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Kanté, le duc de Boulogne-sur-Mer
L’amour est censé durer trois ans. Celui entre N’Golo Kanté et Boulogne-sur-Mer perdure depuis douze ans. Presque une décennie après son départ du stade de la Libération, la sentinelle de Chelsea revient dans la région ce mercredi soir pour affronter le LOSC. Entre trottinette, cours de comptabilité et rabattage aux quatre coins du terrain, l’occasion était toute trouvée d’aller dépoussiérer son envol boulonnais.
« Si N’Golo n’était pas venu à Boulogne, il serait peut-être encore à Suresnes. Son passage chez nous a été décisif. » Gilbert Zonnekynd, ancien responsable de la formation de l’USBCO, est formel : les trois années de l’international français sur la Côte d’opale ont été la rampe de lancement d’un môme jusqu’alors laissé à quai. « Personne ne voulait de lui », recadre Bruno Dupuis, à l’époque directeur sportif du club maritime. Jusqu’à cet été 2010, où N’Golo, 19 ans, apparaît sur les radars boulonnais. L’intermédiaire se nomme Jean-Pierre Perrinelle, père de Damien, l’une des figures des belles heures de l’USBCO. « Jean-Pierre était vice-président à Suresnes, déroule Bruno Dupuis. Un jour il m’appelle et me dit« J’ai un super joueur, mais personne n’en veut, je ne comprends pas, à chaque fois on me dit qu’il est trop petit. »Il fallait aller voir ça. »
De fait, N’Golo s’était mangé râteau sur râteau par les clubs pros. « Au moins trois », estime Bruno Dupuis. Les dirigeants boulonnais convoquent alors le joueur sur les terrains de la Waroquerie, sur les hauteurs de la ville. Une semaine de détection et une opposition finissent par convaincre l’USBCO. Bruno Dupuis parle « d’un joueur au-dessus des autres, qui cavalait pendant deux heures et anticipait tout en jouant simplement » ; Gilbert Zonnekynd évoque lui « l’unanimité » autour d’un jeune homme « qui courait partout avec une activité de dingue » et « une vraie capacité à changer de rythme ». Le long de la main courante, on se frotte les yeux. « Soit on a du volume, soit on est rapide, lui avait les deux, jure l’ex-formateur. Il perdait des ballons, mais il en récupérait beaucoup. » Boulogne et Gilbert Zonnekynd envoient valser les stéréotypes : « Il n’avait rien de la sentinelle recherchée par tous les clubs. N’Golo, ce n’est pas 1,90m ! Toute proportion gardée, il nous faisait penser à Makélélé, même s’il n’était pas le morphotype du poste. En réalité, il était passé à travers l’attention de tout le monde jusqu’à ce moment-là. Nous ne sommes pas des sorciers, mais il fallait creuser ce qu’il y avait derrière ce joueur, et pour la Ligue 2, on se disait que ça allait le faire. »
Reste à convaincre la maman, en vue d’un compromis scolaire. Gilbert Zonnekynd resitue : « N’Golo avait eu son bac, mais il voulait arrêter l’école, parce qu’à Suresnes, l’entraînement c’était le soir, vers 19h-20h. Il rentrait chez lui avec le métro à 22 heures passées. C’était un gros rythme. » Bruno Dupuis file rencontrer la mère à Clairefontaine. « Le gamin avait une grande confiance envers Jean-Pierre Perrinelle (aujourd’hui décédé, NDLR). Une convention amateur est paraphée, une inscription en BTS comptabilité au lycée Giraux Sannier de Saint-Martin Boulogne aussi. N’Golo n’avait plus qu’à prendre son baluchon.
