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Kargbo de nuit

Par Matthieu Rostac, avec William Pereira
8 minutes
Kargbo de nuit

Jusqu'ici, les affaires de matchs truqués avaient pour réputation d'être une spécialité italienne. Allez donc dire ça à Willem II, soupçonné d'avoir accueilli en son sein deux matchs truqués via l'un de ses anciens joueurs, Ibrahim Kargbo. Si les soupçons l'accablent, Kargbo crie à qui veut l'entendre son innocence. D'autant que le bonhomme n'a visiblement pas grand-chose à se reprocher sur le terrain.

Le mois dernier, la terre a tremblé pour la première fois depuis bien longtemps au pays du football batave. Non, Arjen Robben n’a pas pris sa retraite internationale. Et non, Johan Cruijff n’a pas reconnu qu’un autre joueur avait été un jour plus fort que lui. Le 17 janvier 2015, le berceau du voetbal totaal a connu sa première affaire de matchs truqués depuis la création de l’Eredivisie en 1956, voire depuis l’apparition du football au-dessous du niveau de la mer. Des faits survenus à Tilburg, au club de Willem II, téléguidé par un cercle de jeu illégal depuis Singapour. On parle de deux défaites face à l’Ajax Amsterdam et au Feyenoord Rotterdam durant la saison 2009-10, histoire, sans doute, de ne pas trop éveiller les soupçons. C’est le Volkskrant qui a révélé l’affaire, un canard plutôt respecté aux Pays-Bas, équivalent du Monde chez nous. Le fruit d’un travail de longue haleine réalisé par les journalistes Willem Feenstra et Menno van Dongen, dont ce dernier raconte la genèse tranquillement après la cohue médiatique de ces dernières semaines. « En fait, à Singapour, il semblerait qu’ils soient plutôt fiers d’être capables d’acheter des matchs partout dans le monde. Ça n’est pas vu comme quelque chose d’aussi grave qu’en Europe. C’est plus accepté, donc il est plus facile d’en parler. Si on voit la situation de leur point de vue, depuis un si petit pays d’Asie, c’est une sacrée prouesse que de réussir à corrompre des footballeurs du monde entier » assure-t-il, avant de clore : « Nous avons parlé à deux matchfixers, et indépendamment l’un de l’autre, ils ont cité les noms de Willem II et d’Ibrahim Kargbo. »

Suspendu par sa Fédération, pas par la FIFA

Tous les regards sont donc portés sur le défenseur et milieu de 32 ans, ancien capitaine de la sélection de Sierra Leone, élu deux fois meilleur joueur de Willem II durant ses quatre saisons au club. Tandis que les experts es Youtube spéculent sur le trot ou les fautes grossières de Kargbo pendant la trempe infligée par l’Ajax à Willem II (4-0), Van Dongen appuie avec ses sources. Et Kargbo déguste : « Désormais, nous savons que Kargbo a été payé, et que d’autres joueurs sont impliqués, mais nous ne savons pas lesquels précisément. Il a été payé pour deux matchs, et pour chaque match, la somme était d’à peu près 100 000€ à se partager entre les joueurs impliqués. » Un statut d’ « intéressé principal » renforcé par de lourdes suspicions qui pèsent sur les épaules de Kargbo depuis plusieurs mois.

En juillet dernier, la Fédération sierra-léonaise de football avait choisi de suspendre quinze joueurs, arbitres et dirigeants, suite à des accusations de match truqué lors d’un 0-0 obtenu face à l’Afrique du Sud en match de qualifs pour la Coupe du monde en 2008. Parmi eux, Ibrahim Koroma, Samuel Barlay, Christian Caulker, et leur capitaine, Ibrahim Kargbo. Si la Fédération avait alors annoncé détenir des « informations crédibles et tangibles » concernant la corruption de certains membres de l’équipe, Kargbo avait lui avancé une « chasse aux sorcières parce qu’[il] men[ait] une croisade contre la Fédération pour qu’elle organise son congrès annuel avant août comme il l’est stipulé dans sa constitution. » À l’heure actuelle, Kargbo est toujours suspendu par sa Fédération. De son côté, la FIFA a déclaré au Brabants Dagblad qu’officiellement, Kargbo ne faisait absolument pas partie d’une fameuse liste noire interne mentionnant les joueurs soupçonnés d’avoir participé à des matchs truqués et qu’une enquête menée par la KNVB (la Fédération néerlandaise de football) devait d’abord établir la culpabilité de Kargbo. « Une commission est en train de parler aux joueurs de Willem II, et la Fédération ainsi que le club ont tous deux porté plainte contre Kargbo » , assure Van Dongen.

Cabriolet, Mao et boulettes de gardien letton

Mais que pense le fameux Ibrahim Kargbo de toute cette histoire ? S’il a refusé de parler à So Foot, Menno van Dongen et son collègue Willem Feenstra sont parvenus à l’interroger après un court jeu du chat et de la souris devant les grilles de l’Atlético Clube de Portugal. « Nous sommes allés quatre jours au Portugal et nous sommes parvenus à interviewer Kargbo une fois après un entraînement. La première fois, il devait aller chez le médecin, la seconde fois il était trop occupé…, s’amuse Van Dongen. Mais finalement, on a parlé avec lui pendant une heure et demie. Il a nié avoir reçu de l’argent, mais il a confirmé avoir été sollicité par des matchfixers durant sa carrière. Il a confirmé avoir eu des échanges par mail avec un matchfixer, mais il nous a dit avoir simplement été poli : tu reçois un mail, tu es poli donc tu y réponds. » Aussi, lorsqu’on lui explique que sa décapotable a été vue à un rendez-vous de matchfixers, Kargbo lève les yeux au ciel et sifflote. Ce jour-là, c’était sa femme qui conduisait la décapotable. Lui conduisait son 4×4.

