- D1 Arkema
- J-10
- Paris FC-Bordeaux
Khadija Shaw : « L’écart entre Lyon et Bordeaux n’est pas si énorme »
Débarquée en Gironde cet été, Khadija « Bunny » Shaw, 22 ans et déjà meilleure buteuse de l'histoire de la sélection jamaïcaine, s'est plutôt bien adaptée au championnat de France. Auteure de 8 buts en 9 matchs, elle compte bien prouver à la France que l'hégémonie lyonnaise n'est pas une fatalité. Le Paris FC, qui reçoit Bordeaux ce samedi (14h30), est prévenu.
En juin dernier, vous avez signé un contrat de deux ans avec les Girondines. Comment se passe la vie à Bordeaux ?Tout va bien, même si évidemment, l’ambiance et la météo ne sont pas les mêmes que ce dont j’ai l’habitude sur mon île. Mais la pluie ne me dérange pas trop, vu que je ne sors pas beaucoup de chez moi.
Comment s’est faite votre arrivée à Bordeaux ?J’effectuais ma dernière année à l’université du Tennessee, et puis en octobre, avec la Jamaïque, nous nous sommes qualifiées pour la Coupe du monde, donc j’ai dû m’attacher les services d’un agent. Au printemps, il m’a annoncé que les Girondins étaient intéressés. Donc nous nous sommes assis pour discuter du projet, de ce que le club voulait construire, et cela m’a plu tout de suite. Je ne sais pas vraiment comment ils m’ont repérée, j’avais d’autres offres, mais leur projet m’a tout de suite emballée. Donc j’ai décidé de tenter ma chance ici.
Quel est ce fameux projet ?Déjà, il y a un nouvel entraîneur (Pedro Martínez Losa, arrivé d’Arsenal en début de saison, N.D.L.R.), qui a tout changé. Surtout d’un point de vue tactique. Les nouvelles expériences m’intéressent toujours. Aux États-Unis, le travail est surtout basé sur la musculation et le fitness, tandis qu’ici, on insiste sur la tactique et la technique. Et ce que j’aime dans le foot, c’est l’aspect technique. Donc lorsqu’on m’a expliqué ça, j’ai tout de suite été intéressée.
Vous vous êtes fixé des objectifs, en arrivant en France ?Aider l’équipe à aller le plus haut possible, et ce à tout prix. Bordeaux doit jouer les premières places.
Après 9 journées, vous êtes la deuxième meilleure buteuse du championnat, avec 8 réalisations…(Elle coupe) Vous me l’apprenez ! Je fais tout mon possible pour aider l’équipe à gagner, peu importe si je dois marquer 50 buts pour y parvenir. Bien sûr qu’en tant qu’attaquante, je veux être au top. Mais si l’équipe ne parvient pas à valider ses objectifs, même je suis la meilleure buteuse, ce sera une saison ratée. L’équipe passe toujours en premier.
Lyon et le PSG semblent très au-dessus des autres équipes. Comment pensez-vous qu’une équipe comme Bordeaux puisse réduire l’écart qui la sépare de ces deux monstres ?En jouant bien, tout simplement. Si tu joues bien, tu obtiens des résultats. Pour cela, il faut prendre les matchs les uns après les autres, et ne sous-estimer personne. Tout est une question de travail. Mais je ne pense pas que l’écart entre Lyon ou Paris et nous soit si énorme. La vraie différence entre ces équipes et la nôtre, c’est qu’elles sont très expérimentées, tandis que notre groupe est très jeune.
Vous aviez entendu parler des Girondins, avant d’y jouer ?Lorsque je jouais aux États-Unis, Kathellen Sousa (actuelle joueuse brésilienne des Girondines, N.D.L.R.) était une de mes rivales. Quand elle est partie jouer en Europe, je me suis renseignée pour savoir ce qu’elle devenait, et j’ai découvert l’existence de Bordeaux. En dehors de cela, je n’avais jamais entendu parler du club.