En voiture, le roi du silence
Enrôlé tantôt avec l’école de foot, tantôt la réserve, N’Golo débarque surtout avec une fichue entorse au genou. « Les premiers mois ont été un peu compliqués pour lui, personne ne le connaissait vraiment. Il a commencé à jouer en novembre et à partir de là, il a joué les matchs, et on a commencé à le découvrir petit à petit », pose son ancien compagnon de chambre Éric Vandenabeele, aujourd’hui à Valenciennes. Mais le gaillard se met au diapason, y compris au sein du lycée où il obtiendra son BTS, au printemps 2012. « Il n’avait pas d’aménagement d’horaires parce que les conventions avec le cursus supérieur n’existaient pas, replace Gilbert Zonnekynd. L’internat scolaire la semaine, l’auberge de jeunesse le week-end, au début c’était du bricolage. » Fidèle à lui-même, celui qui est encore cité en exemple au sein de la section foot du lycée Giraux Sannier se démène. « Il était très effacé, mais toujours studieux. La comptabilité, c’est technique et ça ne le passionnait pas, mais il faisait le maximum malgré tout. Il me consacrait le plus de temps qu’il pouvait. Je lui disais :« C’est bien ta carrière, mais si un jour il t’arrive quelque chose, c’est bien d’avoir un diplôme » », se remémore Jacques Galland, son professeur de comptabilité, qui en convient : une reconversion dans ce domaine est peu probable. Mais pas de quoi entamer sa motivation.« Il y a des stages de fin d’année de quatre à six semaines, continue le prof. J’avais programmé son stage avec lui, et la comptable qui devait s’en occuper est tombée malade, donc on lui a trouvé un autre stage, mais en juillet. Et il a accepté tout de suite. Vous voyez l’état d’esprit. »
La force de caractère du jeune homme impressionne. « S’il n’avait pas été footballeur, il aurait réussi sa vie autrement, le BTS qu’il a obtenu l’atteste. Quand il se fixait un objectif, il allait au bout », assure Bruno Dupuis. Gilbert Zonnekynd, lui, a été marqué par la volonté de son protégé : « N’Golo est très pratiquant et, une année, le ramadan a eu lieu en même temps que la préparation. On l’avait prévenu qu’il ne pourrait pas enchaîner deux entraînements par jour et le jeûne. Certes, Boulogne n’est pas Marseille, mais l’été il fait chaud quand même, ce n’était pas prudent. Il nous a dit, et ce n’était pas négociable, qu’il voulait tout de même le faire, alors on lui a conseillé de rentrer chez lui. À son retour, c’est comme s’il n’était jamais parti. On lui avait prévu un programme spécifique, mais ça n’a servi à rien, il était déjà au niveau, affûté. » En parallèle, Kanté développe une confiance en lui encore peu présente. « Un jour, on se déplace à Colmar, on y va en bus le jeudi. Le soir, dans la chambre, on regarde la Ligue Europa et je lui dis :« Un jour, ce sera toi dans l’écran. »Il me disait non en rigolant, il ne pensait pas arriver à ce niveau. Mais moi, je le pensais vraiment, et il a même fait mieux », en rigole encore Éric Vandenabeele.
Loin des terrains, N’Golo ne se dévoile guère. « C’est un mec très timide, précise encore son ancien coéquipier. Sur les deux kilomètres de trajet pour aller à l’entraînement, si tu ne lui poses pas de question, il ne te parle pas. C’est N’Golo, il a toujours peur de déranger. En dehors du foot, on connaissait peu de choses sur sa vie privée, ce qu’il appréciait. Mais je pense qu’il se plaisait à Boulogne. Ce sont de belles années qu’il a passées ici. » Un jour, il grimpe dans la navette du club pour aller à l’entraînement, l’autre il y file à trottinette, c’est N’Golo la débrouille. « Je ne l’ai jamais vu traîner en ville, on ne m’a jamais dit :« Tiens, N’Golo était là. »Je pense qu’il se consacrait à 100% au football. Il rentrait parfois le week-end à Paris voir sa famille, ses frères et sœurs et sa maman », déroule pour sa part Georges Tournay, qui lui fera une belle place au sein de l’équipe première lors de sa troisième saison à l’USBCO.
Envoyé au charbon
C’est là, à l’été 2012, que la route du futur champion du monde bifurque de manière décisive après la relégation de l’USBCO en National. « Il fallait bâtir une équipe, il ne restait que cinq ou six joueurs de l’équipe de l’année précédente et cinq ou six jeunes, dont N’Golo, contextualise Tournay, tout juste nommé à la tête de l’équipe. Quand on fait son équipe, on met en premier les noms des joueurs à qui on peut faire confiance. Rapidement, je me suis retrouvé à mettre le nom de N’Golo en premier. » Lâché sur le pré, le poids plume se donne un an pour réussir à se frayer un chemin vers le professionnalisme. « C’était un garçon courageux, qui ne se plaignait jamais, poursuit son coach. On a eu des matchs hyper compliqués et, au milieu de terrain, il s’en est toujours sorti vainqueur, alors que c’était un premier année. » Une capacité à relever chaque défi comme innée pour lui. « On le faisait bosser entre cinq et dix fois par semaine, soit environ 250 à 300 séances par an, mais ses capacités physiques, il les avait déjà. Parfois on n’avait pas assez de coupelles pour matérialiser le circuit lors du test de Gacon(un exercice VMA, avec des fractionnés de 45 et 15 secondes, NDLR) », sourit Gilbert Zonnekynd.
