas encore entré dans les mœurs, fallait dégager en touche.
Tu mets la misère à quelques coéquipiers à l’entraînement ? Ça dépend. Si on me le demande, je le fais. Je prends mes responsabilités. Dans le petit jeu, pour faire une passe, je peux faire à gauche à droite, j’ai la lucidité. Je ne panique pas, je suis serein, ça permet de prendre les bonnes décisions au dernier moment.
Quelles sont tes autres qualités en tant que gardien ?Ma principale qualité, c’est que j’aime travailler. Si je travaille bien, je sais que je peux arriver en tout.
Et tes défauts ?
On ne peut pas être parfait à 100%. Mon ancien entraîneur, Adama Traoré, jugeait que j’avais des problèmes au niveau de la concentration pendant les matchs. Il m’a beaucoup fait travailler sur ce point. Il a connu le haut niveau, il m’a préparé sur beaucoup d’aspects mentaux. À l’époque, je lui ai demandé comment faire pour mieux se concentrer. « Ne te laisse pas distraire » , qu’il m’a dit. « Quand tu joues un match de football le samedi, laisse les femmes, laisse les potes, concentre-toi sur le ballon, et après, quand c’est fini, tu fais ta vie. » J’ai essayé, et ce n’était pas facile. (Rires.) Mais j’ai réussi. J’ai eu des résultats positifs par rapport à ça. C’est important, car le poste de gardien de but est très exposé. Quand tu fais un bon match, ta famille est fière, ton président te respecte, ton pays te respecte. Mais quand tu n’es pas bon, tu es insulté.
Parlons un peu de ton enfance. Tu es originaire de Saint-Louis…Je suis né à Saint-Louis, mais j’ai grandi à Louga, avec mon père et ma mère. J’y faisais mes études, mais à chaque vacance, depuis l’enfance, je retournais voir ma grand-mère à Saint-Louis. Ma carrière de footballeur, c’est à Saint-Louis que je la dois, c’est là où tout a commencé pour moi.
Tu as eu une adolescence assez agitée. Ta mère racontait dans un article : « Khadim aimait trop le sport, il faisait le tour de la ville pour disputer des rencontres avec ses camarades, mais je ne voulais pas qu’il sorte de la maison, car il était très turbulent, il se battait pour rien. C’était la terreur de ses camarades. » Tu peux nous en dire plus ? Oui, elle a raison. J’étais terrible étant enfant. Je faisais du tort aux gens. Je cherchais les problèmes. Matin, midi, soir, je faisais le tour de la ville pour aller jouer. Cela commençait à 8h. On jouait pour 100 francs, 200 francs, et ça créait des problèmes. Je me battais, c’était comme ça.
Ta mère avait l’habitude de mettre dans sa chambre un pot de pièces de 10 francs CFA dans le but de dédommager tes victimes.
Oui. Il y avait beaucoup de pièces. (Rires.) Je me battais tous les jours, je lui ai fait perdre beaucoup d’argent quand même. Je faisais partie d’une petite bande. La nuit, on fabriquait des armes, des flèches, et on se bagarrait. On se combattait. Je ne veux même pas me le rappeler, j’ai fait trop de conneries. Heureusement, le football m’a sauvé.
À la même époque, elle raconte aussi que tu as donné une sandale à un mendiant, ce qui tend à prouver que tu as toujours eu bon cœur quand même… Les enfants, les mendiants, ils sont toujours avec moi, ils ont toujours été mes amis. Je les aime de tout mon cœur. Dans la vie, je pense qu’il n’y a que ça. En ce moment, en Guinée, je vis avec plus de six personnes. Je ne les connais même pas, je les ai rencontrées ici, en Guinée. Mais je les traite comme mes frères, de même père et de même mère. Je suis comme ça.
La solidarité, c’est une des qualités de la sélection nationale. Vous semblez très soudés.On est une belle bande de copains, assez hétéroclite, avec beaucoup de joueurs qui viennent de structures assez différentes. On a des stars qui jouent la Ligue des champions en Europe et d’autres qui jouent à des échelons plus modestes, mais on est une famille. Pendant les regroupements, on peut rester discuter jusqu’à une heure ou deux heures du matin. On fait tout ensemble. C’est notre force. On n’est pas 23 personnes, mais une seule et même personne à 23 têtes. On se bat ensemble, on crève ensemble.
On sent un énorme engouement dans le pays à l’orée de votre deuxième Coupe du monde, seize ans après la génération Diouf. C’est une fête. Maintenant, il faut enchaîner. On a les armes nécessaires pour mettre l’Afrique à l’honneur. On a quelque chose que nos adversaires n’ont pas : la grinta africaine. (Rires.) Je peux vous l’assurer : on va mettre le paquet en Russie. On va mourir les armes à la main. Ça va saigner, hein.
Avec la Colombie, le Japon et la Pologne, votre groupe semble assez homogène…
Même si on avait le Brésil, l’Allemagne, l’Espagne, l’Argentine, ça ne changerait rien. Le tirage a parlé : « Vous les Sénégalais, qui vous êtes qualifiés pour ce Mondial, je vous sers dans votre plat ces trois équipes. Maintenantl c’est à vous de voir si vous voulez manger. » Va-t-on vivre ou mourir ? Difficile à dire : on ne sait pas si c’est poison ou bon aliment. (Rires.) On va goûter quand même. Sur le terrain, on sera onze contre onze, donc on verra bien.
Il y a un adversaire qui t’inquiète plus que les autres ? Dans notre poule, l’équipe qui m’inquiète le plus, c’est le Sénégal. On est capables du meilleur comme du pire.. Mais on est des Sénégalais, il n’y a rien qui nous fasse peur.
Et puis, vous avez Sadio Mané… C’est un petit génie. Il est jeune, mais c’est un vrai leader, de haute qualité et de grande classe. Tout le monde le respecte. Tu sais ce qu’il a fait récemment ? Kara Mbodj s’est blessé et Sadio a insisté pour prendre en charge ses frais médicaux. C’est un geste qui a fait pleurer Kara. C’est symptomatique de Sadio : il est gentil, il aime ses amis, il est humble. Il ne se prend pas pour une star, il se rabaisse toujours, il essaie de passer inaperçu. Pourtant, sur le terrain, tu ne vois que lui. C’est mérité, car à l’entraînement, il bosse et il répète sans relâche, il ne fait rien à l’improviste. Quand il est là, cela me rassure, car je sais qu’on ne sera jamais battus 1-0, puisqu’il va toujours marquer ou faire marquer. Il est de la trempe d’Eden Hazard ou de Lionel Messi, c’est lui qui fera la différence. À ma charge de ne pas prendre de buts et on ira loin tous ensemble.
Tous propos recueillis par Christophe Gleizes