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Keylor Navas, un roman national
Né dans un pays qui ne s’est jamais arrêté de vivre pour du football, Keylor Navas est pourtant le Tico le plus connu du monde. Et l’incarnation parfaite du roman national costaricien. Des sommets montagneux de son enfance aux marches du Festival de Cannes, l’histoire du nouveau gardien du PSG tient autant du dépassement de soi que du mysticisme. Car Keylor en est convaincu : Dieu a un plan pour lui.
C’était aussi une Coupe du monde, mais celle des filles. En 2015, un an après le quart de finale historique des Costariciens au Brésil (0-0, puis 4-3 aux tirs au but pour les Pays-Bas), leurs homologues féminines avaient brillé au Canada. Et, comme pour les hommes, leur gardienne n’y était pas étrangère.
Sauf que Dinnia Diaz a vite hérité d’un surnom, la « Keylor Navas féminine » , que certaines Ticas n’ont pas spécialement trouvé élégant. Comme si, dans les affaires du football du pays, il était difficile d’exister par soi-même, comme si tout devait s’envisager à l’aune des cent quatre-vingt-cinq centimètres étalons de la star de la sélection. Le Costa Rica ? Le pays de Keylor Navas. Gardien de but ? Le poste de Keylor Navas. Sa position dans les buts avant les matchs ? Pas celle du Christ sur la croix, mais celle de saint Keylor. Ainsi va la vie au pays des Ticos depuis que le capitaine de la sélection a rejoint la Maison-Blanche. « C’est l’une de nos trois légendes vivantes, avec Franklin Chang-Diaz, sélectionné comme astronaute par la Nasa en 1980, et Oscar Arias Sánchez, notre ancien président, prix Nobel de la paix en 1987 » , estime Jaime Ordoñez, le directeur de l’Instituto Centroamericano de Gobernabilidad.
Incarnation du storytelling de la nation
N’importe quel pays de cinq millions d’habitants d’Amérique centrale bomberait le torse de la même manière avec la présence de l’un de ses citoyens sous le maillot du PSG, sauf que le Costa Rica est, dans la région, une contrée à part. Une Suisse de l’Amérique centrale, au niveau de vie supérieur à celui de ses voisins, épargnée par la violence sociale qui frappe notamment le Nicaragua, le Honduras ou le Salvador. « On a moins besoin du football pour exister que d’autres nations de la même taille, analyse Jaime Ordoñez. C’est important, mais nous avons d’autres motifs de fierté, comme le fait d’être un pays pacifique, sans armée, avec la plus grande proportion de son territoire dédiée aux parcs nationaux, et ayant un bon système éducatif. »
Il n’empêche que Keylor jouit d’un statut d’icône intouchable. Un respect unanime qui tient à sa trajectoire personnelle d’outsider, depuis sa région d’origine de Pérez Zeledon jusqu’au Parc des Princes, en passant par les vestiaires du Bernabéu, et colle parfaitement avec le roman national et l’idée que les Costariciens se font d’eux-mêmes. Ils ont même une expression pour la désigner : Pura vida ( « Vie pure » , en VF), deux mots pleins de bienveillance pour se saluer. À la manière de Zidane, qui n’a jamais voulu endosser les trop lourds habits du symbole d’une immigration réussie en France, Keylor est, à ses dépens, une incarnation du storytelling de la nation, dont la popularité dépasse le cadre sportif.
Miroir et plafond de verre
N’importe quel habitant du pays a un avis sur le gardien de but, autant sur qu’en dehors du terrain. Et souvent loin des banalités d’usage. Hector Gonzalez est économiste, après avoir aussi suivi des études de philosophie.
Pour cet habitant du quartier de Moravia, au nord de la capitale, San José, « Navas tend un miroir dans lequel les Costariciens se regardent. Il a l’image de quelqu’un de propre et travailleur. Une manière de dire : « Si tu respecte les règles, tu seras récompensé un jour. » Il est aussi très discipliné. Ce n’est pas vraiment notre truc et nous l’envions pour ça, d’ailleurs, c’est la principale critique que nous faisons aux autres joueurs : ils ne sont pas assez sérieux à l’entraînement. » Daniel Cambronero connaît Navas depuis ses 15 ans. Ils étaient ensemble dans les équipes de jeunes du Deportivo Saprissa, le club le plus populaire du pays. Il est aussi le dernier Costaricien qui peut se targuer d’avoir mis le néo-Parisien sur la touche.
