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Juventus-Torino, c’est aussi de la littérature
Ce samedi, le derby della Molle joue sa 204e représentation historique. Une rivalité qui court depuis 1907 et aura particulièrement inspiré les auteurs locaux, jamais avares en bons mots comme en belles lettres, pour encapsuler la passion que leur inspire l'une ou l'autre équipe. Un évènement aura à lui seul mobilisé la créativité des grandes plumes italiennes : la tragédie de Superga de 1949, qui aura provoqué la disparition des joueurs du Torino des années 1940, dont la formation était alors considérée comme la plus grande équipe transalpine de l'histoire.
On ne sait pas combien de litres d’encre cette rivalité a précisément fait couler. Seulement que ça fait 114 ans que ça dure, et que personne n’est lassé de la chroniquer. Sur le terrain, les forces sont de facto devenues inégales, mais il y a toujours eu quelque chose à en dire. Ou plutôt à écrire. D’abord, cette dualité de classe que la Juventus et le Torino ont longtemps incarnée, décrite par l’écrivain transalpin Mario Soldati dans son roman Le Due Città, publié en 1964. Dans cet ouvrage, l’homme de lettres décrivait ainsi un échange courtois entre un tifoso de la Juventus et un fan du Torino : « Les deux hommes traversèrent Piazza Vittorio et parlaient déjà de football. Emilio, naturellement, était pour la Juve, l’équipe des gentlemen, des pionniers de l’industrie, de ceux qui avaient fait des études : bref, des bourgeois riches. Giraudo, tout aussi naturellement, était pour le Toro, l’équipe des ouvriers, de ceux qui avaient fait le lycée technique : bref, des petits bourgeois et des pauvres. »
Juve-Toro : l’impossible choix
Souvent décrit comme un écrivain pro-bianconero, Soldati avait en réalité le cœur partagé entre la Vieille Dame et le Torino : « J’ai vu pour la première fois de ma vie un match de football en 1914, écrivait celui qui réalisera aussi plusieurs films à partir de la fin des années 1930. C’était sur le terrain du Torino, et c’était le Toro contre la Juventus. Ma mémoire en garde quelque chose d’hallucinant, de rituel et de très coloré : comme une peinture vivante, qui m’est apparue le temps d’un instant, unique et inoubliable. » Son refus de choisir publiquement entre les deux clubs lui sera d’ailleurs espièglement reproché par son homologue Indro Montanelli, auteur d’Il generale della Rovere, une œuvre adaptée au cinéma par Roberto Rossellini en 1959 : « On sait tous qu’en réalité, même ta culotte est rayée en noir et blanc. »
Soldati ne fut cependant pas le seul homme de lettres italien à se passionner pour les deux clubs. Le journaliste et nouvelliste Giovanni Arpino voyait dans la Juventus et le Torino l’expression de deux identités piémontaises, de deux histoires à la fois liées et antagonistes : « La Juventus est universelle, le Torino est un dialecte. La Vieille Dame, c’est un « espéranto » du football, le Toro est un jargon local. » Arpino aimait aussi considérer la Juve comme l’incarnation sportive des valeurs de l’industrie turinoise. La Vieille Dame, forte de son football productif, efficace et discipliné, lui évoque le mouvement implacable d’une chaîne de montage, qui s’interdit le moindre mouvement superflu.
