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KB9, la story sans fin
Au royaume de l’équivoque, la pensée par proverbe est reine. Et ça, Karim Benzema en sait quelque chose.
Ainsi donc Karim Benzema a décidé de parler. Ou pas. Pour le peuple. Ou pas. Il faut dire qu’on a un peu de mal à suivre ces derniers temps. D’abord, il voulait qu’on oublie le passé. À la faveur de journaux télévisés enthousiastes et de couverture de journaux satinés, il est revenu en sélection. Après cinq saisons de bannissements et une condamnation pour complicité de chantage sur un coéquipier, on s’est exécuté, le Sphinx était absous. En deux contrôles de balle et un enroulé en lucarne, il nous a donné raison. Et puis quelques semaines après, coup de théâtre, à l’aube, il quitte un rassemblement. En guise de cadeau d’adieu, il annonce sa retraite le lendemain de la finale. C’était le jour de son anniversaire. On a rarement vu un attaquant aussi doué, aussi précis, aussi brillant balle au pied. On a rarement entendu un joueur aussi énigmatique, aussi obscur, aussi étrange que Karim Benzema. Après tout, pourquoi pas, le beau est toujours un peu bizarre.
« On est obligés »
Alors pour essayer de comprendre la fumée qui entoure l’attaquant du Real et l’idole de la jeunesse française, on n’a pas le choix, on prend ce qu’il nous donne. On se plonge dans sa timeline Insta. On y découvre des aphorismes à la Nietzsche en plus lifestyle. Le 11 mars 2023, les veines de son bras gonflées « On a pas trop le choix » (sic). Le 8 mars, noir et blanc, flash dans les yeux façon paparazzi « On est obligés ». Le 3 mars, Karim assis dans un escalier en bois, pantalon de survêtement Chanel, gilet noir, montre (très) chère et regard (très) tranquille « K ». Le 28 février, doudoune noire, lumière de matinée, devant un grillage, Karim consulte son téléphone adossé à une voiture de sport : « J’y suis arrivé seul… » Enfin, au milieu des incontournables photos de trophées, une autre énigme. Sourire, barbe, bracelet en diamants et une légende « Le plus important c’est l’honnêteté ».
Face à ce genre de clichés, deux attitudes possibles. La première, se moquer tout en tentant vaguement de dénoncer les ravages du personal branding. On remplira alors sa chronique de « ballon d’or du peuple » entouré de millionnaires au théâtre du Châtelet, de 4×4 de luxe en compagnie de rappeurs-hagiographes et de clips promotionnels à la gloire de l’émirat de Dubai. On s’arrêtera peut-être aussi sur un post mi-énigmatique, mi-comique de l’idole, front cerné dans un décor de béton façon Bauhaus, de balustrades en verre comme on en trouve beaucoup (trop) au centre d’entraînement du Real Madrid et quelques plantes faméliques en arrière-plan. Le héros, debout dans une salle d’attente, illustre alors une légende mythique « Il faut que je finisse le travail ». On se jetterait dessus si on avait le fiel d’un chroniqueur de radio publique. Comme ce n’est pas le cas, on se tournera donc vers la seconde hypothèse de travail. La plus sérieuse. Celle qui mène à la disgrâce.
La seconde hypothèse, donc, c’est que derrière la confusion qui entoure notre footballeur (et ses 67 millions de followers, soit exactement la population française, « comme par hasard »), on peut deviner la grande équivoque de l’époque. Derrière les marques, derrière les clips, derrière le besoin d’être (in)compris, on devine notre propre soif d’admirer, notre propre besoin de croire aux héros, notre désir de voir l’individu triompher de n’importe quelle adversité. C’est vrai, ça. Karim a souffert. Karim a péché. Mais Karim s’est libéré, a accédé au sommet de la hiérarchie sociale grâce à son seul talent, grâce à son seul travail. Si on était poète, comme le dénommé Big Ben, on brancherait l’autotune et on dédierait un sonnet à Didier Deschamps, en plus lifestyle.
Don Quichotte et qui trinque
Mais alors, c’est quoi le problème avec le Nueve ? Les mentions des « journalistes mainstream », comme disent ses trolls, en sont remplies. S’ils ne comprennent pas, c’est qu’ils ne veulent pas comprendre. S’ils ne l’écoutent pas, c’est qu’ils n’entendent rien. S’ils posent des questions sur la nuit du 19 novembre 2022, c’est qu’ils doutent de sa sincérité. Toute interrogation légitime est renvoyée par les plus illuminés à un procès en sale gueule. C’est ici que la mise en scène à visée commerciale impose une conception étrange, obscure, instagrammable de la vérité : moins on en dit, plus on a raison. Plus on en montre, moins on a à s’expliquer. Au royaume de l’équivoque, la pensée par proverbe est reine. Peu importe qu’une chose soit vraie ou non. Peu importe aussi qu’elle existe ou pas. Un peu comme chez Cervantés, peu importe l’essence, la seule qui compte c’est la puissance hypnotique des apparences.
Le problème, c’est qu’à force de régner sur des ombres, la moindre objection est reléguée au rang de suspicion malsaine. Au moindre désir d’édification d’une vérité collective (que s’est-il passé au Qatar ?), on soupçonne une volonté de nuire ou un agenda politique caché. On veut tout montrer, mais on finit par douter de tout. La question n’est donc pas de savoir si Karim aime ou non Deschamps, si Karim aime ou non la France, si Karim aime ou non Olivier Giroud. L’opinion est trop changeante pour être l’objet du chercheur de vérité. Non. Ici, la question est d’éclairer le mode de fonctionnement d’une équipe nationale lors d’une grande compétition, à savoir, tout ce qui résiste à l’opinion et ne variera jamais : les lieux, les dates, les circonstances, les diagnostics, les faits. « La vérité est le sol sur lequel nous nous tenons et le ciel qui s’étend au-dessus de nous. » En somme, du Hannah Arendt, en voiture de sport.
Par Thibaud Leplat