Recalé par les centres de formation, Kanté doit pourtant progresser sur certains aspects de son jeu pour aspirer au plus haut niveau. « À Boulogne, il arrive dans une structure professionnelle. Au début, dans son jeu, on voyait qu’il avait un peu de retard tactiquement, notamment dans les pressings. Il a réussi à combler cet écart assez vite, malgré le fait qu’il n’ait pas fait de formation », illustre Éric Vandenabeele. « Je le voyais plus dans la construction du jeu, je le poussais à ça, insiste Tournay, qui refuse de voir le phénomène se cantonner à un rôle de sentinelle. Je me souviens l’avoir mis dans un système en 4-4-2 où il s’est retrouvé en position de marquer des buts et je pense qu’il a plus été surpris qu’autre chose parce que ça ne lui était jamais arrivé. »
C’est Caen le bonheur
Après une saison complète, quatre pions et un titre de meilleur joueur de National, N’Golo sait que le stade de la Libération est déjà trop étroit pour un tel destin. Dès la préparation de cette première saison chez les grands, « lors d’un match amical au Touquet face au Havre, les gars du HAC se demandaient qui était ce joueur », martèle Bruno Dupuis. Les projecteurs et les recruteurs ont déboulé plus vite que de raison. Pour Gilbert Zonnekynd, « c’était devenu impossible de le conserver. La seule année où le grand public le voit, il explose comme on s’y attendait » . Les recruteurs prennent leur strapontin à la Libé pour décortiquer le phénomène. Georges Tournay avait « alerté les clubs de la région, comme Lens. Mais N’Golo ne m’en a jamais parlé, il n’est jamais venu me demander ce que j’en pensais. Je pense qu’il avait été tellement déçu de ses précédentes expériences dans les centres de formation. »
Bruno Dupuis se rappelle la volonté de Jean-Pierre Perrinelle « de le faire signer pro trois ans, mais il y a eu un différend avec le président Wattez. Finalement, le deal ne se fait pas, N’Golo change d’agent, et Caen, avec Alain Caveglia, vient le chercher ». À peine éclose, la pépite file en Normandie, Georges Tournay est déçu car il aurait « préféré qu’il continue dans un club de la région », mais Bruno Dupuis se rend compte « que c’était encore un bon choix. Il a choisi Boulogne pour jouer, Caen pour franchir un palier et ainsi de suite ».
Presque une décennie après avoir pris le large, son aura, de la vieille ville à la Waroquerie est intacte. « Il passe encore des week-ends à Boulogne parfois, glisse Georges Tournay. Les gens l’adoraient, mais qui peut ne pas adorer N’Golo ? Dans le combat, il n’a jamais reculé devant quoi que ce soit. » Aux contrôles frontaliers du Tunnel sous la Manche, où il passe tranquillement avec sa voiture lorsqu’il revient dans le Nord, il n’hésite jamais à baisser la vitre pour un selfie avec des employés. « Les gens du coin sont fiers de dire qu’il est passé ici, achève Bruno Dupuis. N’Golo avait un environnement très favorable ici, et c’est le cas partout où il est allé. C’est pour ça qu’il n’ira jamais à Paris, par exemple, il y a trop de choses autour du foot. » Même son prof de comptabilité s’y met : « Le garçon que l’on dépeint aujourd’hui en équipe de France n’a pas changé, c’est extraordinaire. C’est un anti-Neymar. » Plutôt un pro N’Golo qui « a dû mettre quelques places de côté pour Lille-Chelsea pour ceux qui l’ont côtoyé à Boulogne », croit savoir Georges Tournay. Va-t-il débarquer à trottinette à Pierre-Mauroy ?
Par Tom Binet et Florent Caffery
Tous propos recueillis par TB et FC.