Pour le romancier, c’est cette précision, méthodique et mécanique, qui confère au jeu déployé par les Juventini une beauté plastique particulière : « On écrit Juventus, mais ça se prononce Scudetto. Née comme une équipe de la bourgeoisie turinoise, la Juve est progressivement devenue un modèle : un club où il est interdit de se tromper, où jouer rime avec travailler… La petite fiancée de l’Italie est un personnage de fer. À l’intérieur de ce style, il y a un stylet (par stylet, Arpino se réfère ici aux poignards à lame triangulaire utilisés au Moyen-Âge, NDLR). » La fascination d’Arpino pour les Bianconeri le poussera même à écrire un poème en hommage à la formation piémontaise, intitulé Madama Juve, dont voici quelques extraits choisis : « Chère Madame Juve, je vous tire mon chapeau. Votre nom est une étoile dans la courbe du ciel, votre nom résonne, de la terre à la lune. Je m’habille, je jette les confettis, votre nom est un nom, qui se lit aussi Turin. »
Superga, Buzzati et la puissance du souvenir
Et le Toro ? Arpino l’apprécie pour sa dimension dramatique. Décimé par la catastrophe aérienne de Superga, puis privé de sa star montante, Gigi Meroni, fauché par accident par la voiture d’un supporter du Toro en 1967, l’autre club turinois convoque un récit tragique. Les Grenats seront aussi ensuite orphelins du joueur le plus capé de leur histoire, Giorgio Ferrini, décédé en 1976 d’une rupture d’anévrisme, à seulement 37 ans. « De Superga à Meroni en passant par Ferrini, l’histoire du Toro obéit à un scénario dramatique, écrivait Arpino. De représentation en représentation, les supporters du club et les joueurs se sont construit des oripeaux mentaux indélébiles, comme le maillot grenat : il est plus important de souffrir, que de gagner. »
C’est d’ailleurs la tragédie, plus précisément celle du grand Torino et de l’accident d’avion de Superga, qui aura mobilisé le plus la créativité des grandes plumes italiennes. Le 4 mai 1949, un vol spécial transportant l’équipe du Torino s’écrasait sur la colline de Superga, dans les environs de Turin. Tous les joueurs du Toro sont tués sur le coup. L’Italie toute entière est sous le choc. Elle vient de perdre ce qui est alors la plus grande équipe de club de son histoire, alors que les Grenats venaient de remporter cinq Scudetti de rang en Serie A. En hommage au Torino, Arpino composera notamment un poème en dialecte piémontais, Me grand Turin. Mais c’est sans doute un autre grand auteur transalpin, Dino Buzzati, qui marquera le plus les esprits, en se fendant d’un superbe article chroniquant la vie à Turin après la catastrophe.
Envoyé dans la capitale piémontaise par le Corriere della Sera, le célèbre auteur du Désert des Tartares décrit une ville en suspension, dignement rassemblée pour faire le deuil de la formation granata. « La douleur des Turinois n’est pas faite de cris et de larmes publiques. Le Turinois se réfugie dans les coins, il est modeste, il préfère ne pas être vu… Mais on a lu aujourd’hui sur le visage de trop de gens ici, ce que sont vraiment les grands footballeurs. Dans la vie médiocre des grandes villes, ils apportent chaque dimanche un souffle de fantaisie et de vie nouvelle ; sans sang, ni colère, ils réveillent quelque chose d’héroïque chez les hommes fatigués. Pourquoi ne pleure-on pas autant d’autres hommes illustres ? Pourquoi pas les peintres, les musiciens, les grands avocats, les philosophes ? Parce que les grands joueurs de football sont plus beaux, plus simples, plus évidents, plus jeunes et, aux heures de bonheur, au milieu des arènes, ils sont l’incarnation d’un conte de fées. »
Présent aux obsèques des joueurs, Buzzati achèvera son article sur ces lignes, qui exaltent la puissance évocatrice du souvenir, capable de survivre à la tragédie elle-même : « Gabetto, Maroso, Rigamonti, vos champions, ne se trouvent pas parmi ces sombres cercueils. Ils sont loin… Retiré dans un coin, un petit garçon a ouvert un cahier où sont collés des coupures de journaux, où l’on voit les visages rassurants de Mazzola, Maroso, Bacigalupo, avec des annotations minutieuses de leurs exploits… Si jamais vous aviez essayé de feuilleter le carnet de ce garçon, peut-être auriez-vous trouvé là vos champions, sur ces pages innocentes, à jamais intactes et pures. » C’est cependant une autre envolée lyrique – à la paternité inconnue – que citent aujourd’hui davantage les joueurs et supporters du Toro, pour rendre hommage aux victimes de l’accident de Superga : « Le 4 mai, ils ont choisi le paradis. Car il n’y avait plus personne d’autre à battre sur cette terre. »
Par Adrien Candau
Tous propos issus de la Gazzetta dello Sport et la Repubblica.