C’était en sélection des U17. Juste avant qu’il n’assiste à la genèse et la mise en orbite de « King Keylor » . « Il estimait ne pas être très bon du pied gauche. Ça ne me semble pas fondamental pour un portier, mais il a pourtant bossé pour avoir les deux pieds, comme un attaquant. Il est comme ça, il se fixe des objectifs et il travaille. J’ai toujours senti qu’il cherchait une forme d’excellence, mais sans la souffrance que ressentent certains, obsédés par la réussite. Depuis que je le connais, il est tranquille et constant. Ni joyeux ni triste. C’est quelqu’un d’équanime. Ce qui est important quand on est gardien, car on lutte contre ses émotions. » Numéro deux des Ticos au mondial 2014, Cambronero ne cache pas son admiration pour celui qui, selon lui, a brisé le plafond de verre du football costaricien pour le téléporter dans une autre dimension. « Son parcours démontre qu’on peut briser les barrières que l’on se fixe parfois sans raison. Il inspire tous les Costariciens, car chez nous, on se sent toujours loin du sommet » , estime le gardien de but, avant de rajouter : « Je crois bien qu’il est béni des dieux. »
Un enfant béni des dieux
De San José, il faut trois bonnes heures de voiture pour atteindre la petite ville de San Isidro. Un peu plus pour rejoindre le quartier San Andrés, son minuscule centre commercial, son église, son terrain de football champêtre avec des cages qui menacent de s’écrouler, et la toute petite école qui accueillait, en 1994, très exactement six étudiants. Mauricio, parti vivre aux États-Unis, Javier, devenu policier, Adrian, aujourd’hui professeur de mathématiques, Rafael, le médecin, et le regretté Michael avaient alors comme camarade un certain Keylor Navas. Un enfant effectivement béni des dieux dès le berceau. Car au moment de sortir du ventre de sa mère, une prof de religion, Keylor ne respire pas. Les médecins finissent par le réanimer en lui dégageant le trop-plein de liquide amniotique coincé dans ses bronches. Un miracle qui lui permet de grandir à l’ombre du Cerro Chirripo, la plus haute montagne du pays. Contrairement à Cambronero et à l’immense majorité de ses compatriotes, l’actuel Madrilène a très vite connu les sommets. Aux yeux des gens du coin, ce mur de roche immense obstrue pourtant leur champ des possibles.
Le Pérez Zeledon, une région semi-rurale qui a longtemps vécu de la culture de la banane, avant que la Standard Fruit Company, une multinationale américaine, ne réduise ses activités dans les années 1980, est ainsi l’une des seules du Costa Rica que les hommes quittent pour émigrer vers les États-Unis.
