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Khadija Shaw, sur un coup de tête
Avant de rejoindre Bordeaux, avec qui elle s'est engagée vendredi, Khadija "Bunny" Shaw s’apprête à affronter le Brésil dimanche pour ce qui sera le premier match de l'histoire de la Jamaïque en Coupe du monde. Un aboutissement pour cette attaquante qui a surmonté de nombreuses épreuves.
Il faut parfois du temps pour réaliser ce qu’il vient de se passer. Quitter le terrain, les célébrations, et prendre du recul. Ou reprendre ses cours à l’université du Tennessee, comme Khadija Shaw. « Oh mon dieu, je m’en rappellerai toute ma vie, se marre Brian Pensky, coach de l’équipe de soccer féminine des Tennessee Volunteers. Elle est venue dans mon bureau, s’est assise sur le canapé et m’a regardé en secouant la tête. Elle répétait : « Je n’y crois pas, coach. Je n’y crois pas. La Coupe du monde ! Je n’y crois pas ! » » Octobre 2018, l’équipe féminine de Jamaïque vient d’empocher le premier ticket mondial de son histoire contre le Panama au terme d’une soirée éprouvante. L’ouverture du score de Shaw – de la tête, l’un de ses points forts – n’aura pas suffi à éviter la redoutée séance de tirs au but. Pas de quoi arrêter les Reggae Girlz (2-2, 2-4 aux t.a.b.). « C’est le rêve de tout enfant, embraye Pensky. Et en Jamaïque, vous n’en rêvez pas, parce que ça ne semble même pas possible. Ce n’est pas réel. » Pourtant, les voici prêtes à affronter le Brésil, dimanche, à Grenoble. Avec en chef de file Khadija « Bunny » Shaw, 22 ans, 19 pions en douze apparitions pendant la phase de qualification et un statut de meilleure buteuse à la clé.
Interdite de ballon rond
C’est à Spanish Town, ville de Jamaïque où la corruption et la violence bouleversent la vie locale, que Shaw grandit. Ses frères tapent le cuir dans la rue ou au terrain du coin, quand la gamine s’en voit interdire la pratique par une mère inquiète. Jusqu’à ce que Bunny – un surnom attribué par son frère Kentardo à cause de son amour inégalé pour les carottes – arrive à convaincre l’un de ses frangins de lui apprendre le jeu. Tout s’enchaîne. Vers douze ans, elle est remarquée par la Fédération de Jamaïque de football et intègre les équipes de jeunes du pays. « C’est là que ma mère m’a dit : « OK, va jouer ! Va sur le terrain ! » » , racontait la joueuse dans les colonnes du Guardian en décembre dernier. Elle décide ensuite de partir aux États-Unis, aidée d’une bourse, et enfile pendant deux ans la tunique de l’Eastern Florida State College.
C’est là que Brian Pensky la découvre, puis la recrute pour les deux années à venir. « Quand je l’ai vu jouer, j’ai pensé deux choses, se remémore son coach. La première, c’est qu’elle était unique. La deuxième, qu’elle avait besoin d’être plus proche du but. Elle a toujours voulu être une n°10, mais je pensais qu’elle devait être une n°9. Parce que les défenseurs ne peuvent pas l’arrêter, ses capacités sont trop spéciales. » Sa grande taille (1,80m) lui permet de dominer la plupart de ses adversaires, ce qui fait d’elle une joueuse de tête redoutable. Pensky : « En plus de ça, elle est athlétique, très rapide, avec un excellent toucher de balle. »
L’envie d’abandonner
Reste qu’elle a encore de nombreuses choses à apprendre sur son nouveau rôle et la façon dont un véritable renard se comporte. « Bunny a commencé à comprendre que les meilleures avants-centres du monde ont la mémoire courte, analyse le coach. Elle est frustrée lorsqu’elle rate une occasion ou un but. Mais c’est normal de rater. Il faut directement penser à l’occasion suivante. » Cette soif de réussite, elle la tient surtout de son histoire personnelle. Cette « gamine au sourire qui vaut un million de dollars » (Pensky) a perdu quatre frères, dont trois à cause de la violence des gangs, puis deux neveux. « Cela m’a rendu plus forte, juge-t-elle. Et même si c’était une période difficile, cela m’a aidé. Je ne l’aurais pas pensé sur le moment. Mais maintenant, en voyant ce que j’ai accompli, sachant ce que j’ai perdu, je dirais que cela m’a vraiment aidé. Pourtant, c’était dur. Je ne pouvais pas me concentrer à l’école, j’y pensais juste tout le temps. Ma mère m’appelait constamment. Je disais à ma famille que je voulais rentrer à la maison, et ils disaient : « Non, tu dois rester ! Tu dois améliorer les choses pour toi et pour nous. » Donc je me suis dit : « OK, respire un bon coup. » »
Son diplôme de communication en poche, Khadija Shaw va maintenant se poser dans l’Hexagone. Pour le Mondial, bien sûr, mais aussi pour découvrir le monde professionnel avec les Girondins de Bordeaux. « En France, ce sera plus technique que son expérience aux États-Unis, observe Pensky. C’est très bien pour elle, puisque c’est une joueuse technique et cérébrale. » Il sourit : « J’ai le sentiment qu’elle peut aller très, très haut. J’ai hâte de voir où elle sera dans quatre ans. » Peut-être assise sur le canapé dans le bureau d’un coach, à apprécier d’autres réalisations un temps inimaginables.
Par Cindy Jaury
Propos de Brian Pensky recueillis par CJ.