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Kevin Jones, du front aux tribunes
Passé tout proche d'une carrière mais embarqué dans la guerre de Bosnie, Kevin Jones est à la fois un rescapé et un grand enfant. Un enfant ivre de joie de pouvoir vivre sa passion perdue, à travers Gareth Bale et les siens.
Au milieu de la marée rouge qui débarque à Bordeaux avant la rencontre du pays de Galles face à la Slovaquie, Kevin Jones ne dénote pas. Maillot rouge sur ses larges épaules, bob enfoncé sur son crâne dégarni, sourire béat à la rencontre de ses congénères chantants, il salue, crie et caline. Cet Euro, il l’a attendu toute sa vie. Et pour lui, peut-être plus que pour tout autre, voir le pays de Galles participer à une compétition internationale révèle des émotions enfouies depuis des années. Car Kevin n’est pas un supporter comme les autres. D’abord parce qu’il est un esthète du rafraîchissement : « Tu connais Mister Freeze ? Bah c’est produit chez nous, je m’occupe de la distribution ! » Ensuite, parce qu’il est passé proche du professionnalisme, pour finalement être embarqué dans des guerres n’étant pas les siennes, et qu’il vit depuis bientôt treize ans sa passion perdue à travers le prisme de l’équipe nationale. Restent que les priorités demeurent les priorités : « Trouve-moi un bar où on peut se caler une bière » , assène-t-il, valise sous le bras. Avant de laisser son histoire s’échapper au travers de sa bouche édentée.
C’est à Wrexham que Kevin Jones fait ses premières armes. Dans cette cité galloise de 50 000 habitants, Jones ne met pas longtemps avant de rejoindre la petite équipe de la ville. Plutôt adroit, le larron est placé à la pointe de l’attaque. Buteur spectaculaire – « les reprises de volée étaient ma spécialité » -, Jones est même l’une des stars de l’équipe de jeunes. Problème, les rares observateurs qui s’aventurent du côté de Wrexham ont les yeux ailleurs : « Dans mon équipe, il y avait un mec, Robbie Savage, qui a ensuite représenté le pays de Galles. Forcément, ils l’ont pris lui pour faire des essais. » Tandis que Robbie s’envole vers une carrière qui le mènera vers Leicester, Birmingham ou Blackburn, Kevin doit, lui, poser à manger sur sa table. Dès lors, un choix logique s’impose : « J’ai décidé de rejoindre la British Army. Et forcément, j’ai immédiatement intégré l’Army Football Club. » À travers les pays, Kevin stationne autant qu’il tâte la balle. Au poste d’attaquant, toujours, avec la même efficacité, encore. Avec 26 buts en 19 rencontres militaires, il détient d’ailleurs le record de la sélection. Dans son téléphone, les photos d’archives sont autant de témoignages de ces voyages effectués sur l’autel de la guerre et oubliés le temps d’une partie. En défilant, Kevin se souvient d’une rencontre particulière : « Nous jouions contre une équipe musulmane. On mène 3-0 à la mi-temps, mais mes partenaires de l’armée ont trouvé une Kalachnikov planquée juste derrière nous. J’ai dit à mon pote Mike, qui arbitrait :« Il faut les laisser revenir. »3-3, mais à la dernière minute, je ne sais pas pourquoi, je tire et ça fait but… On a rapidement serré les mains et on s’est enfuit ! »
Kevin ne joue pas qu’en zone dangereuse. Pour remercier l’équipe militaire, un match est organisé contre Sheffield United. Évidemment, Kevin est de la partie. Et ne manque pas de ressortir sa spéciale : « J’ai inscrit une volée à 25 mètres, et ensuite, ils ont voulu me faire signer à Sheffield. Ils ont presque réussi à faire briser mon contrat avec l’armée. Mais j’ai dû aller en Bosnie début 90 et c’est là que je me suis blessé au genou. Fin de carrière. » La rotule en vrac à quelques semaines de la fin de son mandat militaire, Jones est anéanti. Et s’il joue semi-pro pendant quelque temps, le physique ne suit plus. Dès lors, il passe au coaching, et s’attache à entraîner les jeunes pousses du club de Wrexham, sur ses terres natales. Mais les problèmes financiers du club pousseront à un dégraissage fatal à Jones. Il ne pratiquera plus le foot, de près ou de loin. Fin de l’histoire ? Pas nécessairement. La poisse ne l’a pas épargné, et l’ironie n’est jamais loin. Blessé en Bosnie, Kevin Jones y trouvera, vingt ans plus tard, le lieu de sa plus grande émotion.
Avant-dernier match de qualification à l’Euro 2016. Le Pays de Galles se rend en Bosnie pour gagner et valider son ticket pour la France. Après 19h de voyage, Kevin et les siens atterrissent à Sarajevo pour un moment qui s’annonce historique : « J’ai revu toutes ces maisons, détruites à l’époque, tous ces gens… Ça a remué énormément de choses en moi. » À quelques heures du coup d’envoi pourtant, l’heure est à la fête. Attablé dans un bar en compagnie d’autres supporters, il sirote la traditionnelle pinte d’avant-match. À quelques mètres de lui pourtant, la poisse guette encore : un homme entre et tire sur un client. Un règlement de comptes qui ne fait que renforcer les relations ironiques de Jones avec le pays : « Il a été touché à l’épaule. On est partis de ce bar, on a rejoint celui d’à côté, et là, j’ai commandé cinq vodkas red bull. Dix minutes plus tard, la police a débarqué. De retour à notre hôtel, qui était à deux portes, le réceptionniste nous a dit : « Je vous ai vus sur les caméras, mais vous êtes fous d’être restés ici ! » » Qu’importent les événements, Jones, qui s’est déplacé pour tous les matchs de la campagne qualificative, ne veut pas laisser la Bosnie lui voler un moment historique. Dans le stade pourtant, le pays de Galles déjoue et perd 2-0. Sauf que dans le même temps, Israël, son concurrent direct, est également battu par Chypre. Kevin envahit la pelouse, ivre d’alcool et de joie. Une larme coule le long de ses joues. Au-delà de l’exploit sportif, il semble avoir vaincu le signe indien, sur des terres jusqu’alors maudites. Alors qu’il évoque les chances galloises entre deux gorgées de blonde – « Si le Danemark l’a fait, que la Grèce l’a fait, avec leurs équipes… Ils n’avaient pas de Gareth Bale, ils n’avaient pas d’Aaron Ramsey non plus. » –, Kevin Jones sent ses cordes vocales se resserrer. Les yeux embués, le verre vide, il lâche dans une dernière étreinte : « Honnêtement, je ne pensais jamais que je vivrais ça. » Comme tant d’autres choses.
Par Raphaël Gaftarnik, à Bordeaux