Freddy, le père de Keylor, petit-fils d’indigènes costariciens et modeste joueur du club Municipal Pérez Zeledon, est l’un de ceux qui sont partis chercher une meilleure vie du côté de Washington. Quelques mois plus tard, il revient au pays pour convaincre sa femme, Sandra, de le rejoindre dans l’aventure. Sans Keylor. « J’ai encore en tête le jour où j’ai dû le quitter à l’aéroport. Il m’a regardé le visage couvert de larmes pour me dire : « Ne partez pas, s’il vous plaît, ne me quittez pas ! » » Juan Gamboa, le grand-père, est alors chargé de veiller sur le gamin de 4 ans. Au fil des années, le vieil homme, très pieux, lui transmet ses meilleures techniques de pêche, la valeur du silence et, surtout, la foi en Dieu. « Keylor et moi, on se ressemble beaucoup, jure-t-il. On est plutôt du genre taiseux tous les deux, mais il y a une grande différence entre lui et moi : son mental. Il a toujours eu les idées claires, il obtient toujours ce qu’il veut. Rien ne l’arrête. »
« Un gamin petit, maigre, avec une tête de métis »
Surtout pas cet essai au Municipal Pérez Zeledon. Jugé trop petit pour le poste de gardien de but par le club dont le stade porte aujourd’hui son nom, Keylor, 12 ans, se console en poussant les portes d’un autre : le Pedregoso Adefip. « J’ai vu arriver un gamin petit, maigre, avec une tête de métis et l’air un peu inquiet » , se rappelle Didier Ureña Rojas, l’un de ses entraîneurs à l’époque. Au bout de quelques séances, ce dernier réalise que Keylor est l’exact opposé une fois installé dans les buts. « L’enfant timide se transformait en adulte discipliné une fois qu’il entrait sur la pelouse. C’était une sorte de leader discret, un coéquipier modèle qui essayait de tirer les autres vers le haut. » Problème : son éclosion passe complètement inaperçue aux yeux de ceux qui font le football costaricien. Il faut dire que la province de Pérez Zeledon, historiquement peu portée sur le futbol, n’a jamais été l’un de leurs viviers de prédilection. Le collège privé de San Andrés propose tout de même une bourse d’étude au jeune Keylor. Et là, les planètes s’alignent lorsque le bon élève remporte avec l’équipe de son école le championnat national de futsal. Dans la foulée, l’adolescent de 14 ans est enrôlé par le Deportivo Saprissa, le plus grand club du pays.
À San José, il arrive sur la pointe des pieds, tels ces migrants de l’intérieur qui doivent d’abord apprivoiser les codes de la capitale avant d’imaginer faire leur trou. « Il descendait de sa montagne et, comme tous les gamins de province, il baissait le regard quand on lui parlait, se souvient Roger Mora, son coach à l’époque.
Ses trois premiers mois ont été durs, il avait envie de retrouver ses racines, ce qu’il a fait pendant un moment, pour réfléchir. Quand il est revenu, il avait compris que la ville était un lieu de compétition et de lutte, mais aussi l’endroit qu’il devait rejoindre pour réaliser de grandes choses. » Plus facile à dire qu’à faire. Mais, petit à petit, l’Indien dans la ville commence à regarder ses coachs dans les yeux et à devenir un adolescent comme les autres. « Il était à un moment où les tentations de la vie font surface, sourit Mora. Parfois, il n’avait pas envie de se jeter au sol parce qu’il considérait que le terrain était trop dur. J’ai dû m’énerver contre lui plus d’une fois pour le remettre dans le droit chemin, mais après, il déployait deux fois plus d’énergie. Il avait juste plus faim que les autres de par ses origines. » Cette grinta tout en retenue permet à Navas de débuter dans l’élite locale à 18 ans, le 6 novembre 2005, à l’occasion d’un match entre le Saprissa et le Carmelita. Six championnats costariciens plus tard, le portier traverse l’Atlantique pour rejoindre l’Espagne et Albacete, alors en deuxième division.
La théorie du flipper
Bien qu’il soit titulaire, sur place, Carlos Cano, l’entraîneur des gardiens, lui fait vite comprendre qu’il lui reste encore pas mal de chemin à parcourir pour aspirer à la première division. « Il était rapide et explosif, mais il n’avait pas beaucoup de muscles, analyse l’Espagnol. Il n’aimait pas la muscu, et il a fallu lui faire comprendre que c’était dans son intérêt d’en faire pour résister aux chocs aériens. » Le dépucelage européen du Costaricien se solde par la relégation de son club en fin de saison. Navas quitte alors la Mancha de Don Quichotte pour la côte valencienne et Levante, où il restera deux longues années sur le banc de touche, avant de finalement souffler le titre de meilleur gardien de Liga au Belge Thibaut Courtois et à l’Argentin Willy Caballero. Deux ans pendant lesquels Luis Llopis, son coach, devenu aujourd’hui celui du Real Madrid, prépare Navas au pire. Il le faut, car Levante a l’une des plus mauvaises défenses de Liga.