Même pas de l’équipe masculine ? Les joueurs qui sont affichés aux murs ne vous disent rien (l’entretien a lieu dans la salle vidéo du centre de formation, où sont accrochés des posters de Mavuba, Dugarry, Trémoulinas, Sertic et Dugarry) ?
Non.
Le plus vieux drapeau des Ultramarines est un drapeau jamaïcain. Ils l’agitent depuis 22 ans, et…(Elle coupe) Je l’avais remarqué lors de notre match contre l’Athletic Bilbao ! J’avais bloqué dessus. Pourquoi ont-ils ce drapeau ?
Vous n’avez pas une petite idée ?Non…
Ils aiment fumer…Alors ça a du sens.
La France est conforme à l’image que vous vous en faisiez ?Pour être honnête, je ne m’attendais pas à grand-chose. Je suis venue ici avec un esprit ouvert, sans idées préconçues. Ceci dit, je pensais que c’était un plus petit pays que cela. Enfant, je ne sais pas pourquoi, je rêvais de visiter la France. Donc lorsque j’ai appris que la Coupe du monde aurait lieu ici, je me suis dit : « OK, il faut qu’on se qualifie ! » Et maintenant, je joue ici. C’est un rêve que je suis en train de réaliser.
Justement, lorsque vous étiez enfant, comment avez-vous découvert le football ?En sport, la Jamaïque est surtout connue pour ses sprinteurs. Mais dans ma communauté, il n’y en avait pas. Il n’y avait que des enfants qui jouaient au foot dans la rue, avec deux pierres en guise de but. Les gens se réunissaient, il y avait de la musique, cela me fascinait. Je me demandais : « Mais qu’est-ce que ce sport a de si spécial ? Il faut que j’essaye. »
Donc vous avez commencé à jouer dans la rue, avec des garçons ?Oui, il n’y avait aucune autre fille, ce qui rendait l’affaire très compétitive. J’essayais de faire de mon mieux, tandis que les garçons y arrivaient plus facilement. Mais je ne lâchais pas, je voulais faire aussi bien qu’eux, et cela m’a fait progresser. Donc je ne regrette pas d’avoir joué avec eux, plutôt qu’avec des filles.
D’où vient votre surnom, « Bunny » ?
Enfant, j’adorais les carottes. En Jamaïque, la tradition veut que le dimanche, on mange du riz aux pois, avec soit du poisson, soit du poulet. Et moi, j’adorais boire du jus de carotte pour accompagner cela. Ma mère m’en préparait tous les dimanches. Donc sous l’impulsion d’un de mes frères, tout le monde à commencé à m’appeler « Bunny Rabbit » ( « Petit lapin » ). Et avec le temps, c’est simplement devenu « Bunny » .
En grandissant en Jamaïque, vous avez toujours rêvé d’être footballeuse professionnelle, ou cela vous semblait impossible ?Oui, j’ai toujours voulu devenir professionnelle. J’ai grandi en regardant jouer Ronaldinho et Ronaldo – parce que je ne jouais qu’avec des garçons, et que les garçons ne regardent pas de foot féminin, il n’y a que la Coupe du monde qui compte – et je trouvais ça tellement cool qu’ils en vivent !
En 2008, l’équipe jamaïcaine à été démantelée, avant d’être remise en place en 2014. Vous y croyiez encore à ce moment-là ?Oui, parce que quand j’étais plus jeune, l’équipe nationale n’avait pas encore été abandonnée. C’est lorsque j’étais au lycée, qu’ils l’ont arrêtée. C’est grâce à Cedella Marley, la fille de Bob Marley, qui a réuni les fonds nécessaires, que nous avons de nouveau une équipe nationale. Elle a fait un boulot extraordinaire. Il faut savoir qu’en Jamaïque, le football féminin est très faible. Toutes les joueuses internationales évoluent à l’étranger, il n’y a quasiment pas de championnat local.