En attendant, le Sierra-Léonais évolue donc en deuxième division portugaise dans un club récemment racheté par Eric Mao, un homme qui décide de presque tous les recrutements au club indépendamment de la volonté de la direction du club (sur trente-cinq joueurs inscrits, seulement trois ou quatre l’ont été par la direction sportive) et sur qui planerait de forts soupçons de magouilles. « L’UEFA avait rédigé un rapport concernant ce club au sujet de matchs truqués parce que Kargbo et d’autres joueurs étaient venus jouer pour le club très brièvement, pour seulement quelques jours. Eric Mao avait déjà été impliqué dans des affaires de paris via une société de marketing sportif. De surcroît, certains experts soupçonnent Mao d’être impliqué dans des affaires de matchs truqués. Rien n’a encore été prouvé, mais l’homme est considéré comme « à risque » » , confirme Van Dongen. Kargbo ne serait donc pas seul dans ce navire qui tangue, dirigé par ce ripou de capitaine Mao : « Ils ont acheté ce gardien letton, Igors Labuts. Il est impliqué dans dix-sept matchs suspects, selon nos sources. Certains de ses anciens coéquipiers ont été arrêtés en Lettonie en octobre dernier. Un gros scandale avait éclaté là-bas, et certaines équipes pour lesquelles il avait joué étaient considérées comme suspectes. On l’a vu jouer un match à Lisbonne et il a commis deux énormes erreurs. On ne sait pas s’il a fait ça volontairement ou s’il s’agissait d’une coïncidence. Peut-être qu’il est juste très mauvais ! (rires) »

Un cow-boy dans le Far West azéri

Si les accusations fondent sur Ibrahim Kargbo comme la vérole sur le bas clergé, Jérôme Nollevaux, qui l’a connu au RWDM Brussels en 2013 avant que le club ne coule, rappelle « qu’il y a le bénéfice du doute et que, pour l’instant, il n’est pas inculpé. Si on me dit que tout ça n’est qu’une blague, j’y crois. » Quand il évoque Kargbo, le milieu de terrain belge parle d’ « un joueur souriant, très sérieux, qui entourait les jeunes et qui amenait son expérience. Je n’en ai qu’un souvenir positif. Il avait des idées et les appliquait. On s’était même dit que le fait de ramener Kargbo au club en 2013, c’était un coup marketing du président pour calmer les supporters après sa gestion catastrophique. Quand il est arrivé au club pour la seconde fois, deux jeunes formés au club, également supporters de longue date, étaient tous excités à l’idée de jouer aux côtés de Kargbo qui les avaient marqués étant jeunes. » En 2006, le RWDM avait en effet permis à Kargbo de se révéler et de revenir aux Pays-Bas après un adieu déchirant au centre de formation du Feyenoord Rotterdam en raison d’un genou difficile. Une histoire dont il parlait souvent à Stéphane Borbiconi, qui l’a bien connu lors de son passage au FK Bakou en 2010-2011. « C’est un mec avec qui j’ai beaucoup traîné pendant mon année à Bakou parce qu’il parlait français, et ça n’était pas du tout le genre à magouiller, à aller chercher les embrouilles, ce genre de choses. Je n’ai jamais relevé d’attitude suspecte de sa part. D’autant plus dans un pays où ça s’y prête un peu plus qu’ici, où les règles et les lois sont une peu plus particulières. On n’est pas dans un championnat aussi structuré que la France, par exemple. Je ne vous fais pas un dessin : vous êtes payés en liquide, c’est un peu à la tête du client… Ce championnat, c’est un peu le Far West. Donc il faisait ses matchs et ses entraînements. Il faisait son boulot » , assure l’ancien Messin qui compare volontiers celui qu’il surnomme « Ibou » à Nigel de Jong – « une sorte de chien hyper agressif qui ne lâchait rien » .

Le reste du temps, Kargbo fume la chicha à la pomme et pense au bled. « Il me montrait des photos de sa maison. Bon, c’est un peu un cow-boy, un mec extravagant, donc il s’était construit une maison en Sierra Leone qui ressemblait à une voiture géante ou je ne sais pas quoi. Il me faisait rire » , pouffe encore Borbiconi. Si le Lorrain n’a que du bien à dire de son ancien coéquipier, il confesse néanmoins que « plus rien ne [le] surprend dans le foot. Je ne connais pas forcément l’affaire, mais il a peut-être croisé des gens mal intentionnés, il s’est peut-être laissé influencer et il a craqué à un moment donné et franchi la ligne rouge. Après, vous ne connaissez jamais vraiment les gens. Vous pouvez avoir le gendre idéal en face de vous, un mec qui parle bien, mais c’est souvent un escroc et le plus dangereux. Mais ça m’embête pour lui parce que c’est un bon gars, un mec à la cool. » Menno van Dongen, lui, laisse entendre que même s’il était coupable, le fait de réfuter toute accusation n’est qu’un mécanisme de défense logique de la part de l’ancien capitaine des Leone Stars : « La chose la plus facile à faire est de tout nier en bloc. C’est ce que je ferais ! Cela n’est jamais très joli de confesser à la police, aux journalistes ou à la Fédération que des criminels agissent. Tu peux avoir de gros problèmes et ça peut devenir très dangereux pour toi. » Bon ou mauvais, l’humain reste humain. De nuit comme de jour.

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Ibrahim Bangura