Alors, à l’entraînement, Llopis place quotidiennement des obstacles dans la surface et quelques autres sur la ligne de but avant de bombarder Navas à l’aide de ses assistants. Une sorte de théorie du flipper appliquée au football que le portier sud-américain goûte volontiers. « On dit que les gardiens sont fous par nature, mais pas moi, explique-t- il. J’ai besoin de me rassurer par le travail, ça me donne l’impression de minimiser les risques. » Et d’être, en 2014, le premier joueur de l’histoire de son pays à rejoindre le Real Madrid. Pour la plus grande fierté des Cotariciens. « Notre pays se définit en quatre valeurs essentielles : l’humilité, la religion, le sens du travail et l’art du consensus, assure Jaime Ordoñez. Si l’on synthétise tout ça et qu’on secoue, on obtient Keylor Navas. »
La Croisette et les marches
Le directeur de l’Instituto Centroamericano de Gobernabilidad va même plus loin, comparant le gardien de but à… Diego Maradona. N’importe quoi ? Pas vraiment. « À l’instar de Maradona, Keylor est une synthèse du personnage central du roman national. Diego était la représentation ultime de l’idiosyncrasie argentine. Ses compatriotes pouvaient se reconnaître dans son talent, ses excès, parce qu’ils sont comme ça.
Navas, dans un style complètement différent, représente la même projection. C’est le gars next door parvenu au sommet grâce à des qualités qui sont celles revendiquées par la société costaricienne. » Pas étonnant, donc, que le principal intéressé ait déjà eu droit à son biopic. Intitulé Hombre de fe (Homme de foi, en VF), le long-métrage a réalisé le « deuxième meilleur score pour un film costaricien » , selon sa réalisatrice, Dinga Haines. Cette dernière était récemment à Cannes avec Navas pour présenter le film sur la Croisette. Les marches ? C’est justement ce qui intéresse Haines depuis le départ. « Il suffit d’aller à Pérez Zeledon pour voir la destinée épique de Navas, explique-t-elle. À 7 ans, il s’amusait à commenter des matchs dans lesquels il évoluait pour le Real. Comme des millions d’autres gamins dans le monde, mais dans son cas, ça a une saveur particulière. Avec lui, on aurait pu faire le film classique de l’enfant modeste qui joue devant chez lui avant de devenir une star planétaire. Je voulais plutôt raconter son destin dans ce qu’il a de significatif : sa solitude, sa patience, son abnégation et son rapport à l’adversité. »
Les dinosaures et les romans
Pendant les neuf saisons que Navas a passées en Espagne, le degré d’adversité n’a cessé de grimper. À Levante, c’est d’abord son passeport qui a posé problème. Passé l’étape de la défiance des amateurs de Liga, pour qui le Costa Rica est avant tout un décor exotique dans lequel s’est tourné Jurassic Park, le gardien a ensuite dû supporter des critiques envers sa foi. « Ici, les gens me considèrent comme un taré lorsqu’ils me voient prier sur le terrain, regrette Navas. Ils tentent de me déstabiliser en me criant dessus ou en disant que Dieu n’existe pas, mais ça ne m’atteint pas. Au contraire, ils renforcent ma foi. »
Puis, à plusieurs reprises lors de sa période madrilène, l’opinion publique et les médias espagnols ont attaqué ses performances, quand ils n’appelaient pas carrément à son remplacement par un gardien plus talentueux, ce qui a notamment conduit au recrutement de Thibaut Courtois à l’été 2018. Et malgré une dernière saison qu’il a majoritairement passée sur le banc (seulement 10 apparitions en Liga), le gardien du Costa Rica peut toujours compter sur le soutien indéfectible des siens. « Quand on construit un récit romanesque, le héros a besoin d’un ennemi et d’adversité, explique Ordoñez.Les Espagnols n’ont pas reconnu le niveau de ses performances, mais pour nous, il est le fils d’un petit pays humble et discret qui a atteint le toit du monde. »
Par Joachim Barbier, à San José (Costa Rica)