Vous parliez de Ronaldinho, un joueur qui souriait sur le terrain, donnant l’impression de toujours s’amuser. C’est la même chose pour vous ?Je ne dirais pas ça. Je suis très compétitive, et parfois, quand les choses ne se déroule pas comme je le voudrais, je peux me mettre en colère, devenir agressive. Mais bon, finalement, c’est du sport, c’est marrant, c’est un bonheur de taper dans le ballon, d’être avec ses coéquipières.
En dehors de leur équipe nationale, les Jamaïcains supportent le Brésil ?Oui, parce que la dernière fois que les Reggae Boyz ont participé à la Coupe du monde, c’était en 1998, en France. Ça fait un bout de temps. Donc, je ne sais pas pourquoi, pendant les coupes du monde, une majeure partie de la population supporte le Brésil.
À 18 ans, comment vous retrouvez-vous à quitter la Jamaïque pour les USA, et l’Eastern Florida State College ?Au collège, en Jamaïque, je voulais arrêter le foot. Il y avait peu d’opportunités, et mes parents ne m’encourageaient pas vraiment à continuer. Je me disais que j’allais trouver un boulot classique, comme tout le monde. Mais j’ai été sélectionnée chez les U15 jamaïcaines, ce qui m’a amenée à voyager et à m’entraîner dur, et donc à progresser jusqu’à recevoir cette offre de l’EFSC. En Jamaïque, les études coûtent très cher, et on me proposait d’étudier gratuitement en Floride ! J’en ai parlé à mes parents, qui ont accepté que j’y aille. C’était une décision difficile à prendre, mais je ne le regrette pas.
C’était un rêve, de partir aux États-Unis ?Pas vraiment, parce que je quittais ma famille pour la première fois. Mais cela me donnait la possibilité d’être la première personne de ma famille à obtenir un diplôme universitaire. Donc j’ai fait ma valise, et j’y suis allée sans réfléchir. Ma famille me manquait énormément.
Quels métiers exercent vos parents ?Ma mère élève des volailles, et mon père est cordonnier. Grâce à lui, j’ai gardé la même paire de crampons pendant des années. À chaque fois qu’elle se déchirait, il la réparait.
Vous avez toujours joué avant-centre ?Je jouais milieu de terrain jusqu’à mon arrivée à l’université, où mon entraîneur pensait que je serais plus efficace en jouant plus près du but. Il m’a fait jouer numéro 9 et voilà où j’en suis !
Il a eu raison, vous êtes devenue une machine à marquer, et êtes aujourd’hui la meilleure buteuse de l’histoire de la Jamaïque, avec 40 buts en 27 sélections. Que ressentez-vous, lorsque vous marquez ?En tant qu’avant-centre, je veux toujours marquer, mais si je marque et que mon équipe perd… L’objectif n’est pas seulement de marquer, mais de faire un bon résultat. Donc je ne suis heureuse que si je marque et qu’on gagne. À ce moment-là, c’est une sensation de plénitude. L’équipe joue bien, je marque, on gagne le match… Que réclamer de plus ? Cela ne peut que me rendre heureuse.
Certains joueurs disent que c’est le meilleur sentiment au monde. Vous semblez plus mesurée…Cela dépend du match, de l’enjeu. Si c’est un derby, une finale, ou un match amical, la sensation diffère. Mais non, je ne dirais pas qu’inscrire un but procure la meilleure sensation possible.
Quelles sont vos objectifs ultimes ?Enfant, je rêvais de disputer une Coupe du monde et les Jeux olympiques. La Coupe du monde, c’est fait. Donc désormais, mon rêve le plus cher est de disputer les J.O. En Jamaïque, c’est la compétition reine, c’est au-dessus de la Coupe du monde. Mais cela ne va pas être facile, parce que dans notre zone il y a les États-Unis, le Canada, le Mexique, le Costa Rica… C’est le groupe le plus difficile, et il n’y a que deux qualifiés. Mais c’est le prix à payer pour que le foot féminin soit enfin reconnu en Jamaïque.
Propos recueillis par Mathias Edwards, au Haillan